Figure incontournable du Nouvel Hollywood, William Friedkin, est le réalisateur, entre autres, de The French Connection, L’Exorciste, Le Convoi de la peur, Cruising et Police Fédérale Los Angeles. Autant de films qui ont marqué l’histoire du cinéma américain. Retour sur son parcours et sur son univers bien particulier.
William Friedkin fait partie de ces réalisateurs qui, à partir de la fin des années 60, contribuèrent au mouvement appelé « Nouvel Hollywood ». On citera parmi les figures de cette « nouvelle vague » américaine : Arthur Penn ; Sam Peckinpah ; Dennis Hopper ; Francis Ford Coppola ; Monte Hellman ; Martin Scorsese ; Sydney Pollack ; Michael Cimino ; Alan J. Pakula ; Norman Jewison…
Si chacun de ces metteurs en scène ont un style qui leur appartient, on peut parler de « mouvement » dans la mesure où le cinéma américain a bel et bien changé à partir de la moitié des années 60. Il est difficile, et sans doute excessivement ambitieux, de faire la synthèse des caractéristiques du Nouvel Hollywood, mais disons que ces films posaient souvent un regard amer et critique sur la société américaine et sur son histoire ; adoptaient, pour certains d’entre eux du moins, une approche plus frontale et graphique de la violence ; et plus généralement reflétaient, de façon explicite ou implicite, les tensions et problématiques que traversaient les États-Unis à l’époque (citons, pêle-mêle, les assassinats de JFK et de Martin Luther King, la ségrégation raciale, la guerre du Vietnam, l’affaire du Watergate, etc.).
Il serait ceci dit totalement inexact de dire que tous les films rattachés au Nouvel Hollywood sont des films politiques. Typiquement, je ne pense pas que le cinéma de Friedkin le soit particulièrement ; en revanche, son cinéma reflète une Amérique trouble, tourmentée, violente. Nous allons voir, plus précisément, de quelle manière.
L’aspect « documentaire »
Si le cinéma de William Friedkin n’est pas un cinéma réaliste à proprement parler (loin de là), la rigueur, la précision et le souci d’authenticité dont le réalisateur témoigne en dépeignant l’environnement et le milieu dans lesquels évoluent ses personnages est une caractéristique essentielle de son œuvre.
C’est l’un des aspects de The French Connection qui frappa le public et la critique : les rues et les bars douteux de New-York, les filatures et les descentes de police n’avaient sans doute jamais semblé aussi crédibles au cinéma. C’est autant le choix des décors, des figurants et des comédiens et bien entendu sa manière de les filmer qui produisent cette impression ; là où un autre metteur en scène aurait cherché à donner plus de rythme au film, Friedkin filme de longue séquences destinées à rendre compte de l’environnement et du quotidien des policiers et des gangsters, et le résultat est saisissant. Le résultat évoque parfois le documentaire (c’est d’ailleurs le film Z, de Costa-Gavras, un réalisateur très attaché au réalisme et qui traite le plus souvent de faits authentiques, qui inspira à William Friedkin la direction à prendre sur French Connection).
Le village poisseux et la jungle sud-américaine qu’il filmera, six ans plus tard, dans Le Convoi de la peur (d’après Le Salaire de la Peur, adapté également par H.G. Clouzot), au même titre que les bars gay SM dans lesquels s’égare Steve Burns dans Cruising, témoignent tout autant de cette volonté du réalisateur d’accorder à l’environnement une place extrêmement importante.

C’est parce que l’environnement a une influence très importante, plus ou moins directe, sur l’histoire et les personnages que William Friedkin le traite avec tant de rigueur et d’attention. Los Angeles, cette vaste étendue urbaine dénuée de centre à proprement parler, est un cadre « idéal » pour une histoire aussi nihiliste et vide de repères que celle de Police Fédérale Los Angeles ; les bars SM de Cruising déclenchent la crise identitaire du policier interprété par Al Pacino ; les bas quartiers de New-York imprègnent littéralement le visage des deux inspecteurs (Roy Scheider et Gene Hackman) de French Connection ; la jungle hostile traversée par les anti-héros du Convoi… représente leur propre enfer intérieur.
L’univers et les personnages
Les personnages de William Friedkin évoluent souvent sur le fil : leur état d’esprit est aussi trouble que l’environnement qui les entoure. Ni totalement bons, ni totalement mauvais, ils se dessinent plutôt dans des nuances de gris.
Les policiers filmés par le réalisateur semblent davantage habités et motivés par leurs propres démons que par une quelconque volonté de justice. Jimmy Doyle (Gene Hackman), le flic violent et alcoolique de The French Connection, finit par errer dans un entrepôt plongé dans l’obscurité, après avoir abattu un collègue par erreur, aveuglé par sa rage ; les deux inspecteurs de Police Fédérale de Los Angeles (William L. Petersen et John Pankow) ont recours à des moyens illégaux pour infiltrer le gang de Rick Masters (Willem Dafoe), et prennent l’autoroute à contresens au cours d’une monumentale course poursuite (tout un symbole). En outre seule une vengeance personnelle stimule Chance (Petersen) ; quant à Steve Burns (Al Pacino), le « héros » de Cruising, son enquête est avant tout l’expression des doutes profonds et vertigineux quant à sa propre identité, sexuelle notamment. Les paumés du Convoi de la Peur, tous amenés à effectuer une mission suicide car ils sont au pied du mur, et tous coupables de crimes plus ou moins graves, ne font pas exception à la règle.
Police Fédérale Los Angeles est un polar sombre et nihiliste, qui décrit une boucle vaine, dénuée de sens réel. Si Masters, le faux-monnayeur, périt dans un incendie, alors qu’il brûlait lui-même ses peintures, toute chose donne également l’impression de se consumer, puis de renaître et de répéter un cycle d’événements dérisoires. Dans Cruising, le tueur n’est pas un individu clairement identifié, il représente la part obscure de plusieurs personnages, dont le héros du film ; et dans The French Connection, le cerveau du trafic de drogues finit par s’enfuir, tandis que Jimmy « Popeye » Doyle (Gene Hackman) sombre dans sa propre violence.

Le cinéma de Friedkin est donc marqué par une absence de repères moraux et de manichéisme. Ses personnages sont troubles, happés par leurs obsessions, leur violence ; ils sont parfois même attirés, plus ou moins inconsciemment, par leur propre destruction, leur propre vide (Chance pratique le saut à l’élastique dans Police Fédérale Los Angeles). La manière dont Friedkin filme la violence est d’ailleurs révélatrice : dans The French Connection et Police Fédérale Los Angeles, il tourne plusieurs plans serrés sur des impacts de balle en plein visage. Une image qui à sa manière incarne le point culminant du désordre, de l’errance et de la violence qui caractérisent le destin des personnages.
Leurs actions ont un impact souvent faible, en un sens, sur le cours des choses. Tandis que le héros traditionnel contribue souvent à ramener un certain ordre, les personnages de Friedkin participent au chaos et au désordre ambiants. Dans The French Connection, les inspecteurs parviennent certes à mettre la main sur des trafiquants, mais pas sur le leader de l’organisation, et Popeye tue un innocent au passage. Dans Cruising, Steve Burns est sensé enquêter sur un assassin sévissant dans le milieu « cuir » homosexuel, mais au final il est gagné par une angoisse qui le rapproche, insidieusement, de celui qu’il traque. Quant aux protagonistes du Convoi de la peur (Sorcerer), ils sont les jouets d’un destin implacable, précipités par leurs propres erreurs, et par le hasard, dans une épreuve au funeste déroulement.
La bande son
Il faut également souligner le travail minutieux et inspiré que William Friedkin effectue au niveau de la bande son. Dans ses films, elle contribue remarquablement à rendre compte de l’environnement, élément si cher au réalisateur. Mais elle exprime également l’intériorité des personnages ; dans French Connection, des bruits inquiétants soulignent le tempérament instable de Jimmy « Popeye » Doyle ; dans Cruising, plusieurs sons étranges, diffusés à des moments clés, rappellent que l’enquête de Steve Burns est aussi un voyage intérieur.
Lire : Analyse de scène : Al Pacino et Karen Allen dans Cruising

Les poursuites
Difficile de ne pas évoquer, en parlant de William Friedkin, les deux courses poursuites qu’il a tournées, respectivement dans The French Connection et Police Fédérale Los Angeles, qui comptent parmi les plus spectaculaires de l’histoire du cinéma américain. Toutes deux remarquablement filmées et montées, elles sont également représentatives des personnages qu’elles impliquent, les deux plus grosses têtes brûlées du cinéma de Friedkin, à savoir Jimmy « Popeye » Doyle (Gene Hackman) et Chance (William L. Petersen). L’énergie que ces séquences dégagent est donc due à la fois à leur remarquable mise en scène, et au fait que les conducteurs sont à chaque fois des personnages habités, dévorés de l’intérieur. Il en résulte des scènes d’une intensité extraordinaire qui transcendent littéralement le genre.

Les comédiens
Rendons également hommage à quelques uns des comédiens que le réalisateur a fait tourner. Deux sont morts récemment : Roy Scheider et Bruno Cremer. Le premier est surtout célèbre pour son rôle dans Les Dents de la mer, mais il a beaucoup apporté dans les films de Friedkin The French Connection et Le Convoi de la Peur. On le retrouve également dans Klute, l’excellent polar d’Alan J. Pakula. Bruno Cremer, que l’on associe (trop) souvent à son rôle de Maigret dans la série TV éponyme, est très convaincant dans Le Convoi de la Peur. On peut aussi l’apprécier dans deux films d’Yves Boisset (Espion, lève-toi et Le Prix du Danger), et il apparaît dans Tenue de Soirée, de Bertrand Blier, dans lequel Gérard Depardieu lui « vend » une nuit avec Michel Blanc.

Citons également Gene Hackman, bouillonnant dans The French Connection, et qui trouvera 4 ans plus tard l’un de ses plus beaux rôles dans le superbe Night Moves, d’Arthur Penn. Al Pacino livra, dans Cruising, une de ses compositions les plus intéressantes ; on ne l’a sans doute jamais vu dans la peau d’un personnage aussi ambigu et mal à l’aise. William L. Petersen a trouvé son meilleur rôle dans Police Fédérale Los Angeles (même si on peut également le voir dans Le Sixième sens, sans doute le meilleur film de Michael Mann) ; dans le même film, Willem Dafoe, qui a brillé entre autres dans Antichrist, apporte tout son charisme au personnage de Rick Masters.
6 commentaires
Belle analyse Octopus.Trois excellent films et je pense aussi que William L. Petersen a joué dans Dragon Rouge premiere version. (et la meilleur!) Acteur malheureusement sous employé.
Analyse très complète et rigoureuse.
Merci !
Autres constantes et facettes : la théâtralité, l’homosexualité (souvenir de feu « Starfix » parlant de « samouraïs pédés » à propos de « Police fédérale Los Angeles »), l’humour (de « Têtes vides cherchent coffre plein » à « Killer Joe »).
Quant à « L’Exorciste », il réussit un miracle digne de Protée : faire le portrait d’une époque, de ses mœurs et de ses tensions, en même temps que celui d’une relation entre une mère et son fils, surchargée de culpabilité, de désespoir et d’épouvante – le vrai cœur et le démon ultime du film.
Ne pas parler plus d’une oeuvre aussi essentielle que « L’exorciste » dans un article sur Friedkin, il fallait le faire, bravo donc!!
Merci:) C’est un film culte mais personnellement ce n’est pas celui qui m’a révélé Friedkin, même si c’est celui que j’ai vu en premier.