Film d’Ivan Passer
Année de sortie : 1981
Titre original : Cutter’s Way, également connu sous le titre Cutter and Bone
Pays : États-Unis
Scénario : Jeffrey Alan Fiskin, d’après le roman Cutter and Bone, de Newton Thornburg
Photographie : Jordan Cronenweth
Montage : Caroline Biggerstaff
Musique : Jack Nitzsche
Avec : Jeff Bridges, John Heard, Lisa Eichhorn, Ann Dusenberry, Stephen Elliott
Alex Cutter: I watched the war on TV like everybody else. Thought the same damn things. You know what you thought when you saw a picture of a young woman with a baby lying face down in a dictch, two gooks. You had three reactions, Rich, same as everybody else. The first one was real easy:
I hate the United States of America. Yeah. You see the same damn thing the next day and you move up a notch.There is no God. But you know what you finally say, what everybody finally says, no matter what?I’m hungry. I’m hungry Rich. I’m fuckin’ starved.
Libéré des oubliettes cinématographiques par le distributeur Carlotta, le méconnu Cutter’s Way (La Blessure), du cinéaste tchèque Ivan Passer, est à nouveau visible sur les écrans français, plus de trente ans après sa sortie. L’occasion de découvrir un thriller caractéristique du cinéma américain des années 70, dressant le portrait d’une Amérique désenchantée et hantée par le Vietnam.
Synopsis de Cutter’s Way
Alors que sa voiture vient de tomber en panne dans une impasse, Richard Bone (Jeff Bridges) évite de peu une automobile qui manque de le renverser sur son passage. Le lendemain matin, il apprend par la police que le cadavre d’une jeune femme a été retrouvée dans une poubelle, à quelques pas de sa voiture.
Plus tard dans la journée, tandis qu’il assiste à un défilé en compagnie de son ami Alex Cutter (John Heard), vétéran du Vietnam, et de son épouse Maureen (Lisa Eichhorn), Bone croit reconnaître l’homme qu’il a furtivement croisé la nuit précédente ; il s’agirait de J.J. Cord (Stephen Elliott), un puissant homme d’affaires local.
Cutter va alors tenter de persuader son ami d’entraîner Cord dans un piège…
Critique du film
Réalisé au tout début des années 80, Cutter’s Way s’inscrit dans la veine des classiques du cinéma américain des années 70. Il met en scène trois personnages principaux : Richard Bone, un dilettante qui met un point d’honneur à traverser le quotidien sans s’impliquer outre mesure ; son ami Alex Cutter, un vétéran du Vietnam handicapé et alcoolique ; et Maureen, l’épouse de ce dernier.
Marqué à vie par l’expérience d’une guerre qui lui a coûté un bras et une jambe, Cutter, interprété par un John Heard habité, ponctue son quotidien de tirades alcoolisées, cyniques et désabusées, sous les yeux d’une épouse dépressive qui, pour la paraphraser, attend qu’il reprenne goût à l’existence (I’m like your leg sending messages to your brain, and there’s nothing there anymore
). Quant à Bone, il vivote sans s’investir en rien ni personne (Sooner or later you’re going to have to make a decision about something
, lui lance son ami George), fuyant de sa silhouette désinvolte – celle d’un jeune et lumineux Jeff Bridges – tout problème menaçant de survenir.
Le meurtre sordide d’une jeune femme va peu à peu pousser Cutter and Bone – le titre du roman dont est tiré le film et également le titre initial de ce dernier, avant que United Artists n’en décide autrement – dans leurs derniers retranchements. Si Bone, entre prudence et détachement, lucidité et lâcheté, montre des réticences à agir, Cutter voit très rapidement dans cette affaire l’occasion d’insuffler un peu de justice et d’héroïsme dans une Amérique en laquelle il a définitivement cessé de croire (I hate the United States of America
, dit-il au cours d’un dialogue poignant). Une Amérique que le supposé auteur du crime, un riche magnat du pétrole, reflète dans toute sa décadence et sa corruption. C’est par cet aspect que Cutter’s Way fait écho à de nombreux autres films américains tournés entre la fin des années 60 et le début des années 80, films qui avaient en commun un regard critique et amer sur l’Amérique, et qui convoquaient, en filigrane ou de manière explicite, l’assassinat de JFK, la guerre du Vietnam et le Watergate (quand ils ne remontaient pas plus loin dans l’histoire, à l’image de La Porte du paradis), dans des climats souvent paranoïaques, toujours pessimistes et désabusés. Des films qui, comme Cutter’s Way, associaient souvent le pouvoir et l’argent – en particulier celui du pétrole (rappelons ici que le puissant lobby pétrolier était farouchement opposé à JFK et à sa politique) – au mensonge, à la manipulation et au crime.
Face à ce « mal » qu’incarne le personnage de J.J. Cord, volontairement peu développé (il est un symbole davantage qu’un être humain), Cutter s’affirme comme une version malade et fiévreuse du héros américain, cet individu dont la lutte solitaire s’avérait souvent, dans les films tournés aux États-Unis à cette époque, aussi louable que dérisoire : John McCabe finit par agoniser dans la neige dans le film éponyme d’Altman ; Les Trois jours du Condor s’achève sur une note paranoïaque ; Harry Moseby tourne en rond à la fin de Night Moves ; etc.

John Heard et Lisa Eichborn dans « Cutter’s Way »
Les films confidentiels bénéficient toujours, quand les circonstances les font sortir de l’ombre, d’une aura particulière, d’un cachet en quelques sortes, qui influence plus ou moins la perception du public et des critiques à leur égard. Depuis sa ressortie par Carlotta, Cutter’s Way, largement encensé par la presse spécialisée, illustre assez bien ce phénomène : nous sommes ici en présence certes d’un assez beau film, avec des personnages forts et un propos à la fois intemporel et ancré dans son époque, mais qui malheureusement, passé une première demie-heure parfaitement maîtrisée, révèle une construction un peu approximative et déséquilibrée. Le scénario, à force d’enchaîner les séquences autour du trio amoureux composé de Cutter, Bone et Maureen, n’évite pas certaines redondances, qui font que le jeu pourtant brillant de John Heard frise parfois la caricature et la cabotinage. Inversement, la sœur de la victime, incarnée par la jolie Ann Dusenberry (dont on se souvient du visage terrifié dans Les Dents de la mer 2), aurait mérité un développement plus poussé, là ou le film ne lui prête que des contours assez flous. Les dialogues, incisifs et efficaces au début, ne perdent pas en qualité mais tendent à se répéter, occasionnant quelques longueurs qui prêtent à Cutter’s Way un rythme flottant.
En dépit de ses défauts, Cutter's Way méritait d'être sorti des tiroirs, à la fois pour son propos amer et lucide, ses personnages attachants, et bien sûr son casting : Jeff Bridges (La Dernière séance, Fat City, La Porte du paradis, The Big Lebowski), John Heard (qui l'année suivante tournera dans La Féline de Paul Schrader, remake du classique de Jacques Tourneur) et la méconnue Lisa Eichhorn (qui sera récompensée pour sa performance au Festival de Deauville) apportent beaucoup à une œuvre qui, à l'instar de Cutter, est un peu boiteuse mais reflète de manière parfois saisissante certains stigmates de l'histoire américaine - ces "blessures" auxquelles le titre français du film fait probablement référence.
2 commentaires
Pour redécouvrir Passer, excellent entretien ici :
http://www.arte.tv/sites/fr/olivierpere/2012/07/27/interview-with-ivan-passer/
J’ai découvert ce film hier soir sur Canal Sat, surprise d’apprendre qu’il est reté si longtemps « caché », mais Les Portes du Paradis fut mal reçu en son temps et déstabilisa Cimino, bref, Cord est tué, mais dans la vraie vie qui va tuer la Finance et la corruption. Je trouve les réalisateurs américains plus courageux que les
français.