Le cinéma aime les parcours tortueux, à l’issue desquels le personnage principal ne se reconnaît pas toujours dans une glace. L’échantillon de films qui suit en est la preuve.
Note préalable : nous exclurons ici les exemples, trop évidents et extrêmes, de films qui mettent en scène des psychopathes ou sociopathes aux multiples personnalités, comme Psychose ou plus récemment Split.
Enquêtes vertigineuses
Il arrive qu’un détective ou un policier enquêtant sur un crime quelconque en apprenne davantage sur lui-même que sur l’objet initial de son investigation.
C’est par exemple le cas de Steve Burns (Al Pacino) dans Cruising (1980) de William Friedkin (le récent Un Couteau dans le cœur de Yann Gonzalez cite volontiers ce film, jusqu’à pratiquement reproduire la même scène d’ouverture). Le pitch : un jeune policier sans expérience est chargé d’infiltrer le milieu gay cuir pour mettre le grappin sur un tueur en série qui cible exclusivement les homosexuels. Burns se retrouve donc à traîner dans des boîtes gay plus ou mois branchées S&M et au fil des jours, ou plutôt des nuits, il perd pied…
Friedkin multiplie les indices qui attestent que son film n’est pas un simple polar dont l’enjeu est de trouver un coupable, mais plutôt une variation sur le thème du trouble identitaire. Une séquence bien particulière est très significative de cette approche : Steve, au lit avec sa compagne Nancy (Karen Allen, la copine d’Indiana Jones dans le premier volet de la série et la maîtresse d’Albert Finney dans L’Usure du temps), est de toute évidence mal à l’aise quand celle-ci évoque un appel de son père (your father called today
). Une nappe sonore sourde et inquiétante vient d’ailleurs au même moment se mêler au quintette en do majeur du compositeur Luigi Boccherini qui accompagne la scène. Quelques secondes plus tard, Steve lance un énigmatique There’s a lot about me you don’t know
(il y a beaucoup de choses à mon sujet que tu ignores
).
C’est cette opacité du personnage et plus généralement ce rapport trouble au père et à la masculinité qui est au cœur de Cruising. Visiblement confronté à des doutes et des pulsions aussi refoulés qu’envahissants, le malheureux Steve suppliera ses supérieurs de le dé-saisir de l’enquête. En vain : au cinéma comme dans la vie, il n’est pas toujours facile de faire demi-tour.
Quelques années plus tard, en 1987, le détective privé Harry Angel (Mickey Rourke) se retrouve lui aussi au cœur d’une enquête pour le moins dérangeante dans Angel Heart d’Alan Parker. Chargé de retrouver un crooner nommé Johnny Favourite, mystérieusement disparu de la circulation, Harry blêmit au fur et à mesure de ses recherches, qui le conduisent dans une Louisiane moite hantée de rites vaudous. Nous ne dévoilerons pas ce qu’il découvrira au final, mais il y a de quoi se sentir sérieusement ébranlé…
Nulle psychologie ici, mais du pur fantastique qui emprunte en partie au célèbre conte allemand Faust. Le résultat est un classique du cinéma US des années 80, mal compris à l’époque de sa sortie mais que l’on peut légitiment considérer comme le meilleur film de son auteur avec L’Usure du temps, et comme l’une des compositions les plus abouties de Rourke.
Thriller freudien
La même année qu’Angel Heart sortait Engrenages, de David Mamet. Une psychiatre (Lindsay Crouse), auteure d’un livre sur le thème des comportements obsessionnels, se retrouve mêlée, par le biais d’un patient accroc aux jeux (Joe Mantegna), à un coup monté par des arnaqueurs (con artists en anglais). L’arnaque en elle-même, si elle est remarquablement bien racontée par Mamet, n’est pas le sujet du film : ce qui intéresse le réalisateur (et scénariste), c’est d’observer comment l’expérience peut révéler, chez une pure théoricienne qui restait en retrait de son sujet d’études, des comportements et même une « morale » complètement insoupçonnés. Et pour preuve, entre le début et la fin d’Engrenages, Margaret (la psychiatre en question) change du tout au tout – pas forcément dans le bon sens, d’ailleurs…
Notons que le film de David Mamet a bénéficié récemment d’une nouvelle édition DVD et Blu-ray en France.
Moustache ou pas moustache, telle est la question
Dans La Moustache (2005) d’Emmanuel Carrère, adapté de son excellent roman éponyme, un quadragénaire prénommé Marc (Vincent Lindon) décide, sur un coup de tête, de se raser la moustache. Il attend bien entendu la réaction de ses proches, et en premier lieu celle de sa petite amie Agnès (Emmanuelle Devos), mais son entourage demeure impassible et pour cause : chacun lui assure qu’il n’a jamais porté de moustache…
A partir de ce point de départ d’une efficacité saisissante, Carrère filme le dérèglement progressif d’un quotidien jusque-là ordinaire, et se garde bien de nous imposer une interprétation définitive : entre la crise identitaire, le délire psychologique, le complot collectif délirant et la faille spatio-temporelle, le spectateur a le choix, y compris celui de ne pas choisir…
Conclusion
Le cinéma, et l’art en général, aime explorer les zones troubles, jouer avec l’ambiguïté, soulever des questions parfois sans réponse. « Qui suis-je ? » étant l’une des questions existentielles ultimes, rien d’étonnant à ce qu’elle se trouve au cœur de bien des récits littéraires et cinématographiques. Récits qui d’ailleurs diffèrent en bien des points : les quatre films cités ci-dessus n’ont guère de points communs en dehors de mettre en scène un personnage plus ou moins égaré, et de dessiner des perspectives vertigineuses autour d’une vie intérieure pleine de mystère.
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