Film de Dominik Moll
Année de sortie : 2005
Pays : France
Scénario : Dominik Moll et Gilles Marchand
Photographie : Jean-Marc Fabre
Montage : Mike Fromentin
Musique : David Whitaker
Avec : Laurent Lucas, Charlotte Gainsbourg, André Dussollier, Charlotte Rampling
Stars shining bright above you
Night breezes seem to whisper « I love you »
Birds singing in the sycamore trees
Dream a little dream of me
Lemming explore intelligemment le genre fantastique pour livrer un récit initiatique inquiétant, servi par une interprétation de premier ordre.
Synopsis de Lemming
Alain Getty (Laurent Lucas), ingénieur en domotique, vit avec son épouse Bénédicte (Charlotte Gainsbourg) dans un quartier tranquille situé en périphérie de Toulouse. Un soir, Alain invite à dîner son patron Richard Pollock (André Dussollier) et sa femme Alice (Charlotte Rampling) ; mais le repas est rapidement interrompu par le comportement étrange et agressif de cette dernière.
La nuit venue, ne parvenant pas à s’endormir, Alain décide de regarder dans le tuyau d’évacuation de l’évier – Bénédicte lui ayant signalé qu’il était bouché. Il y trouve avec stupeur un petit animal qui ressemble à un rongeur…
Critique et analyse du film
Un début significatif
Lemming s’ouvre sur une séquence montrant le personnage principal, un ingénieur en domotique, faire une démonstration de l’invention qu’il est en train de développer : une webcam volante conçue pour repérer, à distance, les divers problèmes domestiques qui peuvent survenir dans une maison ou un appartement vide. On le voit diriger, avec une précision extrême, le petit appareil équipé d’une hélice, dans un intérieur factice permettant le déroulement des tests.
Le choix de la profession du héros, et le fait que le metteur en scène ait choisi d’y consacrer une scène – de surcroit la toute première du film -, ne relèvent pas du hasard : il s’agit ici de souligner qu’Alain Getty est quelqu’un de serein, maître de lui-même et sûr de ses gestes. Cette impression se confirme dans la séquence suivante, au cours de laquelle le personnage, au son d’une paisible musique au piano, retourne vers sa charmante maison où l’attend sa non moins charmante épouse – même si Alain nous annonce d’emblée, en voix off, que tout cela ne va pas durer (C’est ce soir-là que les choses ont commencé à se détraquer
).
En effet, une série d’événements apparemment décorrélés vont peu à peu faire basculer le quotidien jusque-là paisible du couple campé par Laurent Lucas et Charlotte Gainsbourg dans un climat étrange et inquiétant – dérèglement dont la découverte impromptue du lemming symbolisera, d’une certaine manière, le déclenchement sournois. En écho à la première scène du film, on verra de nouveau Alain tester son appareil mais cette fois celui-ci sera détruit au cours de la démonstration – signe évident que le protagoniste commence à perdre le contrôle sur son environnement.
Dominik Moll orchestre donc ici le bouleversement progressif d’une vie calme et ordonnée jusqu’à ce que les événements révèlent une dimension fantastique plutôt astucieuse, puisqu’au service des véritables enjeux de l’histoire.
L’aspect initiatique du récit
Dans Lemming, l’irruption du surnaturel ne provoque en effet pas une réelle rupture de ton, même si bien entendu elle surprend ; le fantastique se glisse plutôt au sein du récit comme s’il en était le prolongement logique – quoique le terme puisse sembler impropre. Il marque, en quelques sortes, le stade ultime de l’expérience vertigineuse que traverse le personnage principal. Intelligemment, Dominik Moll ne force pas le trait et évite tous les clichés et écueils d’un genre qu’il s’approprie avec beaucoup de retenue, son but premier étant de raconter l’histoire d’un homme équilibré et rationnel qui, confronté à une situation extraordinaire, va devoir explorer une part inconnue de lui-même pour essayer de retrouver sa vie d’avant – de reprendre le contrôle sur son destin. Son parcours présente donc une dimension initiatique importante. On songe à Blue Velvet, de David Lynch (l’une des références de Dominik Moll), et à son jeune et innocent héros découvrant la dimension perverse et violente du monde ; ce parallèle est particulièrement évident au cours de la scène finale de Lemming, très proche de celle de Blue Velvet, aussi bien dans son atmosphère et sa signification que dans l’utilisation de la musique. Dominik Moll utilise en l’occurrence le standard Dream a Little Dream of Me, composé par Fabian Andre et Wilbur Schwandt – avec des paroles de Gus Kahn -, qui souligne la dimension onirique du récit, dimension commune aussi bien à Lemming qu’à la plupart des films de David Lynch.
Lemming et Harry, un ami qui vous veut du bien : des thématiques communes
Écrit par le réalisateur et son complice Gilles Marchand (Qui a tué Bambi ?), également cinéaste, le scénario de Lemming est d’une précision remarquable, à l’image de la mise en scène millimétrée de Dominik Moll. Suivant une mécanique rigoureuse, les différentes séquences, émaillées de détails significatifs, s’enchaînent en distillant une angoisse et une incertitude grandissantes. Mais si l’ensemble fonctionne aussi bien, c’est aussi largement dû aux quatre personnages principaux, ces deux couples quasiment antinomiques dont chaque membre a sa part d’ambiguïté et de mystère.
A l’instar du multi-oscarisé Harry, un ami qui vous veut du bien (du même Dominik Moll), Lemming construit son récit autour de deux couples qui livrent chacun une vision radicalement différente de la vie à deux en société – l’une obscure et dérangée, l’autre plus harmonieuse et conventionnelle. A chaque fois, d’une manière ou d’une autre, il y a un phénomène de « contamination ». Le cinéma de Dominik Moll – et c’est visible également dans Le Moine, son dernier film (nettement moins réussi que les deux précédents, même si son accueil a été selon moi trop sévère) – s’intéresse donc aux conflits qui en chaque individu opposent la raison à la folie, le bien au mal, la transgression aux normes.
Tout juste pourra-t-on reprocher à Lemming de ne pas maintenir parfaitement l’intensité qu’il atteint à un moment donné, en tous cas sans doute pas de manière aussi constante que Harry, un ami qui vous veut du bien ; mais ce film original et audacieux, servi par des interprètes remarquables (le quatuor de tête est impressionnant de justesse), reste un brillant exemple de ce que le cinéma français peut offrir en dehors des routes balisées qu’il emprunte trop souvent. Pour cette raison, et après l’échec partiel du film Le Moine, on espère revoir très vite Dominik Moll derrière la caméra. En attendant, c’est à la télévision que le réalisateur va s’exprimer, puisqu’il est en train de tourner (pour CANAL+) The Tunnel, le remake d’une série dano-suédoise.
Pourquoi un lemming ?
Dominik Moll répond lui-même à cette question dans le making-of de Lemming, disponible sur le DVD paru en 2006. Il s’agissait de choisir un animal qui renforce l’impression de mystère et d’anormalité émanant du film ; or le lemming vit uniquement en Scandinavie et n’est pas un animal domestique, sa présence dans le sud de la France est donc par définition étrange. Par ailleurs, les lemmings font l’objet d’un mythe, d’une croyance populaire selon laquelle ils se suicideraient en masse au cours de leur migration. C’est là un autre aspect qui donnait à ce rongeur l’aura mystérieuse que recherchait le metteur en scène.
Inquiétant, rigoureux dans sa construction et remarquablement bien interprété, Lemming compte clairement parmi les (rares) incursions convaincantes du cinéma français dans le genre fantastique.
4 commentaires
Le surestimé « Harry » montrait les limites d’un réalisateur possédant les défauts de ses qualités. Sa « retenue » et sa mise en scène « millimétrée » sentent un peu trop la distance et le story-board. Le classicisme peut-il brûler ? Assurément, mais plutôt celui de Racine… Vous soulignez à juste titre que le héros du genre fantastique tente de rétablir un ordre malmené par l’irruption de l’incompréhensible (King analysait cette tendance réactionnaire dans son « Anatomie de l’horreur »). Les cinéastes les plus intéressants intègrent le changement de perspective (Tarkovski ou Lynch) ou bien le réclament à corps et à cris (Barker et sa tératologie comme métaphore de l’homosexualité). Au cours du voyage, une question remplace l’interrogation inaugurale (« Et si ?) : « Et maintenant ? » Lewis avec son moine, dans la traduction sanguine d’Artaud, répondait par un humour et une folie dont on chercherait en vain la trace chez Moll. Ce cinéma mis en plis, si propre sur lui, fait penser au catalogue d’une célèbre enseigne suédoise de meubles en kit… Pour l’anecdote, l’étrangeté clandestine s’immisce souvent là où l’on ne l’attend guère : « Le père Noël est une ordure » comportait déjà une scène de point de vue animalier incongrue, plus proche de « Wolfen » que d’un humour faussement provocateur devenu le fonds de commerce d’une chaîne cryptée qui maintient une part du cinéma français sous perfusion. Que l’auteur de ce « Lemming », avec son quatuor reconnu et installé, y travaille à présent boucle en quelque sorte la boucle. Le cinéma fantastique français demeure donc un vœu pieux malgré une poignée de francs-tireurs (L’Herbier, Franju, Rollin malgré tout et d’autres dont je me souviendrai plus tard), très en retard sur la littérature nationale. Les « bourgeois qui font du cinéma pour d’autres bourgeois » (Truffaut, dont il faut voir « La Chambre verte », grand film fantastique à sa façon) et similaires « professionnels de la profession » ne croiraient-ils donc pas aux fantômes, et par conséquent au cinéma ?
Votre comparaison entre le cinéma de Moll et un magasin Ikea me semble injuste ! Certes, le point commun est le côté ordonné, précis et bien agencé de la mise en scène, mais cela sous-entend également un côté superficiel, plat, et là je ne suis pas d’accord : il y a dans « Lemming » de « vrais » personnages, avec une épaisseur, des nuances, des mystères… Il y aussi une construction dramatique intelligente, et des acteurs dont le jeu va bien au delà de la simple démonstration. Il y a plusieurs manières de faire du fantastique ; Rollin avait la sienne, fauchée, bordélique et attachante, rien de comparable avec ce que l’on trouve dans « Lemming » (après, loin de moi l’idée de critiquer Jean Rollin, dont j’ai pu juger de la sincérité, de la sympathie et de l’humilité lors d’une projection à la cinémathèque, mais ça ne veut pas dire que j’irai encenser ses films pour autant), ce sont des univers tellement différents qu’il me semble difficile de les mettre en perspective. Pour moi « Lemming » s’approprie assez intelligemment le genre, car il y a un cachet, un sens, des enjeux intéressants, une atmosphère… Un film posé, léché et pas choquant ou radical n’est pas forcément un film lisse et sans intérêt – heureusement ! De même qu’un film extrême et/ou fauché n’est pas forcément bon. Quant à Franju, je trouve que « Les yeux sans visage » est un bon film mais très surestimé.
Sinon, sur Canal+, je serais plus nuancé – on leur doit quand même de sacrés films, dont « Mulholland Drive », pour ne citer que lui.
Ne me prêtez pas le défaut du manichéisme… L’une des scènes les plus éprouvantes du cinéma : la disparition de la petite fille dans « M le maudit ». Une chaise vide, une mère qui attend en essuyant une assiette déjà propre, une cage d’escalier d’où ne surgit qu’un facteur qui tente de la rassurer, les appels de plus en plus paniqués « Elsie ! Elsie ! » et au final, un ballon qui roule et un cerf-volant qui se libère d’une ligne électrique. Voici ce que j’appelle radicalité, qui peut également prendre la forme hystérique de « Massacre à la tronçonneuse », autre grand film sur les enfants sacrifiés…
Quant au financement et à la politique de la chaîne que vous citez, Ciby 2000 produisit en son temps plusieurs Lynch et quelques Almodovar. Cela suffit-il à faire de feu Francis Bouygues l’équivalent d’un Thalberg (auquel le poussif « Dernier nabab » de Kazan récemment diffusé sur Arte rendait hommage) ou d’un Silberman ? La réponse me semble évidente. Je ne sais rien de plus représentatif du style bourgeois que les produits de ceux qui se targuent de le pourfendre. Il existe un conformisme de l’anti conformisme, même si, pour faire un certain cinéma, il faut parfois, de façon cynique, prendre l’argent là où il se trouve…
bonjour
je ne retrouve nulle part les references de la musique du generique (piano seul 18siecle???