Film d’Arthur Penn
Année de sortie : 1975
Pays : États-Unis
Scénario : Alan Sharp
Photographie : Bruce Surtees
Montage : Dede Allen, Stephen A. Rotter
Musique : Michael Small
Avec : Gene Hackman, Jennifer Warren, Melanie Griffith, Susan Clark, James Woods, John Crawford, Ed Binns, Harris Yulin.
Paula: [à propos d’un mouvement d’échec] Oh, that’s a beauty.
Harry Moseby: Yeah, but he didn’t see it. He played something else and he lost. He must have regretted it every day of his life. I know I would have. As a matter of fact I do regret it, and I wasn’t even born yet.
Paula: That’s no excuse.
Peinture désabusée d’une existence dénuée de repères, ponctuée de regrets et de mensonges, Night Moves (La Fugue) se distingue par sa lucidité amère, mais aussi sa grande justesse. L’un des plus beaux films d’Arthur Penn.
Synopsis de Night Moves (La Fugue)
Le détective Harry Moseby (Gene Hackman) est chargé par une ancienne actrice collectionneuse d’hommes de retrouver sa fille de 16 ans, Delly (Melanie Griffith), une adolescente très libérée qui vient de faire une fugue.
Tandis qu’il découvre que son épouse Ellen (Susan Clark) le trompe avec un autre homme, Harry part à la recherche de la jeune fille et finit par la retrouver en Floride, en compagnie de Tom Iverson (John Crawford) et de sa maîtresse Paula (Jennifer Warren), dans une maison au bord de la mer. Fatigué et désireux de prendre du recul, Harry, charmé par Paula, décide de passer un peu de temps chez ses hôtes, avant de tenter de ramener Delly chez elle. Mais ce cadre idyllique dissimule des mystères dont Harry est loin de soupçonner l’existence…
Critique du film
Ellen Moseby: [à propos d’un match de football] Who’s winning?
Harry Moseby: Nobody. One side is just losing slower than the other.
Night Moves (La Fugue) : la réunion de trois grands noms du cinéma
Très méconnu en France, où il est sorti sous le titre fade et sans intérêt La Fugue, Night Moves est un autre grand film de la décennie 70, particulièrement riche en chef d’œuvres.
Il est vrai que le film réunit trois grands talents, voire génies, du cinéma : Arthur Penn, le réalisateur de Bonnie and Clyde, La Poursuite Impitoyable et The Missouri Breaks, qui a joué un rôle majeur dans la révolution du cinéma américain à la fin des années 60, Alan Sharp, brillant scénariste – auteur du scénario de l’excellent L’homme sans frontières, western romantique, tragique et contemplatif de Peter Fonda – qui se démarque par la profondeur et la justesse avec laquelle il dépeint des personnages et leurs relations, et Gene Hackman, immense acteur qui avait déjà tourné avec Arthur Penn dans Bonnie and Clyde, ainsi que dans French Connection de William Friedkin et Conversation secrète de Francis Ford Coppola, deux pièces majeures du cinéma des seventies.
L’alchimie entre ces trois grands artistes fonctionne parfaitement : Gene Hackman parvient à exprimer toute la profondeur du personnage imaginé par Alan Sharp, et la réalisation d’Arthur Penn met idéalement en valeur le jeu de son acteur principal, notamment par le biais de nombreux plans serrés sur son visage.
Une variation subtile sur la quête de soi et la recherche de vérité
Paula: Why don’t you just be content? You’ve solved the case.
Harry: I didn’t solve anything. Just… fell in on top of me.
Avant d’être une intrigue policière, d’ailleurs assez minimaliste, Night Moves (La Fugue) est l’histoire d’un homme, Harry Moseby (Gene Hackman) ; et l’intérêt du film réside davantage dans la façon dont celui-ci vit et ressent les événements à travers le filtre des traumatismes de sa propre existence, que dans les événements en eux-mêmes.
Ancien grand joueur de football américain, Harry Moseby est passionné de sport et est donc profondément sensible à ses valeurs intrinsèques – telle que la volonté, la victoire, et une certaine forme de franchise. Son langage est d’ailleurs largement imprégné de « métaphores sportives » comme le souligne son épouse au cours d’une dispute. Pourtant, sa vie est marquée par des échecs personnels et par des zones d’ombre ; abandonné par ses parents, il n’a pas réussi à rencontrer son père, bien qu’étant parvenu à le retrouver en enquêtant sur lui ; sa nouvelle profession, qu’il se persuade d’aimer, est davantage l’expression d’une quête de vérité illusoire (So you can pretend you are solving something
, lui lance Ellen), et dont l’aspect sordide dénote avec sa jeunesse d’athlète ; enfin sa femme, comme il le découvre au début du film, le trompe avec un inconnu.
Tous ces éléments propres à la vie du personnage principal vont totalement déterminer son implication dans l’affaire qui lui est confiée, une banale fugue qui va révéler une dimension bien plus sombre et tortueuse. La manière dont Harry Moseby va s’attacher aux personnages qu’il va rencontrer et s’impliquer personnellement dans leur histoire exprime avant tout la quête de soi-même et d’une vérité à laquelle il avait renoncée, lui préférant une fuite perpétuelle vers l’avant.
Si cette thématique (à l’enjeu initial d’une intrigue s’ajoute des enjeux propres au héros) a déjà été exploitée, elle l’a rarement été avec la finesse, la profondeur et la justesse propres à Night Moves, résultant de l’alchimie évoquée précédemment, et de la manière remarquable dont Gene Hackman parvient à rendre compte des émotions vécues par Harry Moseby.
Mais ce dernier n’est pas l’unique personnage intéressant dans Night Moves, même si c’est celui qui suscite la plus grande implication du spectateur ; Delly (la très jeune Mélanie Griffith) très provocante mais au fond très innocente ; Paula (Jennifer Warren), une femme de caractère au lourd passif ; Ellen (Susan Clark), qui cherche à mettre Harry face à ses contradictions, et dont la relation adultère s’avère davantage être un moyen de mieux cerner son époux et ce qui a changé en lui : tous ces personnages témoignent d’une consistance réelle, et sont dépeints tout en nuances.
Manipulations, mensonges et absence de repères : Night Moves, un reflet de l’Amérique des 70s
Night Moves (mouvements de nuit), titre subtil faisant référence à la fois au fait que de nombreuses actions déterminantes du film se déroulent la nuit, et au Knight Moves (mouvements du cavalier) décrits par Harry Moseby lorsqu’il fait une démonstration d’échec à Paula (Jenifer Warren), est la peinture d’une vie pleine de mensonges (presque tous les personnages du film mentent, y compris Harry qui se ment à lui-même), et dépourvue de repères familiaux et moraux.
En effet, beaucoup de personnages souffrent de cette absence de repères souvent liée à leur expérience de la famille ; Harry Moseby n’a pas connu ses parents, et la fugueuse Delly a été élevée par une mère collectionneuse d’amants et alcoolique qui a copieusement étalé sa débauche aux yeux de sa fille, dès son plus jeune âge – ce manque partagé d’affection parentale va d’ailleurs profondément toucher Harry et lier les deux personnages (Listen Delly, I know it doesn’t make much sense when you’re sixteen. But don’t worry, when you get to be forty, it isn’t any better
, dit Harry à la jeune fille) ; quant à Paula, elle a grandi dans la pauvreté et est passé de petits boulots peu enthousiasmants à la prostitution…
Ensuite, si l’enquête d’Harry le mène dans un endroit idyllique, où il vit d’abord une expérience agréable qui l’éloigne de ses problèmes personnels (puisqu’il s’éprend de Paula), ce même endroit révèle vite des secrets morbides, enfouis sous la surface de la mer.
Absence de repères, manipulations, apparences trompeuses : de nombreuses critiques ont associé – probablement à juste titre – ces aspects de Night Moves (La Fugue) à l’Amérique du Watergate, où le mensonge et le doute s’immiscaient jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir ; mais le film est également révélateur de l’époque de la guerre du Vietnam, significative d’une nation en mal de repères – à l’image du personnage d’Harry Moseby souffrant de l’absence du père.
Histoire dramatique d’un homme qui renonce aux illusions et cherche à comprendre une histoire, des personnes et sa propre existence, ainsi qu'à agir sur le cours des événements comme il parvenait à le faire sur un terrain de football, Night Moves (La Fugue) est un film sensible, émouvant et juste jusque dans le moindre dialogue. Son épilogue violent et pessimiste nous saisit et nous laisse un nœud à la gorge, un goût de regret et d'amertume - mais par dessus tout l’envie de revoir ce très beau film, pour mieux en saisir toutes les nuances.
10 commentaires
Elle le trompe avec un inconnu ?
Ptin !
Lequel ?
Maybe… he will find his keys…
Bref. Jpeux l’voir, jpeux l’voir ?
critique exceptionnelle, digne d’un calamar géant; ça donne envie de voir le film, de le vivre, même: de partir à la recherche d’une minette à l’autre bout des USA, de jouer aux échecs, de mentir et de tromper sa femme;
je disais ça pour rire, chérie!
Bonsoir
je viens de regarder ce merveilleux film. Tout n’est qu’apparence en effet.
Regrets et mensonges. Comme la vie.
Content que tu aies aimé ! Tout à fait d’accord avec ton point de vue. Clairement l’un de mes préférés, voire mon préféré d’Arthur Penn, et quel scénario d’Alan Sharp… Les dialogues sont brillants. Quant à Hackman… Sans doute son rôle le plus émouvant.
Merci. Je vois que tu a un nom Poulpe. Moi aussi pas de pseudo.
J’ai vu aussi Kill list. Très troublant et difficile.La scène de la cuisine avec le pédophile… Toutes les possibilités sont envisagées. Très bon film.
Je viens de voir la bande annonce du prochain de Palma. Attirant . À tu vu Cosmopolis de Cronenberg? Bavard mais passionant.
À bientôt Bertrand. Si je puis me permette…
Bien sûr que tu peux te permettre ! Ah la scène de la cuisine dans Kill List, j’avoue avoir détourné les yeux plusieurs fois ! Mais oui c’est un très bon film, très original, et comme tu dis, que l’on peut voir de différentes manières, d’ailleurs je ne suis pas certain de l’avoir bien cerné… Mais c’est aussi ce qui le rend troublant. Curieux également quant au prochain De Palma, même si je ne suis pas fan du film d’origine, Crime d’amour, le dernier d’Alain Corneau (réalisateur que j’aime beaucoup, notamment pour « Série noire » et « Le choix des armes »).
Cosmopolis j’avais commencé le livre, et je n’ai pas accroché au style, j’ai trouvé ça un peu verbeux et prétentieux. Du coup je t’avoue que ça m’a un peu dissuadé de voir le film, mais je le regarderai sûrement à l’occasion.
Je l’aime aussi le Gene dans Bite the Bullet de Richard Brook avec Coburn et le regreté Ben Johnson familier de Peckinpah.
Vivement recommandé : « Point Oméga » de Don DeLillo, réflexion autour d’une installation d’art contemporain réfléchissant elle-même « Psychose ». D’une écriture limpide, il parvient aussi à interroger sur le temps – pas seulement cinématographique – en traduisant remarquablement le climat paranoïaque partagé par l’Amérique contemporaine et celle des années ’70 (l’équivalent littéraire de « Profession : reporter », en quelque sorte).