Film de Woody Allen
Titre original : Cassandra’s Dream
Année de sortie : 2007
Pays : États-Unis, Royaume-Uni, France
Scénario : Woody Allen
Directeur de la photographie : Vilmos Zsigmond
Montage : Alisa Lepselter
Musique : Philip Glass
Avec : Colin Farrell, Ewan McGregor, Hayley Atwell, Sally Hawkins, Tom Wilkinson.
Le père : Like the poet said:
The only ship certain to come in has black sails.
Après Crimes et délits et Match Point, Woody Allen livre à nouveau, à travers Le Rêve de Cassandre, une réflexion sur le mal, la morale et la culpabilité. Ce conte moral empreint de tragédie est servi par deux des meilleurs comédiens de leur génération, Colin Farrell et Ewan McGregor, et par l’écriture et la mise en scène toujours aussi précises et maîtrisées du célèbre réalisateur new-yorkais. Une réussite.
Le Rêve de Cassandre : synopsis
Ian (Ewan McGregor), employé dans le restaurant de son père, et Terry (Colin Farrell), qui travaille dans un garage, sont deux frères d’origine modeste qui vivent dans le sud de Londres. Terry rêve d’ouvrir un magasin de sports et parie beaucoup d’argent aux courses et au poker ; Ian tente de réunir des fonds pour ouvrir des hôtels en Californie. Leur modèle est le frère de leur mère, l’oncle Howard (Tom Wilkinson), qui a fait fortune et vit désormais entre les États-Unis et la Chine.
Un jour, Terry cumule une dette de 90 000 livres en perdant au poker. Profitant de la visite de leur oncle Howard, de passage pour l’anniversaire de leur mère, les deux frères lui demandent une aide financière. Howard semble d’abord accepter, avant de proposer à ses neveux un marché particulièrement inattendu et vertigineux…
Critique du film
On connait surtout Woody Allen pour ses films oscillant souvent entre drame et comédie et explorant les relations amoureuses (voir Annie Hall, l’un de ses classiques) et les questionnements existentiels sur un ton mêlant légèreté et amertume, optimisme et pessimisme, espoir et résignation. Le récent Vicky Cristina Barcelona (2008) mélangeait habilement ces différents ingrédients, avec la justesse et la finesse d’observation caractéristiques du metteur en scène et scénariste. Avec Crimes et Délits (1989), il avait ajouté à ses sujets de prédilection une thématique jusque là inédite dans sa filmographie (bien qu’esquissée, sur un ton beaucoup plus comique, dans Guerre et Amour) : le meurtre et les questionnements moraux qu’il soulève. Son premier film tourné en Angleterre, Match Point (2004), constituait une deuxième variation, plus grave encore, autour de ce sujet.
Tourné juste après la comédie policière Scoop, Le Rêve de Cassandre aborde la même thématique que Crimes et Délits et Match Point : dans ces trois films, le réalisateur met en scène des personnages qui envisagent de tuer (ou de faire tuer, comme dans Crimes et Délits) tantôt pour protéger leur couple, leur réputation et leur statut social (Crimes et Délits et Match Point), tantôt pour éponger leurs dettes et financer leurs projets d’avenir, à l’image des deux frères incarnés par Ewan McGregor et Colin Farrell dans Le Rêve de Cassandre (ce dernier ayant la particularité de se dérouler dans un milieu social modeste, fait rare chez Woody Allen). À chaque fois, ce qui intéresse le réalisateur est d’analyser les raisons et les circonstances qui poussent à considérer un aussi terrible choix (la pression sociale, par exemple, est omniprésente dans les trois films), les dilemmes moraux (et religieux) qui assaillent les personnages avant l’acte, et enfin leur manière de gérer l’après
.
Si le lien thématique entre ces trois films est donc très fort, le traitement, lui, diffère, et Woody Allen est parvenu à créer autour du même sujet des œuvres à la fois proches et très nettement distinctes. Dans Crimes et Délits, il n’y a pas d’ordre moral à proprement parler ; il faut faire le bien uniquement par conviction, les crimes les plus abjects n’étant punis ni par la loi, ni par dieu, ni par la conscience (le personnage de Judah finit par se libérer de sa culpabilité, tandis que les personnages les plus justes du film connaissent la solitude, la souffrance et la frustration). Au milieu de ce chaos total, même le philosophe optimiste qui sert de guide spirituel au personnage interprété par Woody Allen se suicide en laissant comme simple mot : Je suis passé par la fenêtre…
Match Point est plus ambigu : si la chance sourit bien à l’assassin incarné par Jonathan Rhys-Meyers, on ignore si son acte le hantera à jamais ou non.
Le Rêve de Cassandre adopte un angle un peu différent, plus tragique, comme le laisse supposer son titre (Cassandre est une figure tragique de la mythologie grecque). C’est d’ailleurs, d’une certaine façon, le plus théâtral (et le plus moral) des trois, et on sent que le réalisateur s’est amusé à orchestrer cet engrenage implacable de la fatalité et du destin en songeant probablement aux films noirs cultes des années 40-50, pour au final livrer l’une de ses œuvres les plus classiques : si l’on considère la trame en elle-même, elle pourrait être celle d’un polar conventionnel, tant elle reproduit fidèlement les mécanismes et ressorts typiques de la tragédie et du cinéma noir (alors qu’un film comme Crimes et Délits, par exemple, est du pur Woody Allen, parfaitement unique et incomparable) sans y apporter de nouveautés (flagrantes en tous cas) à proprement parler. Mais l’écriture est tellement précise et rigoureuse, la mise en scène est tellement juste et l’interprétation si brillante qu’on ne s’ennuie jamais et qu’on assiste, comme souvent avec Woody Allen, tout simplement à un bon moment de cinéma.
Autour d’une trame donc relativement classique, le metteur en scène ajoute par petites touches des idées intelligentes qui finissent par faire toute la différence. Ian (Ewan McGregor) et Terry (Colin Farrell) achètent au début du film un bateau qui ressemble au détail près à celui que leur avait offert le fameux – et douteux – oncle Howard (Tom Wilkinson) quand ils étaient petits. Or c’est ce personnage profondément mauvais qui précipite les deux frères dans la spirale de la tragédie. Parce qu’il est un cadeau de l’oncle Howard, le bateau figure certes l’innocence perdue (celle de l’enfance) mais il a également une forte dimension symbolique et prémonitoire : probablement payé avec de l’argent sale, il représente l’intrusion de l’univers corrompu et vicieux d’Howard dans la famille modeste mais honnête de Ian et Terry. Ce n’est donc évidemment pas un hasard si le bateau se nomme, comme le film, Le Rêve de Cassandre : Cassandre, dans la mythologie grecque, était connue pour prédire des événements dramatiques (tels que le cheval de Troie), mais nul ne croyait en ses prédictions… Comme nul n’a vu en ce simple bateau, et à travers son « bienveillant » acquéreur (l’oncle Howard), les signes d’un destin funeste. L’ultime plan du film cadre d’ailleurs le bateau pour souligner sa symbolique et sa dimension prémonitoire.
On est donc bien dans une logique de tragédie et de fatalité que Woody Allen développe avec un sens aigu du rythme et de la psychologie, notamment en apportant un grand soin – ainsi qu’il en a l’habitude – à l’écriture des personnages. La personnalité et les réactions distinctes des deux frères au cours du film sont parfaitement définies et cohérentes, ce qui permet d’asseoir leur épaisseur et leur consistance, comme de développer la thématique centrale du film.
Autre aspect bien développé de l’histoire : le milieu social auquel appartiennent les deux protagonistes, et son influence sur leurs comportements et leurs décisions. Le fait qu’il s’agisse en l’occurrence d’un milieu modeste a évidemment une importance déterminante (chacun souhaitant ardemment échapper à cette condition) ; mais si l’on considère Crimes et Délits et Match Point, dont les personnages évoluent dans les hautes sphères de la société, on constate que leur environnement a aussi un impact très fort sur les choix – dramatiques – qu’ils font. Dans les trois films, Woody Allen analyse donc intelligemment la manière dont l’environnement social (quel qu’il soit) peut pousser à un acte aussi terrifiant et irréparable qu’un assassinat.
On peut aimer plus ou moins les derniers films d’Allen, mais il y a une constante chez ce metteur en scène qui tourne un film par an : une science du dialogue, de la mise en scène, du cadre et du rythme (celui du scénario comme celui imprimé par le montage) tellement intégrée et évidente qu’on a l’impression, peut-être trompeuse, que le réalisateur ne se pose plus jamais de questions quand il est sur un plateau, se contentant de faire ce que son intuition et sa connaissance du cinéma lui dictent instantanément et naturellement. Il n’y a jamais un plan de trop, un dialogue trop lourd, un geste déplacé, pas plus que de démonstrations inutiles de technique ou de virtuosité (on ne pense jamais à la caméra en regardant un film de Woody Allen). Quant à la photographie du film, elle est l’œuvre de l’immense chef opérateur Vilmos Zsigmond, qui avait déjà travaillé sur Melinda et Melinda et dont la filmographie est admirable (John McCabe, Délivrance, Voyage au bout de l’enfer, La Porte du paradis, Blow Out…).
Le scénario classique mais bien structuré et agrémenté, comme précisé ci-avant, d’idées qui font mouche, est servi par deux comédiens qui y sont pour beaucoup dans la réussite du film : Ewan McGregor et Colin Farrell. Leur duo fonctionne à merveille. McGregor confirme, par son jeu toujours sobre, naturel et qui traduit très bien la psychologie et l’histoire de son personnage, qu’il est l’un des meilleurs acteurs britanniques de sa génération. Colin Farrell, qui est passé par de grosses productions mais a été révélé par un film d’auteur (le très sombre The War Zone, de Tim Roth), est saisissant dans la peau de cet homme agité, à la fois bourru et sensible, auquel il donne vie par chacun de ses gestes et expressions, et par ce parfait accent des rues du sud de Londres qu’il s’approprie avec une aisance déconcertante. Assurément une de ses plus grandes prestations d’acteur, avec celle qu’il livre dans Bons baisers de Bruges. Hayley Atwell (qui tournera plus tard dans La Duchesse, de Julie Delpy), Sally Hawkins (récompensée pour son rôle de Poppy Cross dans Be Happy, de Mike Leigh), Clare Higgins (vedette du célèbre Hellraiser de Clive Barker dans les années 80), John Benfield et Tom Wilkinson interprètent quant à eux parfaitement des seconds rôles justes et bien écrits.
Le Rêve de Cassandre prouve que Woody Allen est très à l’aise hors des rues de Manhattan et avec les codes du cinéma noir, qu’il admire mais qu’il a plutôt rarement exploré dans sa filmographie. C’est le genre d’expérience qui donne envie de le voir à nouveau se confronter à des milieux et des sujets nouveaux, tant sa maîtrise de l’écriture et de la mise en scène semble lui donner les clés de bien des univers… Quant aux deux acteurs principaux, on ne peut qu’espérer que d’autres films leur donneront l’occasion d’exprimer leur talent et leur capacité à composer dans des registres différents.
Anecdotes
La musique du film
Le Rêve de Cassandre est l’un des rares films – le seul avec Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe (sans jamais avoir osé le demander) – pour lesquels Woody Allen fit appel à un compositeur pour la bande originale (il utilise le plus souvent des vieux morceaux de jazz, ou encore de la musique classique comme dans Comédie érotique d’une nuit d’été et Match Point). C’est Philip Glass, compositeur de musique contemporaine, qui a signé la musique originale du film, laquelle souligne très nettement l’atmosphère dramatique et tragique de celui-ci.
Des compositions de Glass avaient déjà été utilisées au cinéma, par exemple pour Merci la vie de Bertrand Blier et Candyman, de Bernard Rose, adapté de Clive Barker. Glass a également signé la BO de The Hours ; quant au film Watchmen, d’après la bande dessinée éponyme scénarisée par Alan Moore, il utilise deux thèmes que Philip Glass a composés pour le film conceptuel Koyaanisqatsi en 1983.
McGregor et Wilkinson
Ewan McGregor et Tom Wilkinson, qui jouent tous les deux dans Le Rêve de Cassandre, se retrouveront trois ans plus tard dans The Ghost Writer, de Roman Polanski, où McGregor interprète le personnage principal et Wilkinson le rôle de Paul Emmett.
Le Rêve de Cassandre est une variation maîtrisée autour du mal, de la culpabilité et de la morale, des thèmes que Woody Allen a explorés dans Crimes et délits, Match Point et plus récemment L'Homme irrationnel. On retrouve ici toutes les valeurs sûres propres au cinéma du prolifique réalisateur new-yorkais : une direction d'acteurs impeccable, un récit bien construit et une réalisation discrètement brillante. Avec en bonus, une partition inspirée de Philip Glass.
5 commentaires
Un petit bijou. Vilmos Zsigmond, Philip Glass et certainement le meilleur role de Colin Farell.
Oui je suis d’accord avec toi, c’est la première fois que je suis convaincu à ce point par Colin Farell. J’aimerais bien voir « Le nouveau monde », de Malick (il joue dedans), tu l’as vu ?
Oui. Mais sce n’est pas mon Malik preferé. Les moissons du ciel sont de la trempe des films intemporels. Et contrairement a toi, je l’ai bien aimé dans Miami Vice. Chez Malik c’est Caviezel qui m’a le plus bluffé. Dommage que depuis le mec a disparu sinon dans des nanars.
très bonne analyse. acteurs excellents. encore un film qui m’a retenu devant l’écran sans bouger. rien n’est superflu, tout est bon. ce qui change, comme vous le soulignez, c’est le milieu modeste dans lequel évolue les personnages, c’est une bonne chose, ça change. Si on reconnait forcément la signature de woody allen, c’est un film qui est unique en son genre. la symbolique du bateau, cassandre… Et toujours de montrer que dans toute personne, le cynisme est là quand il s’agit de sauver les apparences (statut social ) . la fin est « parfaite ». dans le sens, quand Ian veut mettre à exécution son plan aurait été trop prévisible et au delà de toute morale alors que là… au moins on se sent mieux dans notre moralité. (je sais pas c’est clair ).
quelque chose d’essentiel et qui n’a pas été dit je crois, c’est le thème de la solidarité fraternelle, thème assez significatif. (la » famiglia » dès le départ la mère en parle)
Merci, effectivement je n’ai pas développé l’aspect que vous évoquez dans votre commentaire (la solidarité fraternelle, la famille etc.). J’espère que Woody fera d’autres films qui comme « Le Rêve de Cassandre » le sortent un peu de son univers habituel, même si j’apprécie aussi ses films plus « prévisibles ». Je n’ai pas vu son dernier, mais j’ai beaucoup aimé « Vicky Cristina Barcelona ».