Au cours des années 80, Mickey Rourke a été considéré comme l’un des acteurs américains les plus prometteurs de sa génération. Les noms de James Dean et Marlon Brando ont fréquemment été mentionnés dans les commentaires à son sujet. Il traversa ensuite une longue période qui l’éloigna des plateaux de cinéma et de la consécration attendue, avant son retour sur le devant de la scène au milieu des années 2000.
Cet article se penche plus spécifiquement sur la première partie de sa carrière, marquée par un trio de films clés : Rusty James, L’Année du dragon et Angel Heart.
Kazan : la meilleure audition depuis 30 ans
Les acteurs témoignant à la fois d’une forte présence naturelle et d’une riche palette de jeu tendent à susciter un peu plus d’admiration que les autres (sans vouloir discréditer les comédiens à l’aise dans peu de registres distincts : beaucoup d’entre eux sont remarquables, bien entendu). Par exemple, l’aura singulière de Marlon Brando est perceptible dans tous ses films et dans le même temps, il adopte selon les rôles une diction, des expressions et une gestuelle différentes ; il suffit de regarder Sur les quais, La Poursuite impitoyable, Reflets dans un œil d’or et The Missouri Breaks pour prendre la pleine mesure de cela. En France, le même constat s’impose quant à Gérard Depardieu, entre autres : il trimballe une présence impressionnante mais on ne peut prétendre que son jeu est similaire d’un film à l’autre – la vision successive de La Femme d’à côté de François Truffaut puis de Police, de Maurice Pialat, le démontre clairement.

On retrouve cette qualité chez Mickey Rourke, grand admirateur de Brando (et de Montgomery Clift), et que l’on compara à son idole dans les années 80. Elia Kazan aurait dit de la première audition de Rourke à l’Actors Studio qu’elle était la « meilleure depuis 30 ans » ; or le metteur en scène savait de quoi il parlait : il avait dirigé, précisément, Marlon Brando dans Un Tramway nommé désir, Viva Zapata et Sur les quais mais aussi d’autres grands comédiens comme Eli Wallach (Baby Doll), Kirk Douglas (L’Arrangement) et Robert de Niro (Le Dernier Nabab).
Les débuts
Né en 1952 à Schenectady, dans l’État de New York, d’une mère et d’un père ayant, respectivement, des origines écossaises et irlandaises, Mickey Rourke se passionne dès l’adolescence pour la boxe. Après une première expérience dans cette discipline en tant qu’amateur, interrompue en 1972 (il avait alors 20 ans), Rourke se tourne peu à peu vers la comédie tout en cumulant divers emplois alimentaires. Il passera par le mythique Actors Studio et recevra des cours particuliers de Sandra Seacat, une actrice, réalisatrice et professeure qui compte notamment parmi ses autres anciens étudiants Jessica Lange, Laura Dern et Meg Ryan (c’est d’ailleurs Seacat qui convainquit Jane Campion d’auditionner Meg Ryan dans un contre-emploi pour son thriller érotique In The Cut). Seacat est connue pour son approche atypique, mélangeant des éléments issus de la méthode de Lee Strasberg, du Siddha Yoga et de l’analyse jungienne des rêves…
Après une apparition dans 1941 de Steven Spielberg (en 1979), Mickey Rourke tient un petit rôle dans le superbe La Porte du paradis, de Michael Cimino. Il y incarne Nick Ray, un ami de Nate Champion (Christopher Walken). Selon les dires de Walken, Rourke lui avait déjà parlé, sur le tournage du film, de Homeboy, un projet très personnel (puisque lié à la boxe) qui verra le jour 8 ans plus tard.
Rourke n’a que quelques répliques dans La Porte du paradis et c’est surtout dans La Fièvre au corps (Body Heat, 1981), un thriller teinté d’érotisme de Lawrence Kasdan avec Kathleen Turner en femme fatale, qu’il se fait remarquer. Encore une fois, son rôle est secondaire mais son jeu, sa voix (plutôt haute et douce à l’époque) et son physique lui permettent de se démarquer lors des deux scènes où il apparaît. Lorsqu’il donne la réplique à William Hurt, qui tient le rôle principal du film, il vole un peu la vedette à son partenaire, pourtant talentueux.

Un an plus tard, il côtoie une nouvelle génération d’acteurs alors débutants – dont Kevin Bacon, Ellen Barkin, Daniel Stern et Steve Guttenberg – dans Diner, attachant « buddy movie » de Barry Levinson dont l’histoire se déroule à l’aube des sixties. Sa composition lui vaut une récompense de la National Society of Film Critics, pour le meilleur rôle secondaire.

Le Motorcycle Boy, héros romantique et tragique
C’est en incarnant le fameux Motorycle Boy dans Rusty James (Rumble Fish, 1983), de Francis Ford Coppola, que Mickey Rourke obtient son premier grand rôle. Il interprète un ancien chef de bande charismatique qui ne se retrouve pas dans l’image que les autres ont de lui. Conditionné par son reflet dans le regard d’autrui (d’où la métaphore du « rumble fish », poisson se ruant vers sa propre image sur la paroi d’un aquarium), il évolue dans une sorte de prison sociale et existentielle.

Le Motorcycle boy est un personnage lunaire, romantique et tragique (dans le mesure où il est prisonnier d’un destin sur lequel il n’a pas de prise). Par certains aspects, il évoque le délinquant rêveur et solitaire campé par Paul Newman dans Luke la main froide : les deux personnages ont de commun qu’on leur attribue un statut de leader alors qu’ils n’ont pas la moindre idée d’où aller (if you’re gonna lead people, you have to have somewhere to go
).
Voici un extrait de Rusty James réunissant Mickey Rourke, Matt Dillon et William Smith.
En termes de jeu et de présence, Rourke franchit un palier dans ce film (sur ce point, il faut sans doute créditer, en partie, Coppola pour sa direction d’acteurs) ; son travail sur la voix, sa manière de bouger, cette façon de presque murmurer ses répliques souligne habilement le décalage entre le statut de caïd et la vérité intime du personnage. Le film est aussi le début d’une relation particulière entre Rourke et le public français, qui apprécie davantage Rusty James que les spectateurs américains.
Le casting de cette œuvre magistrale comprend également Tom Waits, Dennis Hopper, Nicolas Cage, Chris Penn (le frère de Sean) et Matt Dillon. Le hasard voudra que Rourke et Dillon allaient plus tard chacun incarner l’alter égo de l’écrivain Charles Bukowski au cinéma, respectivement dans Barfly et Factotum.
Retrouvailles avec Michael Cimino
L’année suivante (en 1983), Rourke est à l’affiche du Pape de Greenwich Village dans lequel il forme, avec Eric Roberts, un duo attachant ; il figure également au casting d’Eureka, de Nicolas Roeg. Mais c’est surtout grâce à L’Année du dragon (1985), pour lequel il retrouve le réalisateur Michael Cimino, qu’il a de nouveau l’occasion de briller. Il y campe le rôle d’un inspecteur de police (Stanley White) à la fois buté, colérique, seul et désemparé ; autant de caractéristiques que l’acteur exprime à merveille, grâce à une palette de jeu décidément large.

Le scénario, qui décrit une enquête sur la mafia chinoise à Chinatown, est signé Oliver Stone (Cimino, en délicatesse – doux euphémisme – avec les studios depuis l’échec commercial de La Porte du paradis ne bénéficia pas de la même liberté que sur ses précédents films). Il s’agit d’une adaptation du roman Year of the Dragon de Robert Daley, qui fut membre de l’US Air Force pendant la guerre de Corée puis commissaire au New York City Police Department. Si l’ombre de la guerre du Vietnam rôde en arrière plan de ce polar épique et lyrique (White mène en quelque sorte sa propre guerre dans le film), il faut donc y voir une correspondance non seulement avec le fameux Voyage au bout de l’enfer du même Cimino mais également avec la biographie de Daley.
Rourke livre une composition à la fois survoltée, intense et nuancée qui sera louée par les critiques et les spectateurs, même si le film déplut à certains (dont la célèbre critique Pauline Kael) et fut taxé de racisme (on avait, déjà, tendance à confondre le comportement d’un personnage avec les opinions de l’auteur d’un film ; erreur d’appréciation devenue monnaie courante de nos jours).
Voici une scène du film où il donne la réplique à Ariane Koizumi. La musique est de David Mansfield, qui avait déjà signé celle de La Porte du paradis.
Vient ensuite le célèbre 9 semaines et demie, d’Adrian Lyne, réalisateur de Flashdance et de L’Échelle de Jacob (film d’horreur culte traitant de la guerre du Vietnam), connu également pour ses thrillers « hot » (Liaison fatale, Proposition indécente) qui ont titillé l’imagination de plusieurs générations de collégiens… 9 semaines et demie divise la critique mais confère à Rourke un statut de sexe-symbole, tandis que le striptease finalement assez sage (rétrospectivement) de Kim Basinger, rythmé par le You Can Leave Your Hat On de Joe Cocker (reprise d’une chanson de Randy Newman), marquera les mémoires.
I know who I am!
Je me souviens du tournage d’Angel Heart avec Robert de Niro en 1987, il avait ce que je n’avais pas, cette incroyable capacité à se concentrer alors que je me répandais partout.
Mickey Rourke dans une interview donné au magazine L’Optimum, en mars 2009
Un an plus tard, Rourke trouve dans le tourmenté Angel Heart un rôle qui lui permet d’explorer un autre registre de jeu. Sa composition de détective privé désinvolte, tenaillé par une angoisse grandissante, reste l’une des plus brillantes de sa carrière. Par ses intonations, ses tics gestuels, ses mouvements et ses regards, il parvient à rendre palpable le malaise croissant d’un personnage plongé dans l’atmosphère moite et poisseuse d’un thriller fantastique (voire horrifique) tortueux, brillamment réalisé (par Alan Parker) et photographié (par Michael Seresin).

Rourke donne ici la réplique à Charlotte Rampling (excellente dans un rôle secondaire), à Lisa Bonet (très loin de son rôle d’adolescente dans Cosby Show) et à l’immense Robert de Niro, chez lequel il observe, de son propre aveu, une capacité à se concentrer dont lui-même se sent incapable. Mais cette agitation sert en réalité sa performance, puisqu’elle traduit les doutes vertigineux auxquels son personnage est confronté (de même que le malaise d’Al Pacino sur le tournage de Cruising fait écho à celui vécu par Steve Burns – les exemples de ce type sont probablement nombreux).

La collaboration entre un Rourke stressé et un De Niro en apparence impassible fut extrêmement tendue. Conformément au rapport ambigu qui lie leurs personnages respectifs, De Niro décida d’emblée d’adopter une attitude froide à l’égard de son partenaire (cette technique consistant à transposer des éléments de scénario dans la réalité se retrouve, par exemple, chez Daniel Day Lewis), tandis que son goût de l’improvisation déstabilisait régulièrement celui-ci. Si l’expérience fut visiblement désagréable pour les deux comédiens, toujours en froid à l’heure actuelle (Rourke prétend que De Niro aurait mis son veto pour sa participation au film The Irish Man), le résultat à l’écran est saisissant : leurs scènes communes donnent à voir un niveau d’interprétation remarquable (Alan Parler utilisa l’image d’un combat de boxe pour caractériser les interactions entre Rourke et De Niro sur le plateau).

Angel Heart (nettement mieux reçu en France qu’aux USA, où le film est jugé trop sombre et glauque) représente l’apogée de la carrière de Rourke au cours de la décennie 80 ; Adrian Lyne dira d’ailleurs que s’il était mort après ce film, Rourke aurait été l’équivalent d’un James Dean dans la culture américaine…
L’hommage de Bukowski
En 1987, Mickey Rourke partage l’affiche de Barfly avec Faye Dunaway. Le film, un peu brouillon mais attachant, est signé Barbet Schroeder sur un scénario du célèbre (et brillant) écrivain américain Charles Bukowski. D’abord un peu dérouté par la prestation de Rourke (il évoqua un léger « surjeu »), Bukowski se montra par la suite bien plus élogieux à l’égard de l’interprète :
Ce qui m’a surpris, c’est qu’il a ajouté une dimension supplémentaire au personnage. Mickey a visiblement vraiment aimé son rôle, et sans exagération il a apporté sa propre touche, sa folie, sa vision à Henry Chinaski sans détruire l’intention ou le sens du personnage. Ajouter de l’esprit à de l’esprit peut être dangereux, mais pas quand il s’agit d’un sacré bon acteur.
Charles Bukowski à propos de Mickey Rourke dans Barfly

Dérapages incontrôlés
Les films tournés par Rourke juste après Barfly ne sont pas au niveau de ceux qui l’ont rendu célèbre. Homeboy (basé sur son propre scénario) reçoit un accueil mitigé ; Rourke se reprochera notamment d’avoir confié la réalisation à Michael Seresin, brillant chef opérateur (il a photographié, entre autres, Angel Heart et L’Usure du temps) mais metteur en scène inexpérimenté (selon ses dires). Bob Dylan exprimera son admiration pour la performance de l’acteur dans le film (le film partait sur la lune à chaque fois qu’il apparaissait à l’écran
) ; reste que le résultat ne convainc pas totalement.
L’Orchidée sauvage surfe maladroitement sur la vague de 9 semaines et demie et coule très rapidement. Desperate Hours, remake d’un film avec Bogart, réunit un Cimino et un Rourke tous deux grillés, le premier pour l’échec commercial déjà évoqué de La Porte du paradis et le second pour son attitude de plus en plus instable. Il refuse de nombreux rôles ou oublie de répondre aux sollicitations ; Rourke aurait ainsi été contacté pour jouer dans des films comme 48 heures de plus, Platoon, Rain Man, Le Silence des agneaux et même, au milieu des années 90, Pulp Fiction (concernant le rôle finalement tenu par Travolta). Au lieu de cela, le voilà au générique de Harley Davidson et l’homme aux santiags (1991)…

En 1991, il décide de repartir sur le ring (j’étais autodestructeur et n’avais aucun respect pour moi en tant qu’acteur
, dira-t-il) et contrairement à certaines rumeurs, il se montre plutôt habile boxeur en affichant un bilan largement positif (six victoires dont quatre par KO, zéro défaite, deux matchs nuls). Malheureusement, il reçoit des coups sévères et une opération chirurgicale ratée abîme définitivement son visage.
Le come-back
Coupé au montage de La Ligne rouge de Terrence Malick, Mickey Rourke devra attendre Sin City (2005) et le rôle de Marv (dans lequel il excelle) pour effectuer son grand retour, même si sa performance dans Animal Factory (2000) de Steve Buscemi avait été remarquée. Mais c’est surtout dans The Wrestler de Darren Aronofsky qu’il se hisse au niveau de ses meilleures performances. J’en profite pour confier une anecdote personnelle : alors que nous faisions la queue pour un autre film avec des amis à l’UGC des Halles vers 2008, une ouvreuse nous invita à assister à la séance du film précité, où étaient présents le réalisateur et Rourke en personne. Je me souviens encore de ce dernier s’écriant I should blow him!
pour témoigner de sa gratitude envers Aronofsky, avant de mimer vaguement une fellation… Je me souviens également des murmures d’admiration dans la salle quand Rourke évoqua Rusty James.
Reste que pour ma part, Mickey Rourke est avant tout associé à la décennie 80 et à trois films remarquables qui ont marqué ma mémoire de spectateur. Trois films dans lesquels il est parvenu à imposer une présence unique, tout en composant des personnages extrêmement différents. Si je devais en choisir un, ce serait probablement le Coppola ; après tout, c’est écrit sur les murs : The Motorcycle Boy reigns
!
3 commentaires
Une chronique très bien faite mais une erreur par-contre : ce n’est pas le rôle de Travolta que Mickey Rourke aurait pu avoir pour Pulp Fiction mais celui de Bruce Willis. Mais au final même si je l’ai moi-même mit dans mon article sur Rourke, on est même pas sûrs que Tarantino le voulait pour ce film car il ne l’a jamais confirmé ni même mentionné son nom quand il parle du processus de casting de PF. Contrairement à Boulevard de la mort où Tarantino a dit dans le podcast de Joe Rogan que Rourke devait jouer le rôle de Kurt Russell.
Merci pour ce correctif !
De rien !