Un mauvais polar vaut toujours mieux qu’un autre mauvais film. Normal, parce que le film policier touche à des questions graves, la vie, la mort, le bien, le mal, mais sans aucune prétention, d’une manière modeste, apparemment superficielle. J’attends d’un polar qu’il m’amuse et me tienne en haleine, mais surtout qu’il me fasse voir les choses et les gens d’une manière singulière.
Claude Chabrol
Voici une sélection de dix thrillers et films policier réalisés au cours des années 2010 à revoir ou à découvrir.
À propos de ces genres cinématographiques
Contrairement au cinéma fantastique et au cinéma d’horreur, auxquels nous avons consacré deux TOP 10 tout récemment, le film policier est assez simple à définir : comme son nom l’indique, ce genre implique forcément la présence (plus ou moins importante) de… policiers, et/ou de criminels. Dans la plupart des cas, ces deux « milieux » s’affrontent, même si la frontière qui les sépare est parfois poreuse.
Le thriller ne pose également pas d’ambiguïté particulière : il suffit de se baser sur le sens du mot thrill (frémir) en anglais pour en déduire que ce genre cinématographique désigne tous les films avec du suspense, de la tension liée à une intrigue x ou y, et souvent en rapport avec une menace incarnée par un, ou plusieurs, individus (ou une organisation, comme dans le thriller politique, par exemple). Contrairement à un polar, un thriller peut se dérouler entièrement sans que la silhouette d’un inspecteur ou d’un gangster ne se profile sur l’écran.
Le film noir désigne les films policiers américains réalisés au cours des années 1940 et 1950. Ils partagent une tonalité amère, une bonne touche de cynisme et de pessimisme, ainsi qu’une esthétique marquée par l’expressionnisme allemand. Certains d’entre eux empruntent à la tragédie grecque, en mettant en scène des personnages prisonniers de leur destin, courant vers leur propre perte. Le genre s’est bien entendu exporté en dehors des frontières états-uniennes. Depuis les années 1960-70, on parle de néo-noir, pour désigner des films s’inscrivant en partie dans la tradition du film noir mais dont les thématiques, et les typologies de personnages, sont souvent plus modernes, tandis que la photographie ne reprend pas nécessairement les fameux contrastes expressionnistes.
En France, des réalisateurs comme Jean-Pierre Melville, Claude Chabrol ou encore Alain Corneau se sont affirmés comme des grands maîtres du polar et/ou du thriller. Howard Hawks, John Huston, Billy Wilder (pour Assurance sur la mort) et Alfred Hitchcock font partie des (nombreuses) références américaines et britanniques associées à ces genres (Hitchcock est davantage associé au thriller qu’au film policier, même s’il en a réalisés plusieurs). Mais ce sont à des cinéastes plus récents que nous allons rendre hommage ici, en proposant un TOP de la décennie 2010. Il reflète mes propres souvenirs de cinéma (parfois flous) et non une quelconque hiérarchie objective, qu’il serait sans doute vain de chercher à établir.
Films policier et thrillers : le meilleur des années 2010
Gone Girl, de David Fincher
Gone Girl est un divertissement acide et diablement intelligent qui utilise, avec élégance, les ressorts du thriller avant d’exécuter un virage contrôlé vers la satire.
Le scénario de Gillian Flynn (basé sur son propre roman) porte un regard grinçant, volontiers ironique, sur le mariage mais aussi sur les médias et plus globalement sur une société aveuglée par les apparences. Le récit est d’autant plus fluide et bien rythmé que David Fincher, l’un des meilleurs réalisateurs vivants, le met en scène avec la virtuosité qu’on lui connaît. L’expérience est jubilatoire pour le spectateur, qui se laisse surprendre avec plaisir par les rebondissements multiples d’une intrigue aussi haletante que drôle et subtile, jusque dans ses outrances – un équilibre difficile à tenir, mais dont Gone Girl témoigne constamment.
Prisoners, de Denis Villeneuve
Remplissant avec brio le cahier des charges du polar sombre et glauque par excellence, Prisoners convainc par la solidité de sa narration et par la caractérisation aboutie de ses personnages.
Loué par William Friedkin, le film explore des émotions dérangeantes, complexes, à travers les comportements de personnages brillamment incarnés par Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Viola Davis ou encore Paul Dano. On est remué dans nos fauteuils, happés par la précision et l’efficacité du récit.
Le cinéaste canadien Denis Villeneuve est parvenu à créer l’atmosphère trouble qui convient à l’histoire, épaulé par le chef opérateur Roger Deakins – lequel a collaboré notamment avec David Mamet, les frères Coen, Martin Scorsese et Sam Mendes (y compris sur le tout récent 1917). Quand de grands techniciens de la caméra filment un scénario aussi bien construit – et des comédiens de cette trempe –, il est rare que le résultat déçoive, même si on n’est jamais à l’abri d’un manque d’alchimie entre tout ce beau monde. Manifestement, ce type de désagrément ne s’est pas produit sur le tournage de Prisoners.
Dragged Across Concrete/Traîné sur le bitume, de S. Craig Zahler
Après avoir revisité l’univers du western dans le violent et âpre Bone Tomahawk, S. Craig Zahler s’attaque au néo-noir avec Dragged Across Concrete (sorti en France sous le titre Traîné sur le bitume, directement en vidéo). Le résultat est un film aussi dur que son titre le laisse entendre : pas de morale, pas de pitié, pas de concessions et surtout pas de message.
Pas de facilités non plus : la manière dont le film prend le temps d’exposer les personnages, de décrire l’environnement et de mettre en place l’intrigue témoigne d’une minutie de plus en plus rare dans un cinéma contemporain qui parait trop souvent effrayé à l’idée d’ennuyer le spectateur (notez que quand l’action explose, la tension atteint des sommets). Le tout est servi par un beau trio de durs à cuire (Tory Kittle, Mel Gibson et Vince Vaughn). Fans de polar urbain, ne manquez pas cette perle noire, malheureusement très mal distribuée en France.
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The Invitation, de Karyn Kusama
Le quatrième long métrage de Karyn Kusama, The Invitation, est un thriller qui penche vers l’horreur (genre que la réalisatrice avait déjà abordé dans Jennifer’s Body, et qu’elle a retrouvé depuis sur le projet XX), notamment de par son atmosphère pesante, étrange et paranoïaque.
Atmosphère savamment entretenue par une mise en scène millimétrée, qui nourrit sans cesse la perplexité du spectateur en lui faisant partager, grâce à des choix de cadrages pertinents, le point de vue d’un protagoniste anxieux et tourmenté. Le récit nous laisse flotter entre la thèse de la paranoïa de Will (excellent Logan Marshall-Green) et celle d’un complot bien réel, dans un climat qui évoque parfois le cinéma de Roman Polanski.
Immersif, très travaillé au niveau de la bande son et de la photographie (signée Bobby Shore, également à l’œuvre sur Closet Monster), The Invitation exploite bien son décor de huis clos minimaliste (toute l’action se déroule dans une maison à Los Angeles) et s’affirme à ce jour comme le meilleur film de son auteure. On notera la présence de la talentueuse Linday Burdge, vue depuis dans le rôle principal de C’est qui cette fille ?.
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Elle, de Paul Verhoeven
Elle fait partie de ces films qui déjouent les attentes des spectateurs en les mettant face aux réactions totalement atypiques, voire absurdes de personnages opaques, parfois comiques, souvent insondables. Le sujet, ô combien sensible (une femme, violée à plusieurs reprises, choisit de ne pas prévenir les autorités), aurait pu donner un film abject mais Verhoeven, en filmant sans la moindre complaisance les agressions subies par la protagoniste (génialement interprétée par Isabelle Huppert), évite ce piège.
Le film (basé sur le roman Ho… de Philippe Djian) s’inscrit à contrecourant d’une tendance du cinéma actuel à privilégier les récits qui articulent une morale explicite, voire un code de bonne conduite ; mais il ne justifie pour autant jamais la violence qu’il donne à voir. Rien ne doit être pris à la lettre ici, et l’héroïne (représentative, de par sa force de caractère, des personnages féminins prisés par Verhoeven) ne doit pas être perçue comme une représentation de la femme en général : Michèle Leblanc ne représente qu’elle-même. Refusant une position de victime pourtant évidente, elle échappe en grande partie à notre compréhension, en dépit des quelques indices distillés par sa biographie. En cela également, Elle se distingue des innombrables films qui s’attachent à tout expliquer, par le biais d’une psychologie souvent caricaturale.
Le scénario, volontairement ponctué de points d’interrogation et de zones d’ombre, est mis en images avec un sens du mouvement et de l’espace qui n’étonnera pas les admirateurs du sulfureux réalisateur néerlandais, d’autant plus que ce dernier a cité La Soif du mal parmi ses influences sur ce projet. Quand on songe au plan séquence d’ouverture du célèbre polar d’Orson Welles, on se dit qu’il y a pire source d’inspiration.
Paul Sanchez est revenu !, de Patricia Mazuy
La région du Var se voit, dans Paul Sanchez est revenu !, devenir le théâtre d’une chasse à l’homme, ciblant l’auteur d’un crime local brusquement réapparu, plusieurs années après les faits.
À partir de ce point de départ, Patricia Mazuy, loin de se contenter d’appliquer les conventions du polar, s’intéresse avant tout au rapport entre quotidien et fantasme, entre réalité et fiction. Du personnage interprété par Laurent Laffite (présent dans Elle, mais aussi dans l’excellent L’Heure de la sortie, qui n’aurait pas volé sa place dans ce top) à l’inspectrice campée par Zita Hanrot, beaucoup se projettent ici hors des perspectives parfois ennuyeuses de la vie quotidienne, pour des raisons diverses. Conformément à cette dynamique, les paysages du Var évoquent parfois ceux d’un western et d’ailleurs, l’affiche du film renvoie directement à ce genre cinématographique.
La fascination pour la légende, pour la fiction, pour les histoires qui nous sortent de l’ordinaire est au cœur de ce film singulier, par ailleurs rythmé et jamais ennuyeux, à l’image de la bande originale composée par John Cale. C’est presque, en un sens, un film sur le désir de cinéma, mais avec des personnages consistants, humains, que la réalisatrice filme avec une empathie palpable.
Paul Sanchez est revenu ! est l’image même d’un cinéma qui est original sans chercher à l’être à tout prix : on n’est pas dans la posture, dans la pose (contrairement aux films de Quentin Dupieux, par exemple). Et si le titre du film revêt un sens plus ambigu qu’il n’y paraît, on espère en tout cas que Patricia Mazuy reviendra, elle, très vite derrière les caméras : le cinéma français a besoin d’auteurs comme elle.
Lire la critique de Paul Sanchez est revenu !
Le Grand jeu, de Nicolas Pariser
En général, le thriller politique est un moyen de dénoncer, avec plus ou moins de finesse, les arcanes du pouvoir et la corruption des élites. La démarche de Nicolas Pariser est plus subtile, plus nuancée ; certes, le milieu politique dépeint est opaque, volontiers cynique et manipulateur, mais ce qui semble intéresser avant tout le cinéaste, c’est de brosser le portrait d’un quadra désinvolte, qui a du mal à se situer dans son époque et à construire sa propre vie personnelle. Pierre Blum (Melvil Poupaud) a cotoyé des militants d’extrême gauche dans sa jeunesse, sans jamais avoir ressenti des convictions aussi nettes que les leurs (le film ne lui en fait bien entendu jamais le reproche). Il est un peu, à sa manière, le reflet d’une génération qui n’a pas connu de grandes luttes sociales, et qui peine à s’indigner.
Comme dans Alice et le maire, son film suivant, Pariser excelle dans l’art d’inscrire une destinée intime dans un contexte politique et sociétal, ces deux dimensions étant habilement mises en perspective par un récit rigoureux et finement dialogué. Dialogues qui, dans la bouche d’acteurs tels que Dussolier et Poupaud, s’avèrent d’autant plus savoureux.
Wind River, de Taylor Sheridan
Le second film comme réalisateur du scénariste de Sicario est un western moderne, profondément ancré dans de graves problématiques sociales (les conditions de vie difficiles dans les réserves indiennes, en particulier pour les femmes). Le film est sec et froid, comme l’environnement enneigé au sein duquel l’action se déroule. Le récit et la réalisation sont d’une exemplaire sobriété : Sheridan a le sens de l’économie et de l’épure. Les rares scènes d’action bénéficient directement de ces qualités : la séquence du gunfight est d’une grande efficacité.
Le duo Jeremy Renner / Elizabeth Olsen fonctionne d’autant mieux que Sheridan a le bon goût de ne pas glisser entre eux une histoire d’amour qui eût été superflue (manière souvent facile d’instaurer une dynamique au sein d’un tandem mixte de policiers au cinéma). Un polar racé, d’une belle facture classique.
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La isla minima, d’Alberto Rodríguez
La isla minima reprend un motif archi classique (ce n’est pas une critique) du polar : deux policiers très différents sont amenés à enquêter ensemble sur une affaire criminelle. Les autres éléments du film lui donnent cependant un caractère tout à fait unique.
On se situe ici typiquement dans le genre de film policier où l’intrigue, si elle est bien menée, est surtout un prétexte pour porter un regard sur une thématique bien particulière. En l’occurrence, La isla minima, dont l’action se déroule trois années après la chute du régime franquiste, propose une réflexion sur les conséquences de ce dernier, aussi bien sur le plan du retour à la démocratie (encore balbutiante à l’époque) qu’à un niveau plus culturel et social.
Le film dénonce notamment la condition des femmes, que le régime franquiste associait principalement à un rôle de maîtresse de maison ; leur émancipation ne s’est bien sûr pas réalisée sitôt après la mort de Franco (en 1975) et La isla minima le montre fort bien. Mais c’est surtout la manière dont Alberto Rodríguez fait passer ce sous-texte politique qui impressionne : il filme magistralement des paysages marécageux, traversés de chemins sinueux et labyrinthiques, pour symboliser une société espagnole égarée, en quête de sa propre identité et qui se cherche un avenir. Souvent comparé à la première saison de True Detective (notons que toute influence est impossible au vu des dates de sortie) ou encore à Memories of murder, La isla minima devrait séduire les amateurs de polars à forte dimension politique, historique et sociale.
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The Ghost Writer, de Roman Polanski
Difficile aujourd’hui de louer un film de Polanski sans être accusé de complaisance à l’égard des crimes qu’on lui reproche, dont on sait qu’au moins un (l’affaire Samantha Geimer) est avéré. Il ne s’agit pas d’absoudre quiconque en raison de son talent dans quelque domaine que ce soit, mais comme je le précisais récemment à propos de J’accuse, ce n’est pas mon rôle, en l’occurrence, de juger et condamner l’homme (je n’en ai pas les moyens, ni la légitimité) ; je n’ai la possibilité que de juger l’œuvre, dont le contenu, et c’est un point essentiel, est sans rapport avec les affaires dans lesquelles leur auteur est embourbé.
Cette clarification effectuée, parlons de The Ghost Writer. Le film reprend un type de situation que Polanski apprécie : un homme (le prête-plume
incarné par Ewan McGregor) se retrouve dans un environnement qui lui est inconnu (le monde politique et, sur le plan géographique, l’île Martha’s Vineyard) et qui s’avère, peu à peu, vaguement menaçant, voire hostile (Le Locataire et Frantic reposent sur un schéma comparable). À partir de là, le réalisateur franco-polonais créé une atmosphère mystérieuse, vénéneuse même, teintée de paranoïa et envahie de soupçons vertigineux. La réalisation est d’une élégance totale : le film utilise les codes du thriller avec un style et une fluidité remarquables.
Mais The Ghost Writer n’est pas que forme : son intrigue fait subtilement écho à des chapitres obscurs de l’histoire récente. Signée Robert Harris, elle cible implicitement la politique extérieure de Tony Blair : en effet le parcours du personnage campé par Pierce Brosnan (dont les manières reflètent très bien l’homme politique d’aujourd’hui, dans son côté chic et « pubesque ») renvoie, par certains aspects, à celui de l’ancien premier ministre britannique – en particulier à son implication directe dans la guerre en Irak et à des accusations de crimes de guerre.
Ewan McGregor et Pierce Brosnan se donnent merveilleusement bien la réplique et en prime, on a droit à une apparition du tout aussi talentueux Eli Wallach, le Tuco du culte Le Bon, la brute et le truand, dont on oublie trop souvent qu’il a également joué sous la direction d’Elia Kazan (Baby Doll) et de John Huston (Les Désaxés). Quant au dernier plan du film, il possède cet alliage d’efficacité, de sens et de simplicité qui procure un vrai plaisir de cinéma.
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