Film de Michael Cimino
Titre original : The Deer Hunter
Année de sortie : 1978
Pays : États-Unis
Scénario : Deric Washburn
Histoire : Michael Cimino, Louis Garfinkle, Quinn Redeker, Deric Washburn
Directeur de la photographie : Vilmos Zsigmond
Montage : Peter Zinner
Musique : Stanley Myers
Avec : Robert De Niro, Christopher Walken, John Cazale, John Savage, Meryl Streep, George Dzundza, Chuck Aspegren, Shirley Stoler, Rutanya Alda.
Nick: I don’t think about that much with one shot anymore, Mike.
Michael: You have to think about one shot. One shot is what it’s all about. A deer’s gotta be taken with one shot.
Avec Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino signe un drame romanesque magistral, qui allie tragédie intime et collective avec brio.
Synopsis du film
Dans une petite ville de Pennsylvanie, Michael (Robert de Niro) et Nick (Christopher Walken), deux amis qui travaillent à l’usine de sidérurgie locale, savourent leurs derniers instants de liberté avant leur départ pour le Vietnam. Avec leur famille et leurs amis, dont Linda (Meryl Streep), ils célèbrent le mariage de Steven (John Savage), également mobilisé pour la guerre, et d’Angela (Rutanya Alda).
Quelques temps plus tard, les trois jeunes appelés se retrouvent en plein cœur des combats…
Critique de Voyage au bout de l’enfer
Voyage au bout de l’enfer fut l’un des premiers films importants traitant de la guerre du Vietnam à être sorti au cinéma après la fin du conflit, survenue trois ans plus tôt (en 1975). Grand succès public et critique, quoique l’objet de controverses que nous évoquerons, ce deuxième film de Michael Cimino (qui avait déjà signé Le Canardeur) le consacra comme l’un des immenses réalisateurs de sa génération, aussi bien aux yeux des critiques que des producteurs ; statut qui lui permettra, dès son film suivant (La Porte du paradis), de bénéficier de moyens assez considérables, pour les conséquences (admirables sur le plan artistique ; désastreuses au niveau financier) que l’on connaît.
De l’art de dépeindre des personnages, une communauté, un environnement
Voyage au bout de l’enfer se divise en trois parties distinctes : la première se déroule avant le départ de Steven (John Cavage), Michael (Robert de Niro) et Nick (Christopher Walken) pour le Vietnam ; la seconde les plonge tous trois dans la guerre ; la troisième raconte le retour de Michael en Pennsylvanie.
Ce parti-pris scénaristique permet de présenter de façon rigoureuse et détaillée non seulement les nombreux personnages mais aussi leur communauté (russo-américaine), leur environnement, leurs relations, leur travail et leur culture – ce qui aurait bien entendu été impossible si le film avait débuté d’emblée dans la jungle vietnamienne (à moins bien entendu de recourir au procédé du flashback).
Ce genre de découpage narratif est typique du cinéma de Michael Cimino, qui l’utilisera à nouveau pour La Porte du paradis, dans lequel il consacrera deux heures au développement du contexte et des personnages avant de plonger ces derniers dans l’événement central du film (la guerre du comté de Johnson). Dans ces deux films, le réalisateur parvient à restituer avec une grande justesse l’intimité des personnages, et à développer des enjeux dramatiques aussi bien à un niveau individuel que collectif et historique. C’est de cette manière qu’il parvient à susciter, chez le spectateur, une empathie et une émotion rares, et à donner au récit une grande profondeur, puisqu’il mêle habilement « petite » et grande histoire (la tragédie intime reflétant la tragédie d’une nation, et vice-et-versa).

Au premier plan, de gauche à droite : John Cazale, Chuck Aspegren, John Savage, Christopher Walken et Robert de Niro.
Si le cinéma de Cimino présente une dimension lyrique et romanesque évidente, il témoigne également d’un fort souci de réalisme et d’authenticité (ce qui n’est bien entendu pas incompatible). Par exemple, dans la fameuse (et longue) séquence du mariage, tous les sons (les dialogues, la musique jouée par l’orchestre, les bruitages) sont enregistrés simultanément, la post-synchronisation n’étant employée que pour quelques répliques. On entend parfois difficilement certains dialogues, d’où un plus grand sentiment d’immersion. Lors de la scène dans le bar qui clôt la première partie du film (qui comporte ce moment culte où les acteurs entonnent le célèbre Can’t Take My Eyes Off You), c’est réellement Georges Dzundza qui interprète le prélude de Chopin ; l’acteur, qui ne savait pas jouer du piano, a appris ce morceau pour les besoins du film.
Ces différents choix de réalisation, loin d’être anecdotiques, sont fondamentaux et contribuent à donner à des scènes très simples sur le papier, qu’un metteur en scène ordinaire aurait rendu plates voire ennuyeuses, une résonance et une justesse qui permettent de tisser un lien intime entre le spectateur et les personnages du film. Lien qui explique pourquoi Voyage au bout de l’enfer est aussi émouvant.
Le rapport à la nature
Nick:I like the trees, you know? I like the way that the trees are on mountains, all the different… the way the trees are.
Les paysages tiennent une place centrale dans le cinéma de Michael Cimino. Le metteur en scène les sélectionne soigneusement au cours des repérages pour mieux les sublimer et les inscrire dans l’histoire, créant entre les protagonistes et les décors naturels un rapport profond, voire spirituel dans certains cas. Ainsi la forêt et les montagnes dans lesquelles les personnages de Voyage au bout de l’enfer partent chasser ont une valeur et une signification qu’expriment aussi bien la réalisation de Cimino que la remarquable photographie de Vilmos Zsigmond (chef opérateur sur Le Rêve de Cassandre, Blow Out, John McCabe, Rencontre du troisième type, La Porte du paradis, Délivrance…).
Le personnage qui entretient le lien le plus fort avec la nature dans le film est Michael (Robert de Niro), qui au début du film évoque un dicton indien en regardant le soleil, avant d’être raillé par ses amis. La scène où il part chasser après son retour du Vietnam a une dimension pour ainsi dire sacrée – elle témoigne de l’évolution de son rapport à la vie et à la nature après son expérience de la guerre. C’est cet aspect fondamental que souligne très bien le titre original du film (The Deer Hunter, qui signifie littéralement Le Chasseur de cerfs) et que le mauvais titre français a pour sa part totalement mis de côté. Nick (Christopher Walken) nourrit également une relation forte avec la nature, comme en témoigne la citation mise en exergue ci-dessus.
Un film parfois mal compris
C’est brutalement et sans transition que Voyage au bout de l’enfer nous plonge dans la guerre du Vietnam (même si le début du film était chargé de sombres prémonitions, comme le vin qui coule sur la robe de mariée d’Angela, ou encore la réaction du militaire interpellé par Michael pendant le mariage) : au prélude de Chopin joué par George Dzundza et au silence pesant qui le ponctue succède aussitôt le bruit d’un hélicoptère et une violente scène de combats, puis la fameuse et ahurissante séquence de la roulette russe, remarquablement filmée et interprétée, qui fut l’objet de tant de controverses – la pratique de cette torture pendant la guerre du Vietnam n’ayant jamais été historiquement avérée. Cimino évoqua vainement des témoignages accréditant sa version ; il déclara aussi que la roulette russe était une manière de montrer à quel point la guerre confronte le soldat à l’idée constante de sa propre mort.
Mais on lui reprocha plus généralement de dépeindre les Vietcongs comme des sadiques et les soldats américains comme des victimes, alors qu’à l’époque du tournage, cela faisait longtemps que l’intervention américaine au Vietnam était largement (et à juste titre) critiquée (même vivement condamnée) par de nombreux américains (y compris par des vétérans). Certains spectateurs devaient donc attendre du film qu’il reflète, de manière explicite, ce point de vue légitime. Mais si La Porte du paradis propose une analyse sociale et politique de la guerre du comté de Johnson, Voyage au bout de l’enfer adopte une approche différente, en ce sens que le réalisateur ne parle pas du conflit à proprement parler – ou disons plutôt qu’il n’en propose pas une analyse spécifique.
Voyage au bout de l’enfer est un film à hauteur d’hommes, dont l’unique objectif est de montrer les effets dévastateurs de la guerre sur la vie des soldats et de leurs proches. Et ce n’est pas parce que le film met en scène des américains qu’il nie les impacts tragiques de la guerre sur les habitants du Vietnam (et sur l’environnement) – ce n’est simplement pas le sujet ici. L’histoire pourrait d’ailleurs être transposée à plusieurs époques : Voyage au bout de l’enfer traite en effet de l’horreur de la guerre en général, pas précisément de celle qui, en l’occurrence, bouleverse le quotidien des protagonistes du film (même si le caractère absurde de la guerre du Vietnam, que la plupart des décideurs savaient perdue d’avance, renforce la dimension dramatique du récit).
Une illustration saisissante des impacts de la guerre
Dans la dernière partie, celle qui dépeint le retour de Michael en Pennsylvanie, Cimino rend parfaitement compte du décalage avec le début du film : on est très loin des scènes de liesse, de fête qui ponctuent celui-ci. Le changement d’atmosphère et d’état d’esprit des personnages montrent à quel point plus rien ne peut être pareil après une telle expérience, que ce soit pour les soldats revenus au pays ou, d’une autre manière, pour certains de leurs proches. Rarement un film de guerre avait alors illustré cet aspect de façon aussi saisissante.
Le scénario développe les rapports entre Michael et Linda (Meryl Streep), lesquels tentent de se soutenir et de se réconforter mutuellement, tout en étant chacun inévitablement confronté à sa propre solitude et à son désarroi. Leur relation souligne sans cesse l’absence criante de Nick – dont ils ignorent ce qu’il est advenu – et plus généralement le changement inaltérable du cours des choses. Les scènes d’intimité entre eux témoignent du romantisme typique du cinéma de Michael Cimino, comme de son approche très juste et sensible des relations entre hommes et femmes, qu’il laisse s’épanouir et s’exprimer dans de longues séquences peu dialoguées mais pleines de sens et d’émotion.
Cavatina, le très beau thème à la guitare écrit par le britannique Stanley Myers, est utilisé de nombreuses fois pour renforcer le sentiment de mélancolie et de nostalgie qui imprègne toute la dernière partie du film. À noter que ce morceau n’a pas été composé pour Voyage au bout de l’enfer mais pour The Walking Stick, sorti en 1970 (même s’il est aujourd’hui clairement associé au film de Cimino).
On retrouvera un schéma assez similaire de triangle amoureux (ici composé de Michael, Nick et Linda) dans La Porte du paradis, où Ella Watson (Isabelle Huppert) est aimée à la fois par James Averill (Kris Kristofferson) et par Nate Champion (Christopher Walken). Dans les deux films, l’épaisseur, la consistance des trois personnages et la justesse de leurs relations révèlent des qualités d’écriture et de mise en scène assez extraordinaires. Cimino parvient ainsi, avec le concours d’excellents comédiens, à créer des moments d’intimité délicats et précieux, qui impriment la mémoire du spectateur.
God Bless America…
La scène finale, où les personnages chantent God Bless America (chanson écrite en 1918 par le brillant Irving Berlin), fut aussi l’objet de polémiques : certains y décelèrent une sorte de patriotisme malvenu dans le contexte. Jane Fonda (La Poursuite impitoyable) pesta contre le film et sa conclusion. C’est pourtant l’une des séquences les plus émouvantes de l’histoire du cinéma. La seule chose que l’on y voit, ce sont des personnages qui, dans la douleur, s’unissent à travers un chant qu’ils connaissent tous, et qui incarne en l’occurrence non pas une quelconque forme de nationalisme, mais leurs liens avec leurs proches et leur cadre de vie.
À propos du casting
Voyage au bout de l’enfer offrit à Christopher Walken et Meryl Streep leur premier grand rôle au cinéma. Walken avait incarné une année auparavant le frère névrosé de Diane Keaton dans Annie Hall, de Woody Allen. Cimino lui confiera à nouveau un rôle majeur (celui de Nate Champion) dans son film suivant, La Porte du paradis. Meryl Streep fut nominée aux Oscars pour le rôle de Linda, qui lança sa carrière. Elle jouera deux ans plus tard dans le célèbre Manhattan (encore un Woody Allen…). Ce fut également le premier rôle important de John Savage, qui tournera en 1984 dans Maria’s Lovers, aux côtés de Nastassja Kinski et Robert Mitchum.
Le casting inclut également des amateurs, comme Chuck Aspegren que Robert de Niro et Michael Cimino avaient remarqué alors qu’ils visitaient une aciérie.
La star du film était indéniablement Robert de Niro, qui à l’époque avait déjà brillé dans plusieurs longs métrages de Martin Scorsese, dont Mean Streets et surtout Taxi Driver. Il avait également joué dans 1900, de Bertolucci, aux côtés de Gérard Depardieu, et dans Le Parrain II, de Francis Ford Coppola, où figure également John Cazale, autre acteur confirmé faisant partie du casting de Voyage au bout de l’enfer. Cazale a une brève mais brillante filmographie, puisqu’il joue donc dans les deux premiers volets du Parrain mais également dans Conversation secrète, du même Coppola, et dans Un Après-midi de chien, de Sidney Lumet. Atteint d’un cancer pendant le tournage de Voyage au bout de l’enfer, il mourra peu de temps avant la sortie du film.
Voyage au bout de l'enfer reflète une qualité essentielle chez son auteur : celle de parvenir à nous faire ressentir le quotidien d'une communauté, l'intimité des individus qui la composent, et enfin la tragédie historique et personnelle dans laquelle ceux-ci sont plongés. Un pur chef d’œuvre, éminemment intemporel.
8 commentaires
Tu a tout dit . Une fresque a la Dostoievki. Du cinéma qui boulverse l’ame. Je me souvient de la scene ou Christopher Walken comtemple les cerceuils a l’hospital avec en haut a gauche le drapeau américain… Pour la scene finale, je la vois plus comme une catharsis. Et Hanoi Jane pédale encore une fois de plus dans la semoule.
Tu m’as appris quelque chose ! J’ignorais que Jane Fonda était surnommée « Hanoi Jane » ! Je pense qu’elle a réagi un peu bêtement. Je préfère penser à elle dans « La poursuite impitoyable », quel film !
Elle s’etait fait remarquer a coté de nord vietnamiens pendant le conflit sur un canon. Inutile de te dire que les veterans l’avaient bien apprécié… Et aussi dans la maison du lac avec son pere.
ce film a été un des meilleurs que j’ai pu voir tellement il nous prend du début jusqu’à la fin, je me souviens de cette scène du mariage de « Steven et Angela » avec la coupe de champagne…les acteurs sont magnifiques, christopher walken excellent (les scènes de la roulette russe). homme sensible à l’extrême, celui qui va changer et devenir un homme bouffé aveuglé par la haine et la violence, traumatisé par la guerre.
C’est l’amitié et l’amour que la guerre meurtrie et divise. La star du film n’est pas tant robert de niro pour moi, il tient le rôle central, les stars c’est tout le monde, savage, meryl streep, etc. avec une mention spéciale pour walken, (pourtant j’adore de niro qui joue souvent dans des fresques comme ça souvenez vous de « il était une fois l’amérique »)
« Voyage au bout de l’enfer » est un film à la fois physique, sensible et spirituel » c’est ça, il scotche. il y a la grâce de Linda (meryl streep), la sensibilité de Nick (walken), l’innocence de steven (savage (, la maîtrise de mickael (de niro). sans oublier john cazale qui est tout aussi bon. c’est triste mais c’est beau.
Votre critique est de qualité, je suis impressionné par sa richesse.
The Deer Hunter m’a beaucoup ému et seuls les Américains sûrement savent faire un film comme ça. Je regretterai simplement que, comme le film prend son temps – ce qui n’est un mal ici, il parait malgré tout un peu long… Meryl Streep y est sinon sublime.
Qu’a fait Michael Cimino après ce film et Les portes du paradis ? A-t-il été complètement banni du cinéma ?
L’échec commercial phénoménal de « La Porte du paradis », qui est pourtant un superbe film, l’a effectivement condamné à Hollywood. Il y aura un sursaut au milieu des années 80 avec « L’Année du dragon » qui à mon sens est un très bon film policier, mais depuis… aucun film important à proprement parler. Il y a quelques années, il parlait d’adapter « La condition humaine » de Malraux ; malheureusement il y a de grandes chances que ce projet ne soit jamais financé.
Grand film épique et choral qui tire son ton élégiaque, au-delà des conséquences du conflit, vietnamien ou autre, du constat courageux de l’échec de l’utopie américaine du melting-pot. Cimino reprendra cette thématique presque jusqu’à la caricature dans « L’Année du dragon ». Revenu de l’enfer, le chasseur découvre sa propre altérité, qui l’isole de sa communauté. Le « vivre ensemble » s’impose comme la première victime de la guerre, bien plus que l’innocence (accroche du « Platoon » de Stone avec son Dafoe crucifié).
Vous avez làfort bien résumé ce chef d’oeuvre de réalisme qu’est le film « Voyage au bout de l’enfer »; Michael Cimino a réussi à faire comprendre aux imbéciles un rien va-t-en guerre que la guerre, justement , ce n’est pas une partie de plaisir (à l’image des personnages de Michael et de Nick pendant la scène de mariage charriant un vétéran du Vietnam qui leur répliquera un vif « oh ! Fais pas chier! « ) avant que ces derniers ne se rendent compte sur place de la terreur à vivre.
Sans oublier la fameuse scène de roulette russe et le jeu incroyable de Robert De Niro qui sortait tout juste du succès de « Taxi Driver ». Un must absolu !