Film de Woody Allen
Année de sortie : 1979
Pays : États-Unis
Scénario : Woody Allen et Marshall Brickman
Photographie : Conrad Hall
Montage : Susan E. Morse
Avec : Woody Allen, Diane Keaton, Michael Murphy, Mariel Hemingway, Meryl Streep, Anne Byrne, Karen Ludwig
Isaac Davis: I got a kid, he’s being raised by two women at the moment.
Isaac (Woody Allen) et Mary (Diane Keaton) dans Manhattan
Mary Wilke: Oh, y’know, I mean I think that works. Uh, they made some studies, I read in one of the psychoanalytic quarterlies. You don’t need a male, I mean. Two mothers are absolutely fine.
Isaac Davis: Really? Because I always feel very few people survive one mother.
Manhattan a été projeté cette semaine dans un cinéma du 5ème arrondissement de Paris. L’occasion de redécouvrir ce classique qui a contribué à définir les codes du cinéma américain indépendant moderne, mais aussi l’image de New York dans l’imaginaire collectif.
Synopsis du film
À Manhattan, vers la fin des années 70. Isaac Davis (Woody Allen), un comique quadragénaire qui écrit pour la télévision, sort avec Tracy (Mariel Hemingway), une femme de 25 ans sa cadette, tout en étant conscient que cette relation ne peut être qu’éphémère, compte tenu de leur importante différence d’âge. Un soir, son ami Yale (Michael Murphy) lui confie qu’il trompe sa femme Emily (Anne Byrne) avec une certaine Mary Wilkie (Diane Keaton), et qu’il ne sait pas comment gérer cette situation.
Après une première rencontre plutôt acide, Isaac et Mary commencent à éprouver un début d’attirance l’un pour l’autre. Seulement, Isaac, s’il semble déterminé à quitter Tracy, ne veut pas trahir Yale et par ailleurs, il redoute la publication du livre écrit par son ex-femme Jill (Meryl Streep), devenue lesbienne. Et pour cause : le livre en question relate leur relation passée, avec moult détails embarrassants.
Entre errances sentimentales, remise en cause de sa carrière et déballage médiatique de sa vie privée, Isaac va traverser une période tourmentée de son existence new-yorkaise…
Critique de Manhattan
Si l’on inclut What’s Up, Tiger Lily? (1966), Manhattan est le neuvième long métrage de Woody Allen, et l’un de ses plus iconiques. Il incarne en effet de manière particulièrement évidente son amour pour New York (central dans son œuvre) tandis que les thématiques, le style et le ton du film sont très représentatifs de l’esthétique qu’il avait créée deux ans plus tôt avec Annie Hall – esthétique dont l’influence sur le cinéma américain, et sur une partie du cinéma européen, s’avéra considérable, et à laquelle Woody Allen restera fidèle tout au long de sa carrière (tout en signant, parfois, des œuvres qui s’en éloignent quelque peu, à l’image de Match Point ou du Rêve de Cassandre).
Entre Annie Hall et Manhattan se situe l’austère et bergmanien Interiors. En termes de tonalité, Manhattan est nettement plus proche d’Annie Hall, puisqu’on y retrouve ce mélange de comédie et d’amertume, de légèreté et d’angoisse existentielle qui est l’une des caractéristiques phares du cinéma d’Allen depuis 1977 (si Guerre et amour, sorti en 1975, abordait déjà des questionnements profonds, il le faisait exclusivement par le biais de l’absurde et de la farce). Manhattan marque la troisième collaboration entre Allen et Marshall Brickman, co-auteur du scénario, et cela sera d’ailleurs la dernière (Allen écrira seul la quasi totalité de ses films ultérieurs) avant que les deux hommes se retrouvent sur le savoureux Meurtre mystérieux à… Manhattan.
Sur le plan formel, Manhattan représente l’un des sommets de la carrière du cinéaste. De son travail avec l’immense chef opérateur Gordon Willis (avec lequel il collabora de Annie Hall à La Rose pourpre du Caire, soit sur une période de huit années) a découlé des images raffinées, élégantes, des photographies urbaines dont certaines sont devenues cultes (le fameux bridge shot, plan tourné vers cinq heures du matin et montrant Allen et Diane Keaton assis sur un banc près du pont de Brooklyn) et qui se classent parmi les représentations cinématographiques les plus célèbres de la grosse pomme
, au point d’atteindre un statut quasi symbolique.

Le choix du noir et blanc, que le réalisateur fera à nouveau sur son film suivant (Stardust Memories) puis sur quelques autres dont Ombres et brouillard et Zelig, s’explique par plusieurs raisons. D’abord, Manhattan est, entre autres, un film basé sur le rapport entre Allen et « sa » ville, or les images d’enfance qui lui revenaient alors en mémoire étaient en noir et blanc (sans doute du fait des photographies et images télévisuelles de l’époque) ; ensuite, le film est (en partie) une critique de la modernité et donc, le noir et blanc peut se voir ici comme un hommage à une époque révolue, à une beauté malmenée.
En effet, les impasses sentimentales et le désordre amoureux décrits par le scénario de Manhattan sont à mettre en relation, d’après les propres mots de Woody Allen à l’époque, avec une société consumériste, guidée par l’argent, déconnectée de toute religion, philosophie et spiritualité. Ce propos est un sous-texte, Allen n’étant pas le genre de cinéaste à expliciter lourdement un message, mais il filtre à travers plusieurs séquences, notamment celle montrant le niveau affligeant de la télévision américaine mais aussi la scène, très brève, où le personnage joué par Allen s’indigne de travaux qui enlaidissent New York – sans parler des moments où le cinéaste semble pointer, à demi-mots, certaines facilités de l’art moderne. Par ailleurs, le plan montrant Isaac, assis à bord d’une barque en compagnie de Mary, plonger sa main dans l’eau d’un lac avant de la ressortir couverte d’une sorte de boue infecte peut, au-delà de son efficacité purement comique, se voir comme un symbole : la corruption menacerait constamment de gâcher un moment de pureté.
Cette vision du monde actuel (où la logique capitaliste écrase toute notion de spiritualité et d’idéal humaniste) n’est pas radicalement opposée à celle que l’écrivain français Michel Houellebecq développera à partir du milieu des années 1990 de façon, à mon avis, plus lourde, répétitive et caricaturale que ne l’avait fait Allen auparavant.
Mais cette critique assez peu explicite passe donc au second plan (on peut d’ailleurs aisément passer à côté) : Manhattan est « d’abord » le récit de liaisons contrariées entre new-yorkais tous plus ou moins névrosés, pétris de contradictions et incapables de savoir ce qu’ils veulent vraiment. Ces parcours intimes plus ou moins chaotiques sont ponctués de répliques brillantes, souvent très drôles, et de quelques scènes idylliques qui semblent autant de parenthèses éphémères (ces fameuses scènes d’harmonie amoureuse, au goût délicieusement rétro, qu’on retrouve dans presque tous les films d’Allen).

La musique du génial George Gershwin, un des papes du great american songbook, a une importance fondamentale dans le film : sa célèbre Rhapsody in Blue rythme littéralement le découpage de la scène d’ouverture (un choix hyper cohérent, ce morceau représentant, selon son illustre compositeur, la « folie métropolitaine » américaine), tandis que pas moins de 12 autres thèmes (dont plusieurs standards comme But Not for Me, Embraceable You, Someone to Watch Over Me ou encore S Wonderful) viennent souligner le « mood » de nombreuses séquences du film. La BO de Manhattan présente une particularité par rapport à celle des autres films d’Allen : s’il choisit le plus souvent des enregistrements préexistants (du jazz dans 99% des cas), ici les morceaux de Gershwin ont été réarrangés spécialement pour le film par Tom Pierson, puis joués sous la direction de Zubin Mehta, du New York Philarmonic.
Il est difficile de trouver de réels défauts au film, au sens strict du terme, toutefois on peut émettre des réserves sur certains aspects. Comme dans la plupart des œuvres de Woody Allen, la fluidité du récit et du montage, l’élégance de la réalisation et la qualité du texte font qu’on ne s’ennuie pas une seconde, mais on ne retrouve pas, en tout cas de mon point de vue, une émotion aussi forte que dans Annie Hall, ni la richesse narrative de Hannah et ses sœurs ou la densité thématique de Crimes et délits.
S’il y a davantage de personnages que dans Annie Hall (centré sur le couple Keaton – Allen), leur traitement n’est pas toujours approfondi. Ainsi, l’épouse de Yale (Anne Byrne) est un peu négligée (même si elle demeure bien croquée), tandis que Yale lui-même (Michael Murphy) indiffère plus ou moins le spectateur. Le couple lesbien formé par Jill (Meryl Streep, d’une classe assez inouïe) et Connie (Karen Ludwig) – une partie du scénario dont s’est largement inspiré la série culte Friends – porte une idée assez moderne pour l’époque ; cependant, elle est principalement exploitée pour illustrer la déveine d’Isaac, le sujet de l’homoparentalité n’étant qu’esquissé (on notera une réplique de Keaton à ce sujet dans le film, qui valide totalement cette structure familiale), tandis que ces deux personnages féminins, s’ils sont bien écrits et interprétés, n’apparaissent que rarement à l’écran et dans des scènes assez brèves.

Quant à la relation entre Isaac et la très jeune (17 ans) Tracy (Mariel Hemingway), elle suscite plus de perplexité que d’émotion (Isaac lui-même est perplexe, le personnage soulignant à plusieurs reprises ce problématique écart d’âge) – surtout à notre époque, qui regarde plus sévèrement qu’alors (et c’est à mon avis une bonne chose) les rapports amoureux entre une très jeune femme et un homme nettement plus âgé.
Le personnage interprété par Diane Keaton (sensible derrière une façade légèrement arrogante) est une vraie réussite et à titre personnel, les séquences qui m’ont le plus touché sont celles se déroulant entre Mary Wilkie (Keaton) et Isaac (Allen), qu’il s’agisse de leurs premiers échanges cinglants (en raison de leurs vues différentes sur l’art) ou de scènes plus romantiques comme celle, déjà évoquée, tournée près du pont de Brooklyn, ou encore celle filmée dans un planétarium (l’unique séquence du film tournée partiellement en studio).
Dans une certaine mesure, il me semble que la sophistication du film sur le plan formel prend parfois quelque peu le pas sur la profondeur du récit et des personnages – sans pour autant, bien entendu, que ceux-ci soient sacrifiés.
Si on peut donc lui préférer d’autres films d’Allen malgré son parfum prestigieux, Manhattan n’en reste pas moins une pièce majeure de sa filmographie, ainsi que l’un des films les plus emblématiques sur New York. Ses codes esthétiques et scénaristiques ont influencé des centaines d’auteurs de cinéma, pour ne pas dire davantage (difficile d’imaginer, par exemple, que Noah Baumbach n’ait pas songé à Manhattan en tournant Frances Ha). Ce fut donc, en ce qui me concerne, un plaisir de le revoir sur grand écran en ce lundi 2 janvier 2023 au Christine Cinéma Club.
Après la séance, en flânant dans le quartier Saint-Michel, j’ai observé Paris avec le même type d’admiration que celle qu’Allen porte à New York, tout en songeant qu’il a filmé ce qui sera a priori son dernier long métrage dans la capitale française, où il avait déjà réalisé Minuit à Paris. Il me tarde de découvrir ce prochain film, dont le tournage s’est achevé récemment et dont j’espère qu’il surpassera le tiède Rifkin’s Festival.
Visuellement extrêmement abouti et splendide hommage à New York, Manhattan, derrière des chroniques sentimentales amères et des répliques d'une savoureuse drôlerie, esquisse une critique de la société moderne américaine, dont les travers consuméristes contaminent jusqu'aux relations intimes. Le film n'est cependant, à mon sens, pas aussi convaincant que les meilleurs longs métrages d'Allen, peut-être parce que la forme prend ici parfois le pas sur le charme et l'émotion.
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