Film de Woody Allen
Titre original : Crimes and Misdemeanors
Pays : États-Unis
Année de sortie : 1989
Scénario : Woody Allen
Photographie : Sven Nykvist
Montage : Susan E. Morse
Avec : Woody Allen, Martin Landau, Angelica Huston, Mia Farrow, Alan Alda.
Ben: It’s a human life. You don’t think God sees?
Judah: God is a luxury I can’t afford.
Avec Crimes et délits, Woody Allen développe une réflexion sur les choix moraux individuels et leurs conséquences (ou absences de conséquences !). Réflexion qu’il poursuivra plus tard à travers des films comme Match Point et Le Rêve de Cassandre.
Synopsis de Crimes et délits
Judah Rosenthal (Martin Landau), ophtalmologue de renom, est harcelé par sa maîtresse Dolores Paley (Angelica Huston), qui refuse la séparation et menace de tout révéler à Miriam Rosenthal (Claire Boom), l’épouse de Judah. Tremblant à la fois pour son couple et pour sa réputation, Judah contacte son frère Jack (Jerry Orbach), lié à la mafia, lequel lui suggère d’employer un tueur professionnel.
Parallèlement, le réalisateur Cliff Stern (Woody Allen) accepte de tourner un documentaire consacré à une personnalité de la télévision qu’il exècre, le dénommé Lester (Alan Alda). Sur le tournage, Cliff rencontre une assistante réalisatrice dont il s’éprend, Halley Reed (Mia Farrow).
Crimes et Délits raconte les dilemmes et choix moraux auxquels ces deux personnages, liés par des relations communes, vont être confrontés.
Critique du film
Cliff Stern: Last time I was inside a woman was when I visited the Statue of Liberty.
Crimes et Délits : le cousin de Match Point
Plus de quinze ans avant Match Point, qui raconte l’ascension sociale d’un ancien joueur de tennis dans la haute bourgeoisie britannique, Woody Allen traitait déjà de la question suivante : existe-t-il un ordre moral supérieur, où la vie n’est-elle soumise qu’au hasard et à la chance, châtiant ou graciant indifféremment les criminels et les justes ?
Les deux films abordent effectivement une thématique similaire, d’une manière distincte. Crimes et délits raconte les destins de plusieurs personnages illustrant respectivement le sort des pragmatiques, des vaniteux (Judah et Lester) et celui des idéalistes intègres (Cliff Stern et Ben Rosenthal), alors que Match Point se concentre sur un unique personnage, Chris Wilton (Jonathan Rhys-Meyers).
Sans remettre en question les qualités indéniables de l’excellent Match Point, Crimes et délits pousse plus loin l’analyse du rapport à la foi (un thème récurrent dans la filmographie de Woody Allen) et des dilemmes moraux (par exemple lorsque le personnage de Judah s’imagine, adulte, à la table familiale de son enfance, posant aux différents membres de sa famille la question fondamentale du film : est-ce que l’individu qui commet un crime est damné et ne connaîtra plus jamais la paix intérieure ?).

Dans Crimes et délits, la religion est abordée soit de manière directe, à travers les discussions entre Judah et Ben (Sam Waterston), soit de façon symbolique, comme dans la scène nocturne où l’orage et les éclairs ponctuent solennellement la prise de décision effectuée par le personnage de Judah (l’orage représentant souvent, dans diverses scènes de la Bible, la colère divine).
Crimes et Délits diffère également de son « équivalent » londonien par sa manière de traiter d’un sujet profond tout en contenant de nombreuses scènes légères voire franchement comiques, là où Match Point adopte une tonalité plus sobre et homogène.
Du côté des points communs, outre le sujet même, on relèvera que les motifs poussant au crime sont identiques dans ces deux films (un homme de la haute société cherche à protéger sa réputation), et que tous deux utilisent la musique classique, relativement rare chez Allen, pour souligner la dimension tragique du récit (en particulier dans les scènes d’assassinat).
Une construction rigoureuse
Si Woody Allen avait déjà créé des structures assez complexes dans, par exemple, Hannah et ses sœurs (et ses multiples personnages), Crimes et délits figure à mon sens parmi les récits les plus riches et denses de son auteur. La façon dont les différents fils narratifs évoluent, de façon parallèle et croisée ; l’équilibre entre les composantes du scénario ; la façon dont celui-ci se développe et illustre, de plusieurs façons, le propos central : tout ceci reflète une maîtrise remarquable de la construction dramatique, qui certes est loin d’être inhabituelle chez Woody Allen, mais qui atteint ici des sommets.
Sa mise en scène, sans doute inspirée par la qualité du récit, est largement à la hauteur de celui-ci mais de toute façon, contrairement à ce qu’on entend parfois, Allen est largement aussi bon réalisateur que scénariste. Son utilisation de la caméra n’est jamais démonstrative (c’est pour cela que certains ne mesurent pas que c’est un grand cinéaste), mais elle semble toujours être exactement au bon endroit tandis que le montage, que l’on doit en l’occurrence à Susan E. Morse (collaboratrice d’Allen de 1977 à 1998), imprime à l’ensemble du film une fluidité sans failles.
Un film existentialiste ?
Ce que vit le personnage de Cliff Stern parallèlement à l’expérience de Judah est intéressant, car bien que la situation vécue par Cliff présente des enjeux moins dramatiques, elle pose d’une certaine manière les mêmes questions fondamentales.
Cette mise en parallèle entre une affaire d’assassinat (l’un des péchés ultimes) et la notion de compromis artistique permet de donner toute son ampleur au propos de Crimes et Délits : chaque parcours individuel, à des niveaux de gravité et dans des domaines différents, illustre la notion de choix et la manière dont ces choix déterminent, ou non d’ailleurs, le sort de celles et ceux qui les font.
C’est pour cette raison que Crimes et délits est considéré souvent, à tort ou à raison, comme un film existentialiste et en effet, les propos du philosophe fictif Louis Levy (Martin S. Bergmann), sur lequel Cliff réalise un documentaire, font écho à cette doctrine, puisqu’il affirme plus ou moins que chaque individu est la somme de ses choix (We define ourselves by the choice we have made. We are in fact the sum total of our choices
).
Levy est aussi l’auteur (Woody Allen, en réalité) d’une citation à mon sens plus inspirée (je ne pense pas, à titre personnel, que nous ne soyons que la somme de nos choix) sur le paradoxe du sentiment amoureux :
You will notice that what we are aiming at when we fall in love is a very strange paradox. The paradox consists of the fact that, when we fall in love, we are seeking to re-find all or some of the people to whom we were attached as children. On the other hand, we ask our beloved to correct all of the wrongs that these early parents or siblings inflicted upon us. So that love contains in it the contradiction: The attempt to return to the past and the attempt to undo the past.

[ATTENTION SPOILERS] Crimes et délits illustre également (de façon volontiers acide) le rôle de la chance (qui sera aussi fondamental dans Match Point) et l’absence d’ordre moral « supérieur ». Car non seulement le crime n’est nullement puni, mais les personnages qui renoncent à leurs principes (comme Judah) ou font preuve de vanité et d’égocentrisme (comme Lester) connaissent finalement une destinée plus favorable que ceux qui agissent dans le respect d’une éthique religieuse ou artistique.
En effet, Cliff Stern additionne échecs sentimentaux et professionnels tandis que Ben, dont la droiture morale et l’humilité sont indéniables, perd progressivement la vue. Quant au philosophe Louis Levy, déjà évoqué, il finit par se suicider après avoir laissé une note dont l’humble contenu laisse son admirateur perplexe (je suis passé par la fenêtre
). Un nouveau phare qui s’éteint dans le brouillard existentiel que met en scène Crimes et délits. Inversement, Lester poursuit une carrière couronnée de succès et trouve l’amour, tandis que Judah poursuit son parcours de médecin reconnu et émérite. [FIN DU SPOILER]

Une « morale » à Crimes et Délits ?
On pourrait être tenté de dire que le film est immoral (la question de la moralité d’une œuvre étant un peu douteuse par nature : l’art n’est pas une leçon de morale, et un bon scénario ne doit pas être lu au premier degré), mais ce constat serait simpliste. Crimes et délits fait simplement le constat que le mal n’est pas forcément puni, ni le bien récompensé (c’est précisément l’inverse qui se produit ici). Mais n’est-ce pas, justement, ce qui le rend le comportement des personnes justes plus louable et authentique ?
Comme toute œuvre d’art digne de ce nom, le film laisse à chacun le soin, en son âme et conscience, de composer avec les constats qu’il dresse, constats que synthétise un final brillant, bercé par le standard I’ll Be Seeing You de Sammy Fain et Irving Kahal (dont je vous recommande en particulier la version de Ray Charles, soit dit en passant).
Un casting remarquable
Dans le rôle un peu ingrat d’une femme possessive et émotionnellement instable, dont on comprend toutefois (en partie) la colère, Angelica Huston livre une prestation intense et habitée. Quant à Martin Landau, nommé aux Oscars pour ce rôle, il est tout simplement impressionnant, livrant une palette d’émotions complexes et nuancées.
Mais l’ensemble du casting, Woody Allen, Sam Waterston, Joanna Gleason (vue récemment dans la série The Affair) et Mia Farrow compris, contribue à une partition sans fausses notes, avec notamment un Alan Alda parfait en narcissique exaspérant et souvent drôle malgré lui.
Fort d'un scénario remarquablement bien construit qui réfléchit sur les notions de choix et sur l'existence, ou non, d'un ordre moral, Crimes et délits est l'un des sommets de la carrière de Woody Allen. Pour l'anecdote, c'est un film admiré, entre autres, par les réalisateurs William Friedkin et Arnaud Desplechin. Il est également largement commenté dans cet "épisode" de l'émission Répliques sur France Culture.
10 commentaires
Je me demande ce qu’en penserait Ben Parker.
Ouah, this post really is the most acurate interpretation someone has ever written about my movie!
Gosh, I really wish someone could write like this about my movies!
You know what, guys? Let’s not make any more movies until Citizen Poulpe writes about those we’ve already made ! Yeaaah! Let’s go on strike!
Yes ! You guys rock! Ooooh, can we stay together in front of Citizen poulpe’s house and protest?
Yeeeah! Okay, i’m bringing my sleepin bag over. Can we have some soda?
You bet we can! Eh dudes, who wants some barbecue?
Hum. ‘s it cosher?
Yep.
Okay, let’s party!!!