Référence incontournable du film noir (même s’il aborda, avec réussite, d’autres registres), Jean-Pierre Melville illustre dans presque toutes ses œuvres le mécanisme de la fatalité et son emprise sur des hommes seuls, obsédés par l’honneur et en marge de la société moderne.
La carrière de cinéaste de Jean-Pierre Melville débute réellement en 1947 (même s’il avait signé un court métrage, Vingt-quatre heures de la vie d’un clown, en 1946), lorsqu’il porte à l’écran Le Silence de la mer de Vercors (publié clandestinement, en 1942, sous l’occupation allemande) puis, en 1950, Les Enfants terribles de Jean Cocteau. Bien que son deuxième film ne rencontre pas le succès relatif du premier, Melville attire l’attention notamment des futures icônes de la Nouvelle Vague, pour plusieurs raisons : il tourne avec peu de moyens (et doit donc recourir à des procédés atypiques pour l’époque), en décors naturels (pour Le Silence…) et en marge du système. Il se fera même construire ses propres studios, un cas unique en France à l’époque.
Ce n’est donc pas un hasard s’il figure au casting du culte À bout de souffle de Jean-Luc Godard en 1960, dans le rôle d’un écrivain répondant à la journaliste jouée par Jean Seberg (Les sentiments sont un luxe que peu de femmes peuvent s’offrir
). Entre temps, il a réalisé Quand tu liras cette lettre et surtout Bob le flambeur puis Deux hommes dans Manhattan, autant de films dont le succès public reste modeste. En revanche Léon Morin, prêtre (1961), adapté du roman éponyme de Béatrix Beck, remplit les salles de cinéma. Melville a eu la bonne idée de confier à Belmondo, coqueluche de la Nouvelle Vague plutôt associé à des rôles de voyou, un personnage de prêtre dans lequel le comédien se montre très convaincant.
Une anecdote est intéressante à ce sujet : Melville dira que Belmondo, d’abord sceptique face à ce changement de registre dramatique, était entré dans le personnage sitôt après avoir revêtu la fameuse soutane ; or c’est exactement ce qui se passera, un peu moins de dix années plus tard, lorsqu’il offrira à Bourvil l’un de ses rares rôles dramatiques : Bourvil a senti qu’il était capable de composer le commissaire taciturne du Cercle rouge au moment où il a porté son fameux chapeau. Cela pourrait être un détail, mais c’est significatif : chez Melville, l’accessoire est fondamental, il n’a rien de superficiel, il fait partie des motifs qui constituent son esthétique si particulière. Esthétique en grande partie inspirée par le cinéma noir américain.
Melville et l’Amérique
Le réalisateur est en effet passionné par l’Amérique et par le cinéma américain, en particulier le cinéma noir des années 40 et 50. Presque tous les grands films de Melville (excepté L’Armée des ombres, un de ses chefs d’œuvre, et Léon Morin, prêtre.) mettent en scène les accessoires (chapeau, imperméable, revolver) et les codes scénaristiques du film noir (la solitude, le destin, la fatalité, la mort). L’apparence de Melville lui-même faisait explicitement référence à l’esthétique du film noir américain (il était souvent affublé d’un chapeau et de lunettes noires).
Le Doulos (avec Jean-Paul Belmondo et Serge Reggiani), Le Deuxième souffle (avec Lino Ventura et Paul Meurisse), Le Cercle rouge (avec Alain Delon, André Bourvil, Yves Montand et Gian Maria Volontè) ainsi que Le Samouraï (avec Alain Delon et François Périer) dépeignent tous le destin d’hommes seuls, qui obéissent à un code d’honneur strict (ce qui est à mettre en perspective avec le passé de militaire et de résistant du metteur en scène), et qui avancent tous plus ou moins directement vers leur propre perte, comme si le monde moderne n’avait aucune place à leur offrir.
Le tueur solitaire du Samouraï, modèle particulièrement épuré du style Melvillien (récit minimaliste ; dialogues pour ainsi dire inexistants et sans importance), est détaché de tout et de tout le monde. Jeff Costello est une figure glacée qui incarne une esthétique radicale et dont le visage impassible, et la voix lointaine, ne trahissent aucune émotion (les personnages du Cercle rouge ont davantage d’épaisseur, mais l’épure du Samouraï est bien entendu volontaire et calculée).
Une pudeur et une retenue qu’on retrouve chez le réalisateur lui-même, très marqué par une certaine idée de la masculinité et de la dignité (il désapprouvera, par exemple, les anti-héros alcooliques et grossiers de Peckinpah dans le remarquable La Horde sauvage, après avoir exprimé son admiration pour Coups de feu dans la Sierra).
Le style Melville
Si le cinéma de Melville est empreint des codes du film noir, c’est un univers qu’il s’est approprié au point de devenir une référence y compris outre Atlantique. La lenteur, le silence (les héros de Melville parlent peu), la précision des cadrages et du montage (dans lequel Melville s’investissait énormément), la solennité émanant des attitudes de personnages marqués par l’honneur et la dignité sont autant de caractéristiques communes à la plupart de ses films.
Le cinéma de Jean-Pierre Melville représente l’art de la mise en scène et du cadrage à l’état pur. Il pouvait tourner une séquence de cinq minutes à partir de deux lignes de scénario, grâce et à sa science du cadre et du rythme, science que la scène du cambriolage de la bijouterie dans Le Cercle rouge illustre bien. La préparation et le déroulement du casse sont montrés dans leurs plus infimes détails, sans aucune recherche du spectaculaire. C’est pourtant bel et bien du spectacle mais un spectacle sobre, presque une forme de cérémonie où chaque mouvement, chaque geste semble compter, tout en étant, d’une certaine façon, dérisoire (et beau à la fois ; une ambivalence que l’on retrouve, par exemple, chez André Malraux). Peut-être parce que les gestes accomplis sont à la fois l’expression de la force et de la volonté de l’individu et en même temps, ces mêmes gestes restent soumis à un destin et à une fatalité inébranlables.
Ce qui est étonnant, c’est le décalage et le paradoxe propres à l’esthétique de Melville : il transfère dans le cinéma français des années 60 des éléments propres au cinéma américain des années 40-50, mais il le fait d’une telle façon que le résultat est devenu assez intemporel, moderne même, et surtout résolument unique. C’est sans doute ce qui explique, en partie, son influence dans le monde entier.
Une influence internationale
Jean-Pierre Melville est extrêmement respecté et admiré par de nombreux réalisateurs étrangers, qui le citent très régulièrement aussi bien dans des interviews que, indirectement, dans leurs œuvres. John Woo et Quentin Tarantino font partie des exemples les plus flagrants, mais ils sont loin d’être les seuls : Jim Jarmush songeait certainement au Samouraï en tournant Ghost Dog.
En marge des courants… et des vagues
L’ultime film de Melville, sobrement intitulé Un Flic, n’aura pas le succès du Cercle rouge. Le film est maîtrisé mais ne possède pas la force des grands Melville, en dépit de ses qualités. Melville mourra d’une crise cardiaque assez peu de temps après, à l’âge de 55 ans. Il reste aujourd’hui une référence cinématographique incontournable, et un auteur inclassable. Une anecdote est d’ailleurs révélatrice de cette caractéristique : qualifié un temps de père de la Nouvelle Vague, il prendra ensuite largement ses distances avec ce mouvement ; pour rester seul, avec ses lunettes noires et son chapeau de cow-boy, à écrire en silence les trajectoires tragiques de ses alter égo.
2 commentaires
jean pierre melville reste pour moi un génie du cinéma mondial au même titre que sergio leon dans homme identique de par leur façon de raconte des histoire tragique comme dans l armée des ombres pour melville et sergio leon dans il était une foi en Amérique .le cinéma d aujourd’hui a perdu cette force celle d une ouvre engagée qui exploite l esprit humain et le genie jean pierre melville reste pour moi un grand maître du cinéma mondial . fd
Celui qui trouvait ridicule car surdécoupée l’ouverture de « La Horde sauvage », qui jugeait également la pornographie « puérile », doit plus encore à l’Orient qu’à l’Amérique. Melville dépeint des univers ritualisés, fétichisés, suicidaires. Le trouble, la tendresse et la violence de ses films s’expriment et s’exercent dans un cadre essentiellement masculin. Parti de la préciosité de Cocteau, après un crochet par le jansénisme de Bresson, il rencontre sa propre voie, celle d’un maniérisme homoérotique simultanément présent chez Mishima (et dans le western). En ce sens, les mélodrames catholiques de John Woo et surtout le dernier film d’Oshima, « Tabou », s’avèrent profondément « melvilliens ». Pour rappel et confirmation, cet homoérotisme baignait déjà l’œuvre de… Melville, l’auteur admiré de « Moby Dick » auquel il emprunta son pseudonyme – personne n’échappe au cercle rouge, vraiment.