Film de Jacques Tourneur
Titre original : Cat People
Année de sortie : 1942
Pays : États-Unis
Scénario : DeWitt Bodeen
Photographie : Nicholas Musuraca
Montage : Mark Robson
Musique : Roy Webb
Avec : Simone Simon, Kent Smith, Tom Conway, Jane Randolph.
But black sin hath betrayed to endless night
My world’s both parts, and both parts must die.
Holy Sonnet V, John Donne, cité dans La Féline.
La Féline a fait date dans l’histoire du cinéma fantastique, grâce à une réalisation novatrice pour l’époque et sa manière de suggérer plutôt que de montrer. Mais c’est aussi un récit passionnant, aux multiples niveaux de lecture – qu’ils soient folkloriques, psychologiques, sociologiques ou culturels.
Synopsis de La Féline
Oliver Reed (Kent Smith), brillant ingénieur, rencontre dans un zoo Irena Dubrovna (Simone Simon), une jeune femme d’origine serbe. Le couple se marie rapidement, mais les croyances d’Irena en des légendes inquiétantes issues de sa culture la poussent à se refuser à lui, et tous deux font chambre à part.
Irena craint en effet d’être une descendante des femmes-panthères, lesquelles, en Serbie et notamment autour de son village natal, se transformaient en fauve dès qu’elles cédaient à la passion.
Tandis que sur les conseils de son époux, la jeune femme consulte un psychanalyste, le Dr Judd (Tom Conway), la complicité naissante entre Oliver et l’une de ses collègues, Alice Moore (Jane Randolph), alimente davantage encore le mal étrange qui sommeille en Irena.
Critique du film
Jacques Tourneur, à l’avant-garde du cinéma fantastique
En réalisant La Féline, le réalisateur d’origine française et naturalisé américain Jacques Tourneur a définitivement marqué l’histoire du cinéma fantastique, pour plusieurs raisons.
La plus évidente concerne la forme, l’esthétique du film. L’une des particularités de La Féline est en effet de jouer sur la suggestion, le hors-champ, et d’utiliser les jeux d’ombre et de lumière (un peu à la manière du cinéma expressionniste allemand) pour créer la tension. Ce parti pris s’explique en partie par des raisons économiques : La Féline est une production de Val Lewton, dont la société de distribution (RKO Pictures) était spécialisée dans les séries B à petit budget (en l’occurrence, celui de La Féline était de 134 000 dollars).
Mais il y a fort à parier que Jacques Tourneur, même avec plus de moyens, n’en aurait pas forcément montré davantage. On sait d’ailleurs qu’il était opposé, concernant son film Rendez-vous avec la peur (1957), à la séquence montrant explicitement un démon à l’écran. On ne peut dans tous les cas que saluer la maîtrise et la finesse avec laquelle il a composé ici, avec la collaboration précieuse du chef opérateur Nicholas Musuraca, des plans qui sont devenus des références en matière de pouvoir suggestif du cinéma, et dont des réalisateurs comme Steven Spielberg (pour Les Dents de la mer) et Ridley Scott (pour Alien) se sont probablement souvenus au moment de tourner leurs films respectifs.

Alice (Jane Randolph) lors de la scène de la piscine, devenue une référence en matière de suggestion dans le cinéma d’épouvante
Mais on aurait tort de réduire La Féline à son cachet formel, si important soit-il : si l’esthétique du film a autant fait date dans l’histoire au cinéma, c’est aussi parce qu’elle est au service d’un scénario (signé DeWitt Bodeen) intelligent et riche, en dépit de sa simplicité apparente.
La dimension féministe, sociologique et culturelle de La Féline
Il n’est pas rare, quand du moins un bon metteur en scène est derrière la caméra, que les films de transformation présente une dimension métaphorique, une signification plus ou moins précise ; et c’est clairement le cas de La Féline.
Que nous raconte le film de Tourneur ? L’histoire d’Irena (superbe Simone Simon), une jeune immigrée serbe installée aux États-Unis dans les années 40. Elle est tourmentée par une légende issue du folklore de son pays d’origine et par ailleurs, elle possède un tempérament artistique (elle dessine). Que prétend la légende en question ? Que les femmes cédant à la passion se transforment en redoutables panthères… Son époux Oliver (Kent Smith) est quant à lui l’archétype du citoyen américain ordinaire, insouciant (I’ve never been unhappy before
, dit-il à sa collègue quand il lui confie ses difficultés avec Irena), dont l’image de son pays est totalement idéaliste (You’re here in America
, dit-il à Irena, comme si cette unique phrase devait suffire à la rassurer). Oliver est attiré par Irena et son mystère, mais il ne le comprend pas et dans le fond, son souhait est qu’elle devienne une épouse modèle, « normale ».
Mais Irena possède une personnalité trop complexe et une sensibilité trop intense pour rentrer dans ce moule. C’est précisément ce qui fait la souffrir : ce qui fait son caractère, ce qui la rend singulière ne correspond en rien aux modèles que la société américaine de l’époque lui renvoie. C’est pourquoi elle se persuade elle-même d’être coupable et monstrueuse ; en d’autres termes, sa transformation est la métaphore de désirs, de pulsions et de sentiments réprimés, niés par la société dans laquelle elle évolue (c’est d’ailleurs le fait qu’ils soient niés qui les rendent destructeurs).
Ce conflit entre sa nature profonde et les normes sociales créé un phénomène de dualité chez Irena (pour qualifier son parfum, Alice use d’ailleurs des deux adjectifs opposés fort
et doux
), et ce concept (la dualité) est omniprésent dans le film (entre le rêve et la réalité ; le visible et l’invisible ; la passion et la raison ; etc.). Les jeux d’ombre et de lumière, déjà évoqués, en sont d’ailleurs l’illustration saisissante. Le générique de fin cite en outre un sonnet du poète et prédicateur britannique John Donne, qui renvoie à l’idée d’un « monde en deux parties » (lire l’intégralité du Holy Sonnet 5 de John Donne sur luminarium.org).
La Féline présente donc une dimension psychologique, sociale et culturelle, le déroulement du film illustrant de façon imagée la manière dont la société tend à isoler, à diaboliser tout individu et tout comportement non conformes à ses standards. On peut même y voir un propos féministe : Irena est une femme passionnée, une artiste, que la société veut réduire à un rôle d’épouse et de mère au foyer. Les hommes qui l’entourent ne lui sont d’aucune aide : Oliver est sympathique, mais incapable de percevoir la complexité du monde et des êtres ; tandis que le Dr Judd (Tom Conway) se contente d’appliquer un manuel de psychologie simpliste pour analyser sa patiente, en témoignant au passage d’un paternalisme écrasant.
Bien entendu, cette lecture sociale n’empêche nullement d’apprécier d’autres interprétations, le film n’en surlignant aucune de spécifique. C’est d’ailleurs ce qui, près de 80 ans après sa sortie, le rend toujours aussi passionnant.
Dépeignant avant tout la solitude d'une femme différente et singulière confrontée au poids des normes et conventions sociales, La Féline est aussi stimulant pour les sens que pour l'esprit, et mérite amplement son statut de grand classique du cinéma fantastique.
3 commentaires
… Mais c’est dégûtant ! Laissez Simone tranquille !
Argento fera plonger l’Alice de « Suspiria » dans la même piscine. On peut y voir au moins deux significations. Premièrement, une métaphore associée à la féminité de l’inconscient collectif défini par Jung, avec la bivalence dont vous parlez traduite en « animus » et « anima », grand réservoir culturel de mythes et d’émotions dans lequel chaque artiste puiserait. Ensuite, et le geste de Simone Simon rallumant la lumière semble une évidence, cette piscine symbolise la salle de cinéma, lieu obscur de toutes les tentations et de tous les dangers, où l’obscurité met en scène le cinéma intérieur des spectateurs. Dans le grand bain des images, la femme fauve joue le rôle de la pythie annonçant une « projection ». Pour faire bonne mesure psychanalytique, rappelons l’inceste frère/sœur convoqué par Schrader dans son faux remake).
Très joli film, avec une interprétation remarquablement minimale de SIMONE SIMON…..