Film de Santiago Mitre
Année de sortie : 2022
Pays : France, Argentine, Belgique, Espagne
Scénario : Santiago Mitre et Mariano Llinás, d’après le roman Petite fleur jamais ne meurt d’Iosi Havilio
Photographie : Javier Julia
Montage : Andrés Pepe Estrada, Alejo Moguillansky
Musique : Gabriel Chwojnik
Avec : Daniel Hendler, Vimala Pons, Melvil Poupaud, Sergi López
J’ai caché
Extrait de la chanson Petite fleur, écrite par Fernand Bonifay et Mario Bua, composée par Sidney Bechet
Mieux que partout ailleurs
Au jardin de mon cœur
Une petite fleur
Cinq ans après El Presidente, Santiago Mitre a de nouveau recours au fantastique mais d’une façon plus colorée et fantaisiste. Avec comme point commun à ces deux films un sous-texte ambigu, qui met au défi l’imagination et l’intuition du spectateur.
Synopsis du film
José (Daniel Hendler), auteur de bande dessinée, et sa compagne Lucie (Vimala Pons) s’installent à Clermont Ferrand, où ils ont une petite fille.
Peu de temps après, une certaine tension se développe au sein du couple, avec notamment Lucie qui reproche à José, d’origine argentine, de ne pas faire assez d’efforts pour apprendre le français, et bien sûr la fatigue liée à la vie de jeunes parents.
Un jour, José croise Jean-Claude (Melvil Poupaud), un voisin, qui lui propose de prendre un verre chez lui. L’apéritif va se terminer d’une manière plutôt brutale…
Analyse / explication de Petite fleur
Note préalable : ce site propose en général des critiques de films qui peuvent être lues avant le visionnage, dans la mesure où elles ne comportent ni spoilers, ni interprétation extrêmement détaillée de l’histoire. Dans ce cas précis, l’article ci-dessous livre une interprétation dont la lecture pourrait gâcher le plaisir d’un spectateur qui n’aurait pas encore vu Petite fleur, et surtout l’empêcher d’avoir sa propre réflexion pendant le déroulement du film. J’aurais donc tendance à déconseiller la lecture de cet article (qui est une interprétation, une tentative d’explication davantage qu’une critique) à des personnes n’ayant pas encore vu le film de Santiago Mitre.
Basé sur un roman de l’écrivain argentin Iosi Havilio, le dernier film de Santiago Mitre repose sur une idée étrange et répétitive : un homme d’origine argentine vivant en France avec son épouse (française) assassine chaque jour un voisin à la fois hédoniste et passablement agaçant au moment précis où celui-ci passe le morceau Petite fleur, de l’illustre saxophoniste et compositeur Sidney Bechet ; chaque jour, oui, car l’homme réapparaît le lendemain, tout à fait intact, et ne faisant aucune référence à sa mort éphémère. Éphémère, autant que supposée : le spectateur peut en effet légitimement douter de l’existence objective de cet individu à la fois immortel et amnésique, et donc de celle de sa mort.

Ce n’est pas la première fois que Mitre aborde le registre du fantastique : son précédent film El Presidente s’aventurait aussi dans ce genre passionnant (quand il est intelligemment abordé), sans toutefois pousser aussi loin les curseurs de l’étrange et de l’absurde.
Moins austère, moins grave, moins politique aussi, Petite fleur est une comédie noire fantastique qui frustrera les spectateurs éprouvant le besoin impérieux de tout comprendre tout de suite. Le film ne livre en effet aucune explication claire quant aux événements surréalistes qu’il expose, ce qui ne veut pas dire qu’il ne donne aucune piste. Au public de les renifler et de choisir une direction, de tenter de donner un sens, au moins en partie (pourquoi vouloir absolument tout expliquer ? explique-t-on tout d’un tableau ?), à ce récit singulier. Je vais livrer ci-dessous une interprétation possible, aussi subjective qu’incomplète.

Les origines étrangères de José, sa méconnaissance relative de la France et les quelques difficultés, bien naturelles, qu’il éprouve à parler le français, sont autant d’éléments clés. Au début de l’histoire, Lucie l’exhorte d’ailleurs, d’une manière un peu autoritaire, à parler mieux le français. La naissance de leur petite fille (qui ouvre le film), et le fait que José ait mis entre parenthèse son activité de dessinateur, sont d’autres points très importants : le protagoniste traverse une phase de transition, au cours de laquelle il est confronté à la fois à une nouvelle culture et à de nouvelles responsabilités, avec tout ce que cela comporte de vertigineux et de déstabilisant. Dès lors, on peut tout à fait supposer que la dimension fantastique du récit soit l’expression de son conflit intérieur et des difficultés auxquelles lui-même, et par extension son couple, sont confrontés.

La personnalité excentrique du personnage joué par Melvil Poupaud va dans le sens de cette interprétation, de même que son aspect franchouillard volontairement caricatural (son prénom, Jean-Claude, souligne cet aspect) et sa manie de vouloir corriger les approximations de José lorsqu’il parle français. Ce jouisseur amateur de bons vins et de jazz est à la fois accueillant, sympathique et exaspérant ; il symbolise, d’une certaine façon, le rapport complexe que José entretient avec un environnement culturel nouveau à ses yeux, dans lequel il doit trouver sa place, sans perdre pour autant son identité. En le tuant, José cède à une violence intérieure que sa nature placide (on notera le jeu tout en retenue de Daniel Hendler) dissimule, mais qui est bel et bien là (comme elle est, à des degrés divers, chez tout le monde).

Il y a quelque chose de cathartique dans ce rite quotidien finalement sans conséquences, si ce n’est qu’il permet à José d’une part de progresser dans la langue française, d’autre part d’assumer et de libérer la colère et les doutes qu’il éprouve au fond de lui, pour les raisons expliquées ci-dessus. Mais cette libération, si on considère que les scènes chez son voisin n’existent pas de manière objective mais qu’elles sont l’expression d’un cheminement intérieur, se fait par l’imagination, par l’esprit.
Son voisin, qui serait donc davantage un symbole qu’un être de chair et de sang, l’aide par ailleurs à affronter le véritable antagoniste du film, à savoir le gourou manipulateur campé par Sergi López, dont l’influence sur Lucie (Vimala Pons, toujours aussi parfaite !) est toxique.

Un autre détail suggère que les rencontres entre José et Jean-Claude se produisent dans l’inconscient du premier : il s’agit des paroles de la chanson à laquelle le titre du film (et du livre) fait directement référence. J’ai caché, mieux que partout ailleurs, au jardin de mon cœur, une petite fleur. Cette petite fleur, c’est le secret de José, la lutte intérieure qu’il mène pendant le film et qui lui permet d’ailleurs de retrouver sa créativité. La fin du film illustre une belle (utopique ?) idée du couple : José invite Lucie dans cet univers et partage avec elle ses démons, ses fantasmes, ses pulsions intimes. Ils trouvent le bonheur dans cette preuve de confiance et d’abandon.

C’est donc au final une fable plutôt optimiste et joyeuse que nous propose Santiago Mitre. Une fable colorée, tour à tour acide et sucrée, servie par une interprétation remarquable et une belle maîtrise formelle.
Le casting
Vimala Pons est une figure du cinéma d’auteur indépendant français. Bruno Podalydès (Comme un avion), Christophe Honoré, Thomas Salvador, Bertrand Mandico, Antonin Peretjatko… Tous ces cinéastes ont utilisé son aura singulière, et sa personnalité parfois espiègle. C’est une comédienne étonnante ; toujours juste, sans forcer, jamais poseuse… Il y a un naturel désarmant dans son jeu, qu’on retrouve dans sa prestation pour Petite fleur. C’est peut-être d’ailleurs parce qu’elle ne verse pas dans la composition dramatique surjouée que les critiques cinéma, aux critères parfois superficiels, la citent finalement assez peu parmi les meilleures comédiennes françaises, alors qu’elle en fait partie à mon avis. L’été 2022, elle a bénéficié d’une carte blanche à la Cinémathèque française, qui m’a permis de découvrir l’excellent film Shiva Baby. Je l’en remercie !
Daniel Hendler est un acteur et réalisateur uruguayen, mais qui travaille surtout en Argentine. Sa composition dans Petite fleur est vraiment excellente car tout en sobriété. Il est ainsi difficile d’accéder aux émotions et pensées du personnage, et cette opacité était à mon avis nécessaire au rôle et à l’histoire.
Melvil Poupaud est personnellement un acteur que je tiens en haute estime. On se souvient bien entendu du jeune amoureux lunaire et indécis de Conte d’été, d’Eric Rohmer, mais sa filmographie est riche et passionnante ; il a en effet tourné pour Raoul Ruiz, Noémie Lvovsky, François Ozon, Pascal Thomas, Gilles Marchand (L’Autre monde), Nicolas Pariser (Le Grand jeu), Sean Ellis (The Broken)… C’est un acteur (et bassiste, par ailleurs) qui n’a jamais hésité à tourner pour un réalisateur débutant, ou sur des projets indépendants à faible potentiel commercial, ce qui est tout à son honneur. D’ailleurs, son parcours, bien que riche sur le plan artistique, était assez discret sur le plan médiatique jusqu’à un certain point, mais on entend de plus en plus parler de lui ces dernières années, notamment depuis le succès de la série OVNI, d’Antony Cordier. Dans Petite fleur, il s’en donne à cœur joie, jouant volontairement avec certains clichés liés au franchouillard typique (amoureux du vin ; cultivé ; hédoniste ; prétentieux aussi…). C’est culotté, mais c’était exactement ce qu’il fallait faire pour le personnage de Jean-Claude. Il faut noter que Santiago Mitre a décidé d’ajouter une voix off sur le tard, et c’est Melvil Poupaud qui non seulement a interprété cette voix off, mais l’a enregistrée, chez lui et avec son propre matériel, pendant le premier confinement lié au COVID-19.
Sergi López est un acteur espagnol qui s’est d’abord fait connaître à travers ses collaborations avec Manuel Poirier dans les années 1990. Après le succès de Western (1997), on le retrouve dans La Nouvelle Eve, en amoureux malmené par une Karin Viard difficile à suivre, et surtout dans Harry, un ami qui vous veut du bien, du duo Moll/Marchand, où sa composition inquiétante à souhait marque les esprits. Quelques années plus tard, il joue dans le célèbre Labyrinthe de Pan, de Guillermo del Toro. Il campe souvent des personnages mystérieux, parfois menaçants. Récemment, on l’a vu en caricature de macho espagnol dans Rifkin’s Festival, qui malheureusement est l’un des moins bons films du brillant Woody Allen. Dans Petite fleur, il incarne à merveille un manipulateur pervers, avec ce qu’il faut d’ambiguïté et de retenue. Comme dans Harry…, c’est lui (enfin, son personnage !) qui menace l’équilibre du foyer, quoique d’une manière différente.
A propos du morceau Petite Fleur
Petite Fleur est l’une des compositions les plus célèbres du musicien de jazz Sidney Bechet, avec Si tu vois ma mère et Roses de Picardie. Typique du jazz Nouvelle-Orléans (dont Bechet était originaire), ce morceau a été composé et enregistré en 1952, époque où Bechet vivait et se produisait essentiellement à Paris. La mélodie est jouée au saxophone alto. Des paroles furent ajoutées plus tard, en 1959, par Fernand Bonifay et Mario Bua ; mais la version la plus célèbre est l’instrumentale.
Petite fleur est un récit largement métaphorique qui exprime les conflits intérieurs d'un homme confronté à des changements importants et à un environnement nouveau. Mais on ne peut sans doute le réduire à cette vision, tant le film demeure mystérieux, allusif et énigmatique, le tout avec une liberté et un amusement communicatifs, pour peu que l'on ne soit pas obsédé par l'envie de tout comprendre au cinéma.
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