Film de William Friedkin
Année de sortie : 1977
Titre original : Sorcerer
Scénario : Walon Green, d’après le roman Le Salaire de la peur, de Georges Arnaud
Photographie : John M. Stephens, Dick Bush
Montage : Bud Smith, Robert K. Lambert
Musique : Tangerine Dream
Avec : Roy Scheider, Bruno Cremer, Francisco Rabal, Amidou, Ramon Bieri
Scanlon: Where am I going?
Vinnie: All I can say is it’s a good place to lay low.
Scanlon: Why?
Vinnie: It’s the kind of place nobody wants to go looking.
Cuisant (autant qu’injuste) échec commercial lors de sa sortie, Le Convoi de la peur (Sorcerer) est un film d’aventures sombre, poisseux et intense, dont les personnages, tous égarés (voire condamnés), évoluent dans un chaos magistralement filmé par William Friedkin.
Synopsis du Convoi de la peur
Un poseur de bombes palestinien, un braqueur américain recherché par la mafia, un banquier français accusé de fraude et un assassin se cachent dans un village isolé en Amérique du sud, dont l’activité économique se résume pour l’essentiel à une usine de pétrole américaine.
Lorsque survient un incendie dans un puits de pétrole situé à 300 kilomètres de là, les autorités décident d’acheminer des explosifs sur place afin d’éteindre le feu. Mais la dynamite en question, des suites d’un conditionnement inadapté, suinte de la nitroglycérine : le moindre choc trop violent peut dès lors causer une explosion. Le transport en hélicoptère étant impossible à cause des turbulences et des vibrations, on recherche des pilotes pour emmener les caisses en camion, en échange d’une forte rémunération.
Les quatre fugitifs, désespérés par leur situation, décident de postuler pour cette mission à hauts risques…
Critique du film
Ça ne cause pas beaucoup, dans Sorcerer, l’adaptation, par William Friedkin, du roman Le Salaire de la peur dont Henri-Georges Clouzot avait déjà tiré le célèbre film éponyme. Délaissant volontiers les dialogues, le réalisateur de French Connection filme la ville, l’agitation, les gestes, la foule, les usines, la misère, la jungle, la boue, les machines, comme si ces éléments faisaient partie de l’histoire du film, de sa matière (et c’est précisément le cas). Les décors, et ce qui les compose, sont comme palpables à l’écran ; en faisant habilement durer les séquences, y compris celles où il ne se passe pas grand-chose (c’est-à-dire la plupart), le metteur en scène nous fait pleinement ressentir, éprouver l’atmosphère propre aux différents environnements au sein desquels évoluent, péniblement, les personnages du film – des environnements qui les imprègnent, d’une certaine façon, comme ils imprègnent la pellicule, dont il émane une aura quasi hypnotique. On se surprend en effet à scruter de longues scènes muettes sans que jamais l’ennui ne survienne, ou que l’attention ne décroisse – il faut dire que les plans, le découpage, les paysages et les visages usés des comédiens (sans oublier la BO de Tangerine Dream) concourent à faire de chaque scène du film un exemple assez saisissant d’immersion cinématographique (on citera, notamment, la remarquable séquence de la traversée du pont, qui a dû être extraordinairement difficile à tourner).

Scanlon (Roy Scheider) dans « Sorcerer » (« Le Convoi de la peur »)
Peu de dialogues, donc, mais certains sont précieux. Personne n’est quelque chose et rien de plus
, lance l’épouse de Victor Manzon, le banquier malhonnête (est-ce un pléonasme ?) incarné (avec brio) par Bruno Cremer, tandis que ce dernier se regarde dans un miroir (comme Al Pacino à la fin de Cruising). Cette phrase, par ailleurs très vraie en général, vaut pour quasiment tous les personnages de Friekdin : on ne peut jamais les résumer en quelques mots. Leurs actes peuvent certes les condamner, mais ils ne les résument pas totalement ; une partie de ce qu’ils sont reste hors-champ, un peu flou et mystérieux, y compris, sans doute, pour eux-mêmes.

Victor Manzon (Bruno Cremer) dans « Sorcerer » (« Le Convoi de la peur »)
Ceux de Sorcerer sont ainsi – à la fois habilement caractérisés et toujours nuancés. Le début du film nous les présente successivement (au cours d’une introduction imaginée par le scénariste Walon Green, absente du livre comme de la version de Clouzot) en quelques minutes ; sans les faire beaucoup s’exprimer, le réalisateur, aidé de ses comédiens, parvient à leur donner une présence, une aura. Comme toujours chez Friedkin, ces personnages s’égarent, et flirtent constamment avec le vide, le désordre et la destruction. Sans les juger de but en blanc, la caméra suit leur progression tortueuse au sein d’un chaos naturel (la jungle) et existentiel qui ne promet guère d’issue réjouissante ou de rédemption (qu’aucun d’eux, d’ailleurs, ne cherche). Ou vais-je ?
lance d’ailleurs le personnage campé par Roy Scheider au cours d’une séquence à l’atmosphère presque fantastique. Le Popeye
(Gene Hackman) qui s’enfonce dans l’obscurité à la fin de French Connection ou le Steve Burns (Al Pacino) de Cruising ont la même question vertigineuse sur les lèvres. Peu friand des réponses toutes faites et des repères moraux tranchés, William Friedkin nous laisse réfléchir sur qui, du hasard ou du destin, a le plus influé sur ces trajectoires funestes. Le titre du film, Sorcerer, en faisant référence au second (de l’aveu même du metteur en scène : The Sorcerer is an evil wizard and in this case the evil wizard is fate
), nous donne cependant un indice, volontiers énigmatique. Une qualité que l’on retrouve dans la plupart des grands films, et Sorcerer est de ceux-là.
Anecdotes autour du casting
William Friedkin souhaitait initialement que ce soit Steve McQueen qui interprète le rôle de Jackie Scanlon. McQueen appréciait le scénario mais insista pour que son épouse Ali MacGraw (rencontrée sur le tournage de Guet-apens, de Sam Peckinpah) soit engagée sur le tournage. Friedkin refusa cette condition et McQueen se retira donc du projet. Lino Ventura (pour le rôle du français Victor Manzon) et Marcello Mastroianni avaient également été approchés, mais – a priori du fait du désistement de McQueen – refusèrent à leur tour.
Un casting composé de McQueen, Ventura et Mastroianni fait évidemment rêver tout amateur de cinéma – et il y a fort à parier qu’avec de tels acteurs, Le Convoi de la peur aurait attiré beaucoup plus de monde dans les salles (Star Wars ou pas). C’est d’ailleurs pour cette raison que, face à l’échec commercial du film, Friedkin finit par regretter son choix.
Regret aucunement causé par la composition des comédiens qui furent finalement amenés à travailler sur le film. Roy Scheider (Les Dents de la mer, Klute, French Connection) et Bruno Cremer (La 317e Section, Espion lève-toi, Le Prix du danger, Tenue de soirée) sont excellents dans leurs rôles respectifs, au même titre, d’ailleurs, que leurs partenaires.
Sorcerer est révélateur du penchant de William Friedkin pour les anti-héros fiévreux et tourmentés, que le destin (ou le hasard) finit toujours par renvoyer à un sort quasi inévitable, au terme d'un parcours tortueux dominé par le chaos et la confusion. Parcours que le cinéaste filme ici magistralement, en accordant, comme à son habitude, un soin tout particulier à la "retranscription" des différents environnements, d'où une grande qualité immersive.
4 commentaires
Avez vous des infos sur une eventuelle edition zone 2 ou bluray de ce film ?
Non, je crois malheureusement que des problèmes de droits plombent la distribution du film aujourd’hui. Je crois même que les bobines ont failli être détruites par les studios ! Mais il me semble que Friedkin essaie de régler ça. Après, j’ignore s’il finira par sortir et dans quel délai… Cette question est évoquée dans une interview de Friedkin dans un numéro de Mad Movies que j’ai acheté, si je la retrouve j’apporterai quelques précisions.
William Friedkin est finalement parvenu à récupérer les droits du film et une restauration a été effectuée ! Le Convoi de la peur passera au prochain festival de cinéma de Venise et sortira en Blu-ray et DVD vers la fin de l’année.
« Le Cercle rouge »
Comment faire le remake d’un classique ? De quelle façon rendre hommage à un film admiré ? Après deux succès commerciaux et critiques consécutifs, où chercher l’inspiration ? Friedkin donne la seule réponse qui vaille, et constitue en outre l’un des thèmes du récit : la trahison. Il substitue en effet à l’efficace mélodrame de Clouzot un éprouvant voyage mystique, qu’il lui dédie.
Quatre hommes en exil – un tueur professionnel, un terroriste, un spéculateur, un braqueur – se retrouvent dans le village misérable d’un pays sud-américain, employés par une compagnie pétrolière, ne rêvant que de retour ou d’évasion. Apatrides, nostalgiques, ils expient leurs crimes dans un purgatoire boueux et fétide. Un convoi de dynamite pour faire sauter un puits en flammes leur accorde une dernière illusion, celle d’une liberté ou d’un amour retrouvés. Mais tel le vizir du conte, qui fuyait Bagdad pour se réfugier à Samarcande, aucun n’échappera à sa mort, aucun ne quittera ce terminus existentiel. Le même sort vaudra pour le cinéaste, sur lequel un piège d’une autre sorte va se refermer.
Pour ses (mauvais) anges déchus, le film déploie dans son troisième acte un enfer vert truffé de dangers, instaurant une tension sur la durée. Le traitement behavioriste de « French Connection » donne encore à voir des personnages exprimés par leurs corps et leurs visages, non par leurs dialogues. Loin de tout psychologisme, on assiste à un portrait expérimental d’hommes perdus, placés dans un milieu suprêmement hostile, renvoyés à leur déréliction, leur impuissance, leur absence de grâce. Si le titre original essaie de capitaliser sur le triomphe de « L’Exorciste », le film n’en demeure pas moins placé sous le signe du Mal, qu’il arbore le visage hilare et moqueur d’un danseur indigène croisé sur la route, ou le rictus de pierre d’un démon gravé dans la roche. Les noms des deux camions, monstres de métal à la calandre composée de fabuleuses dents préhistoriques, parlent d’eux-mêmes. L’un se nomme Sorcerer et l’autre Lazaro, résumant l’enjeu religieux, moral et visuel de l’aventure, comme le fera plus tard le raccourci de « Police fédérale Los Angeles » : vivre ou mourir, agoniser ou ressusciter, connaître les châtiments éternels ou atteindre la rédemption – le cinéma de Friedkin questionne sans cesse l’alternative sans y répondre, jusqu’à l’ultime plan.
La nature révèle son essence maléfique lors de la mémorable traversée du pont végétal. Bruno Cremer s’y fait transpercer par un arbre à la dérive, emporté par la tempête et projeté sur lui en souvenir de la forêt enchantée des contes, prison naturelle ornée de ronces et de pointes coupantes. Un plan à l’identique annonce le totem funèbre de « La Nurse », avec cet arbre cyclopéen qui obstrue le ciel. Jouets des dieux mauvais, âmes perdues en quête du salut et de la lumière, ils ne trouveront pourtant rien d’autre qu’une chute plus profonde, ou ne survivront que réduits à l’état de fantôme, de mort-vivant, après quarante jours passés dans un désert gris où la mémoire s’affole et qui ressemble à l’au-delà crayeux, nu et sans issue de Fulci.
Ce cinéma de la sensation, de l’effort physique, autant pour les personnages que pour l’équipe (chaque film de fiction documente sa fabrication et son époque) résonne bien sûr avec celui de Werner Herzog, les climats électroniques de Tangerine Dream remplaçant ceux de Popol Vuh. Avec cependant une double différence : Herzog filme des surhommes atteints par la démesure, Friedkin, de pauvres diables qui veulent avant tout sauver leur peau. L’un immerge le spectateur dans un spectacle saisi avec fougue et lenteur, l’autre cadre le désastre avec la précision factuelle du documentaire (cf. le prologue aux quatre coins du monde qui sert d’exposition ironique avant la nasse du tohu-bohu). Mais les deux œuvres brillent d’un feu noir qui sert à éclairer un élément disparu depuis l’avènement du visuel mondialisé : l’altérité.
Ce grand film désespéré abonde en gros plans de visages sacrés, notamment celui d’une serveuse solitaire dans cet univers masculin. Le personnage de Roy Scheider ne s’y trompe pas, qui fait penser à celui de Martin Sheen dans « Apocalypse Now », autre sommet du cinéma de jungle intérieure au tournage dantesque, s’attardant au bout de son chemin de croix quelques minutes fatales, le temps d’une danse bouleversante sur le saxophone de Charlie Parker. Dans cet univers maudit, condamné, la vie et la tendresse côtoient la mort et la violence, et une montre offerte par une femme amoureuse, consultée une dernière fois au moment où l’un des camions plonge dans un ravin, rappelle le temps édénique qui ne reviendra plus face au temps infernal de la répétition et de l’enlisement. L’Amérique du Sud fait office d’ultime cercle pour tous les gringos hors-la-loi, zone cauchemardesque où le pire finit toujours par arriver, mais dans une linéarité, une sécheresse qui le font se démarquer du jusqu’au-boutisme déchirant de Peckinpah dans « Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia ».
Oui, personne ne peut se dérober à son destin, d’où qu’il vienne, quelque position qu’il occupe sur la Roue de la Fortune, un instant au pinacle puis presque aussitôt dans les abysses. Le regard caméra de Scheider au terme de son odyssée, au terme de lui-même, revenu d’entre les morts et ombre blanche parmi les ombres tapageuses venues se venger, semble réfléchir celui du réalisateur, dont le chant funèbre accompagne la sortie en fanfare de l’utopie mercantile de Lucas. Le Nouvel Hollywood s’achève, parenthèse nocturne du doute et de la complexité dans un milieu fondamentalement marchand. Les réalisateurs plébiscités des années quatre-vingt vont mettre tout leur brio à édifier un empire basé sur le recyclage mythologique, le manichéisme, le spectaculaire ludique. Ils enchanteront à nouveau le public, surtout adolescent, lui fourniront un nouvel espoir, le gaveront de pop-corn et d’images aussi séduisantes et vides que celles générées par la publicité. La part maudite du rêve resurgira toutefois grâce à certains francs-tireurs, avant une nouvelle déferlante contemporaine de héros inoffensifs issus de la bande dessinée ou du jeu vidéo.
Friedkin traverse lui aussi un pont avec ce film et prend une voie erratique, le menant des grandes symphonies de l’horreur urbaine et naturelle des années soixante-dix à une musique de chambre où il ausculte en ponctuelles et saisissantes radiographies la folie individuelle de cerveaux malades – les nôtres.