Film de Sam Peckinpah
Titre original : Straw Dogs
Année de sortie : 1971
Pays : États-Unis
Scénario : Sam Peckinpah et David Zelag Goodman, d’après le roman The Siege of Trencher’s Farm de Gordon Williams
Photographie : John Coquillon
Montage : Paul Davies, Tony Lawson et Roger Spottiswoode
Musique : Jerry Fielding
Avec : Dustin Hoffman, Susan Georges, Peter Vaughan, Jim Norton
Rudes sont le ciel et la terre qui traitent en chiens de paille la multitude d’êtres. Rude est le sage qui traite le peuple en chien de paille.
Citation de Lao Tseu issue du Verset V du Dao De Jing, à l’origine du titre du film.
Les Chiens de paille, de Sam Peckinpah, est ressorti au cinéma le 28 octobre dernier. L’occasion de voir ou de revoir sur grand écran ce film dérangeant, saisissante illustration de la violence humaine.
Synopsis de Les Chiens de paille
David Sumner (Dustin Hoffman), un professeur de mathématiques américain, est lassé de la violence des villes. Il décide de s’installer avec sa femme Amy (Susan George) dans la campagne anglaise. Mais ses convictions pacifiques vont être malmenées par l’agressivité de certains villageois…
Critique
La violence et ses origines
La violence est au cœur du cinéma de Sam Peckinpah, qui s’est distingué, entre autres, par sa manière de la filmer (en usant d’un montage très découpé et de ralentis révolutionnaires à l’époque) et de la traiter. Chez Peckinpah, la violence n’est pas destinée uniquement à rythmer le film, elle n’est pas un simple élément de l’histoire, mais une thématique à part entière ; une réalité que le metteur en scène, résigné à montrer les hommes tels qu’ils sont, refuse d’ignorer, et dont il souligne souvent la dimension fatidique et inévitable. Fatidique non pas comme dans certains films noirs, où la violence surgit comme une arme du destin braqué sur l’homme ; fatidique car inhérente aux civilisations, à chaque être humain et à son environnement. Filmer l’humanité telle que la voit Peckinpah, c’est donc filmer sa violence intrinsèque, chez les hommes, les femmes et même les enfants, qui tirent sur Pike Bishop (William Holden) dans La Horde sauvage.
La violence est le sujet de son sixième film, Les Chiens de paille, qui montre comment le professeur de mathématiques idéaliste et résolument pacifique David (Dustin Hoffman) va devoir user de cette violence qu’il condamne ; précisément – et paradoxalement, en un sens – pour défendre ses valeurs.

Dustin Hoffman
Les Chiens de paille est donc particulièrement révélateur du point de vue que devait être celui de Peckinpah sur la violence : il ne faut ni la cacher, ni la glorifier, ni se contenter de la condamner (entreprise aussi facile qu’inutile) ; mais la filmer, lui donner parfois un sens, tenter d’en comprendre les origines.
Origines très anciennes – autant que l’humanité – et le film illustre bien ce caractère intemporel en mettant en scène l’un des « schémas de violence » les plus anciens et primitifs qui soit : la violation du territoire. Situation qui apparaît dans le film sous plusieurs formes : d’abord dans l’une des scènes de viol les plus dérangeantes de l’histoire du cinéma, ensuite à travers l’assaut final.
Les Chiens de paille montre donc avant tout la confrontation de l’homme civilisé avec les instincts et les comportements les plus brutaux et primaires. Le scénario, signé Peckinpah et David Zelag Goodman, s’il est tiré du roman The Siege of Trencher’s Farm (de Gordon M. Williams), puise également son inspiration dans les livres de l’anthropologue Robert Adrey intitulés African Genesis et The Territorial Imperative. Ces œuvres illustrent la théorie de leur auteur : l’homme est régi par des instincts animaux, y compris l’être le plus civilisé qui soit.
Ces instincts, Sam Peckinpah nous les jette littéralement à la figure : au spectateur de trouver ses repères dans cette déferlante de brutalité ; à lui d’identifier quand la violence est condamnable (le viol) et quand elle est davantage justifiable (David qui défend sa maison), car Peckinpah brouille volontairement les pistes. Mais la réalité, la vie de tous les jours ne pose pas les choses de façon plus claire.
Les personnages féminins chez Peckinpah
En raison de sa violence crue et d’une scène de viol qui dérangea beaucoup (on accusa Peckinpah de l’avoir filmée avec complaisance), Les Chiens de paille fit scandale à l’époque (le film est sorti en 1971) et connut de nombreux problèmes avec la censure.

Amy (Susan George) dans la scène qui fit scandale
Ce qui a probablement créé un malaise est le fait que comme souvent chez le réalisateur, humanité et innocence ne font pas bon ménage. Il suffit de voir de jeunes enfants tirer sur les membres du gang de Pike Bishop dans La Horde sauvage pour constater que même les bambins n’échappent pas à cette approche. On ne s’étonnera donc pas que la femme, chez Peckinpah, bouscule les archétypes auxquels la cantonnait souvent un certain cinéma hollywoodien. En l’occurrence, le personnage d’Amy a un comportement parfois provoquant et ambigu – bien entendu, en aucun cas cela ne peut justifier l’agression dont elle est victime, mais c’est encore une fois au spectateur de parvenir à cette conclusion, de prendre le recul nécessaire pour forger sa propre interprétation à partir des images chaotiques que le cinéaste lui expose, sans lui donner de clés particulières et sans lui présenter une vision manichéenne des événements (même si, lorsqu’il filme sans ambiguïté le traumatisme de la jeune femme, Peckinpah montre bien qu’il ne traite pas son agression à la légère).
C’est pour cette raison que Les Chiens de paille reste choquant aujourd’hui, à une époque où beaucoup de critiques et de spectateurs attendent du cinéma une approche explicite (pour ne pas dire démagogique) sur le plan de la morale. Si le terme « démagogie » est aux antipodes du cinéma de Peckinpah, cela ne signifie bien entendu en rien qu’il cautionnait la brutalité montrée dans ses films. Ceux-ci font, chacun à leur manière, le constat désabusé d’une violence récurrente, répétitive, qui ne prend jamais une forme romantique ou glorieuse.
La réalisation, le montage et la photo
Très représentatif du cinéma de Peckinpah au niveau du fond, Les Chiens de paille l’est également de par sa forme. La scène finale, très découpée et d’une brutalité inouïe, est typique de son style et de son approche visuelle, qu’il exprima librement pour la première fois dans La Horde sauvage. Il semblerait d’ailleurs que cette séquence posa de grandes difficultés aux monteurs du film, suscitant parfois leur incompréhension (l’usage de ralentis et surtout d’un montage aussi découpé était encore assez rare à l’époque). La réalisation et le montage sont totalement au service du sujet et du propos, l’enchaînement rapide des plans ayant pour but d’exprimer le désordre et le chaos auxquels David est confronté (et auxquels il participe).

Dustin Hoffman et Susan George
C’est sur ce film que Peckinpah travailla pour la première fois avec le directeur de la photographie John Coquillon, qu’il retrouvera plus tard sur Pat Garrett et Billy The Kid, Croix de Fer et The Osterman Week-end, son dernier film.
Saisissante réflexion sur la violence (c’est probablement l’un des meilleurs films sur le sujet), Les Chiens de Paille est l’une des réussites de son auteur, avec La Horde Sauvage, Pat Garrett et Billy The Kid, Croix de Fer et Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia. Le film sortit un an avant Délivrance, de John Boorman, qui traite lui aussi des interactions entre la civilisation moderne et la violence primaire, et que Sam Peckinpah devait initialement réaliser.
4 commentaires
La scène clé débute par une lutte, se poursuit par une scène d’amour et s’achève par un viol – en parfaite cohérence avec les personnages et leurs affects, mais d’une complexité et d’une justesse proprement inaudibles pour les féministes (et pas qu’elles). Rapprocher cette incertitude sentimentale de Cassavetes, où les émotions et les visages changent au quart de seconde. Le « réalisateur » du récent remake « excusait » Peckinpah en le rendant victime des thèses « d’extrême-droite » de l’anthropologue – jusqu’où peut aller le politiquement correct… La notion de territoire, et de sa défense, fait aussi de ce film un grand western « rural », qui laisse le spectateur les mains moites et le cœur battant, autant sidéré que son protagoniste – courageux Hoffman – qui ne revient pas de sa survie à ce cauchemar.
« Mais Peckinpah n’oublie pas de filmer les larmes et le malaise qui suivent cette terrible séquence, ce qui fait toute la différence. »
Et si c’était justement pour accentuer encore plus le « trouble » morale et physique d’Amy ?? Elle est en gros troublée au point de ne pas savoir si elle se sent « salie » ou au contraire « flatée »… voire les deux ?
Oui, vous avez raison, il y a de la culpabilité dans sa réaction.
Je viens de voir le film, que précédait une réputation sulfureuse. Elle est parfaitement justifiée ! Le terme « viscéral », souvent galvaudé, est ici vraiment approprié. La scène de viol est suffocante, et ose ce parallèle saisissant avec Dustin Hoffman vidant plaisamment son fusil sur un canard sacrifié, annonciateur du déchaînement de violence à venir…Son personnage accumule la frustration depuis le début du film ; l’assaut de sa ferme et la défense d’un paria seront pour lui l’occasion, à bon compte, de l’évacuer sans retenue. De même pour le spectateur, qui se voit renvoyé à sa propre violence jubilatoire et instinctive.
Et tout cela sans surlignage, sans poncif moralisateur. Incroyables années soixante-dix.