Film de Martin Scorsese
Pays : États-Unis
Année de sortie : 2023
Scénario : Eric Roth et Martin Scorsese, d’après Killers of the Flower Moon: The Osage Murders and the Birth of the FBI, de David Grann
Photographie : Rodrigo Prieto
Montage : Thelma Schoonmaker
Musique : Robbie Robertson
Avec : Leonardo DiCaprio, Robert De Niro, Lily Gladstone, Tantoo Cardinal, Cara Jade Myers, Jesse Plemons
Henry: Give me some moonshine, or give me a gun.
Henry Roan (William Belleau) dans Killers of the Flower Moon
À travers son dernier long métrage, Martin Scorsese relate l’une des affaires les plus scandaleuses de l’histoire américaine du 20ème siècle, s’armant, pour ce faire, d’une précision et d’une sobriété à la hauteur du sujet.
Synopsis du film
Années 1910-1920, Oklahoma. Les richesses possédées par les Osages, une tribu amérindienne vivant dans le comté du même nom, suscitent des convoitises. William King Hale (Robert De Niro), riche propriétaire local, élabore un plan redoutable pour les récupérer…
Critique de Killers of the Flower Moon
David Grann est un journaliste et écrivain (comme le fut Tom Wolfe) connu notamment pour ses livres de « nonfiction », genre qui désigne des romans non seulement basés sur des faits authentiques, mais qui respectent scrupuleusement le déroulement de ces mêmes faits, les techniques romanesques ne servant qu’à fluidifier le récit et non à en exagérer ou à romancer excessivement le contenu. Le dernier film de Martin Scorsese est basé sur son second livre publié dans cette catégorie, Killers of the Flower Moon: The Osage Murders and the Birth of the FBI, sorti en 2017. L’adaptation a été écrite par Scorsese lui-même et par Eric Roth, qui a entre autres signé ou co-signé les scénarios de Wolfen (1981), Forrest Gump (1994), Munich (2005) et The Curious Case of Benjamin Button (2008).
N’ayant pas lu le livre de Grann, je ne peux dire dans quelle mesure le scénario de Killers of the Flower Moon lui est fidèle (je crois savoir que l’angle choisi diffère quelque peu), toujours est-il que le récit proposé ici reflète une construction solide, rigoureuse, qui fait que la longueur du film (206 minutes) ne se fait guère ressentir. Sa vision n’en reste pas moins assez éprouvante, puisqu’elle revient à assister, avec l’impuissance inhérente au statut de spectateur, à des événements tragiques et profondément injustes, dont on avait d’ailleurs très peu parlé avant la publication du livre de Grann et de ce fait, celui-ci, ainsi que le film que Scorsese en a tiré, revêt une importance majeure sur le plan historique.

Éclairer des événements de cette importance, et contribuer à leur reconnaissance, est une entreprise louable, mais qui ne donne pas toujours de grands films ; Killers of the Flower Moon mérite ce qualificatif en raison des qualités artistiques et techniques qu’il déploie au service de cette démarche.
Parlons d’abord de la réalisation : si le style visuel de Scorsese est parfois rutilant, clinquant, usant d’effets tels que des ralentis, des arrêts sur image ou des mouvements d’appareil sophistiqués (ce qui parfois tend à une esthétisation discutable du sujet, surtout quand ce sujet est la mafia), le réalisateur de Mean Streets et Taxi Driver opte ici pour une approche sobre, en un sens classique, signant des plans somptueux (éclairés par Rodrigo Prieto) mais jamais démonstratifs, tandis que la violence n’est pas stylisée et ses auteurs pas davantage.

La gravité du sujet et la hauteur de l’enjeu lui ont sans doute dicté ce parti pris, lequel inscrit Killers of the Flower Moon dans une belle tradition du cinéma américain, celle où la construction dramatique et l’acting l’emportent sur l’esbrouffe, les effets superficiels et les postures stylistiques. La tension omniprésente, discrètement soulignée par des notes de basse récurrentes (la musique a été composée par le musicien canadien Robbie Robertson, guitariste de Bob Dylan dans les années 1960), fait songer à des grands classiques comme La Poursuite impitoyable, d’Arthur Penn, qui lui aussi donne à voir une Amérique blanche violente et raciste, et qui provoque un sentiment comparable d’injustice au fil d’un récit savamment élaboré, même si ces deux films racontent des histoires très différentes (on pourrait également faire un parallèle avec La Porte du paradis, chef d’œuvre épique traitant lui aussi d’une page sombre de l’histoire américaine, les films de Cimino et Scorsese partageant en outre une grande rigueur au niveau de la reconstitution, tant sur le plan des décors que sur les aspects sociologiques et culturels).
La tension émanant du film tient en partie à son arc narratif, qui met au premier plan du récit les blancs criminels. Comme l’a indiqué Mary Kathryn Nagle – une amérindienne avocate, autrice de théâtre et scénariste – dans un article du Guardian, Martin Scorsese a tendu un miroir à la société blanche américaine
. Ce choix narratif a fait l’objet de critiques au sein de la communauté amérindienne, sur lesquelles nous allons revenir en bas de cet article.
Je faisais référence à l’acting et c’est bien évidemment l’un des atouts de Killers of the Flower Moon, ce qui n’étonnera pas grand monde compte tenu du casting. En premier lieu, quel plaisir de voir Lily Gladstone hériter d’un rôle de cette importance, alors qu’elle était sur le point de renoncer à sa carrière d’actrice, faute de propositions suffisamment alléchantes. Cette magnifique comédienne, dans tous les sens du terme, avait livré une composition bouleversante dans Certaines femmes, de Kelly Reichardt (elle tient également un petit rôle dans First Cow), et son aura illumine le film de Scorsese, tandis que son rôle la pousse à exprimer une vaste palette d’émotions avec une justesse admirable, délestée de toute outrance, de tout surjeu. (Pour l’anecdote, même si Certaines femmes est son premier rôle marquant, Lily Gladstone a fait sa première apparition au cinéma dans Jimmy P, d’Arnaud Desplechin, sorti en 2013.)

Leonardo DiCaprio adopte une expression faciale et une diction qui pourraient à première vue sembler caricaturales (certains le lui ont reproché, parlant d’une composition « marlonbrandesque » un peu maladroite) mais qu’il maîtrise de bout en bout et qui par ailleurs, semblent assez conformes à la physionomie du véritable Ernest Burkhart, aussi faut-il davantage y voir un parti pris certes plus théâtral que celui de sa partenaire mais qui ne dessert absolument pas le film et qui repose sur des raisons bien précises.
Quant à Robert de Niro, cela faisait à mon sens un certain temps qu’on n’avait pas eu l’occasion de le voir dans un rôle à la mesure de son génie de comédien. Il campe un personnage (William King Hale, qui a réellement existé, comme la quasi totalité des personnages du film) dont il parvient à exprimer le caractère profondément abject, ignoble, sans jamais trop en faire, là où beaucoup d’autres auraient été tenté de surligner ces traits. Il faut rappeler que Bob
pour les intimes a joué beaucoup de grands vilains : Al Capone (Les Incorruptibles) ; Max Cady (Les Nerfs à vif) ; Louis Cyphre (Angel Heart)…
Certains réalisateurs peinent un peu, et on le comprend, à mener à bien leurs projets passé un certain âge : l’écriture et de surcroît la mise en scène demandent beaucoup d’énergie (Woody Allen, incontestablement, en a hélas manqué sur Coup de chance). Scorsese vient au contraire de signer l’un de ses plus beaux films, à 80 ans. Entre autres mérites, Killers of the Flower Moon a aussi celui de mettre un coup de projecteur sur une actrice (Lily Gladstone) qu’on devrait revoir très bientôt, et dont on devine qu’elle a suscité le respect de ses illustres partenaires de jeu.
La polémique autour du film
Comme précisé ci-dessus, Killers of the Flower Moon a suscité des réactions nuancées au sein de la communauté amérindienne.
Si l’existence même de ce film est bien entendu appréciée, et si la présence de nombreux acteurs amérindiens au casting a également été favorablement reçue, certains reproches ont été formulés, que je vais tenter de synthétiser ici mais j’invite chacun à lire directement les réactions qui se sont exprimées (voir le lien ci-dessous).
Tout d’abord, la narration met au premier plan les blancs qui ont pensé et exécuté les meurtres des Osages, puis ceux qui ont résolu l’affaire (les membres du FBI), choix qui limite le développement des personnages amérindiens, y compris celui incarné par Lily Gladstone (là-dessus, je suis réservé : son personnage m’a semblé suffisamment abouti et bien écrit), et qui rend aussi la vision du film particulièrement tendue (une bonne partie du film étant composée de scènes montrant des blancs comploter contre des amérindiens puis les assassiner, on peut volontiers admettre que le spectacle est particulièrement éprouvant pour un spectateur issu de cette communauté).
Ensuite, et c’est une critique devenue assez récurrente aujourd’hui, certains ont regretté qu’aucun amérindien n’ait participé à l’écriture et à la réalisation.
Ces réactions sont bien entendu intéressantes et ne doivent en aucun cas être balayées d’un revers de main, surtout qu’encore une fois, elles demeurent nuancées et mettent en avant des aspects positifs.
Sans me faire l’avocat du film qui de toute façon, ne fait l’objet d’aucun procès, je préciserai que Scorsese a travaillé étroitement avec des consultants amérindiens pour s’assurer de ne pas faire d’approximations en représentant les Osages à l’écran, et que par ailleurs, en dehors de Mollie Kyle (Gladstone) qui me semble très loin d’être un personnage survolé, j’ai trouvé que plusieurs personnages secondaires amérindiens étaient bien caractérisés, notamment Anna Brown, incarnée par l’actrice Cara Jade Myers, femme au caractère bien trempé qui manie volontiers le colt et la bouteille… Lily Glastone elle-même a d’ailleurs déclaré dans une interview que les amérindiens avaient rarement, voire jamais été aussi bien dépeints au cinéma (voir l’interview ci-dessous).
Quant au fait que le film a été écrit et réalisé par des blancs, c’est à mettre en perspective avec le fait que Killers of the Flower Moon est un film à gros budget, et qu’il est probablement compliqué de monter un tel projet sans la notoriété d’un Scorsese (il y a évidemment des réalisateurs amérindiens, mais à ma connaissance pas d’une notoriété équivalente ; souhaitons évidemment que cela évolue). J’ajouterais qu’il ne me semble pas indispensable que le récit d’une injustice soit forcément conté que par les membres de la communauté concernée (la fiction ayant aussi pour but de se mettre à la place de l’autre) ; mais sans doute que les critiques à ce sujet sont à mettre en perspective avec la frustration légitime liée au fait que les membres de cette même communauté sont souvent sous-représentés parmi les producteurs, stars de cinéma et réalisateurs.
Cet article du Guardian revient intelligemment sur la polémique en citant les réactions de plusieurs spectateurs amérindiens, principalement des acteurs, scénaristes, etc. : ‘Hollywood doesn’t change overnight’: Indigenous viewers on Killers of the Flower Moon.
Interviews
Interview de Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio par Augustin Trapenard.
Et voici la conférence de presse qui s’est tenue pendant le festival de Cannes 2023. Elle a réuni Leonardo DiCaprio, Lily Gladstone, Martin Scorsese, Robert De Niro et Geoffrey Standing Bear, membre de la Osage Society. Ce dernier rapporte des propos très éclairants de Scorsese sur sa démarche, le réalisateur lui ayant présenté son film comme un film sur la confiance
, et sur la trahison de cette confiance
.
À propos de la véritable affaire
Le récit des meurtres des Indiens d’Osage, sur Wikipédia
Récit historique passionnant (sur la condition et le traitement des amérindiens ; sur la naissance du FBI, également) raconté, filmé et interprété avec brio, Killers of the Flower Moon est d'une facture classique au sens noble du terme, le film n'étant jamais ronflant ou platement académique. Il captive sans facilités, émeut sans pathos, et révolte sans renoncer à une certaine ambiguïté, en particulier celle inhérente au personnage d'Ernest Burkhart. Du grand cinéma.
2 commentaires
Pas encore vu, mais j’ai assez hâte de le voir.
Tu ne devrais pas être déçu ! Et pourtant j’avais des réserves avant d’y aller.