Hier soir, l’humeur obscurcie par les annonces gouvernementales, je me suis dit que c’était une bonne idée de rêver un peu en regardant un film. Les films sont un peu des rêves, d’ailleurs. Mulholland Drive étant un rêve sur un rêve, il m’a paru particulièrement approprié.
Remarque : cet article, contrairement aux critiques de films présentes sur ce blog, comporte des spoilers. Il est donc déconseillé de le lire si vous n’avez jamais vu Mulholland Drive.
Que dire, en 2020, du 9ème et avant-dernier long métrage de David Lynch, qui ne l’ait déjà été auparavant ? Mulholland Drive fait en effet partie de ces films phénomène
qui ont été commentés (en l’occurrence décortiqués) tant de fois, autant par les critiques de cinéma que par les spectateurs, qu’en faire une critique aujourd’hui a certes toujours du sens, évidemment (comme il y a toujours du sens à chroniquer Sueurs froides ou un autre grand classique du cinéma), mais pose une difficulté particulière, si du moins on aurait pour ambition de formuler un point de vue un tant soit peu inédit.
Mais nuançons aussitôt ce propos : quelqu’un, même s’il connaît mal le cinéma d’ailleurs (quelle importance ?), peut dire des choses intéressantes sur ce film aujourd’hui. Chaque voix est unique (c’est pour cette raison, d’ailleurs, que l’art doit demeurer une expression personnelle, et qu’il est pénible de constater à quel point on veut de plus en plus le soumettre à des schémas de pensée collectifs, volontiers binaires). S’il est donc toujours possible de jeter un œil neuf sur Mulholland Drive aujourd’hui, je ne tenterai pas l’exercice en l’occurrence, préférant profiter de l’occasion (à savoir, une nouvelle vision du film hier soir, jeudi 10 décembre 2020) pour inaugurer sur ce blog un format d’article un peu plus libre
(plus paresseux ?) que les critiques habituelles.
L’une des questions récurrentes que l’on posait spontanément en sortant de la projection de Mulholland Drive à l’époque (c’est-à-dire en 2001) était : t’as compris quelque chose ?
. Chacun échangeait alors des interrogations, mais aussi des pistes et des suggestions, plus ou moins étayées. La presse cinéma française, elle-même, confiait ouvertement sa perplexité, voire s’en agaçait. Cette particularité du film, c’est-à-dire son caractère opaque et énigmatique (au premier abord du moins), a encouragé beaucoup de spectateurs à le voir plusieurs fois. Je l’ai vu pour ma part à deux reprises (pour l’anecdote, au cinéma Ermitage de Fontainebleau) à quelques jours d’intervalle, et j’étais dérouté à l’issue de chacune de ces séances (dérouté, mais fasciné et ému).
Le film n’est pourtant, au final, pas si complexe, si on s’en tient à sa trame principale bien sûr. Ce qui est plus compliqué, ce sont tous les détails, tous les motifs glissés par Lynch (motifs familiers quand on apprécie ce metteur en scène) et dont plusieurs m’échappent encore aujourd’hui. Ce n’est pas très grave : lui-même prône une approche non intellectuelle du cinéma. Mais encore une fois, l’histoire de base peut se résumer simplement : c’est celle d’une comédienne ratée (Diane) qui, par jalousie (on ne tue pas par amour), fait assassiner sa maîtresse Camilla (comédienne également, plus épanouie) avant d’être rongée par la culpabilité — elle fait alors un long rêve, parfois sombre, parfois très beau et lumineux, qui exprime ses désirs, ses fantasmes, ses frustrations et aussi sa passion pour l’être aimé. La majeure partie du film est constituée de ce rêve, les dernières scènes nous montrent la réalité
(avec, petite ambiguïté chronologique supplémentaire, une déroutante construction en flashbacks), et voilà pour l’essentiel.
Mais peut-on dire que c’est l’essentiel, d’ailleurs ? (Essentiel étant un terme lourd de sens en ces temps de pandémie et de restrictions diverses.) Non : un film ou un roman ne peut se réduire à sa trame principale. Un récit, c’est un ensemble de motifs, de détours, de détails qui provoquent, chez le spectateur ou le lecteur, des idées, des impressions et des émotions, le tout formant sa vision globale (et parfois changeante) de l’œuvre, vision que ne peut synthétiser son synopsis.
Le cinéma, dit Samuel Fuller dans Pierrot le fou (de Jean-Luc Godard), ce sont des émotions
. David Lynch ne le contredirait sans doute pas. La fameuse scène dans le théâtre « Silencio » (théâtre, encore un mot qui a une résonance douloureuse aujourd’hui), outre qu’elle donne un indice clé sur le film (elle suggère l’idée d’illusion, or elle se déroule à l’intérieur du rêve de Diane), illustre en partie ce qu’est le cinéma selon l’auteur de Blue Velvet : une illusion, certes, mais qui provoque des émotions authentiques, profondes — il n’y a qu’à voir les réactions des deux héroïnes de Mulholland Drive, assises l’une à côté de l’autre, pour prendre la mesure de cela. On éprouve alors soi-même des émotions comparables à celles qui les secouent, ce qui fait de cette scène (dans laquelle résonne une superbe version espagnole, a capella, du morceau Crying de Roy Orbison) une sorte de fascinante mise en abyme.
Si les séquences culte, dans l’histoire du cinéma, sont légion, la scène du Silencio (et pour revenir à Godard, on notera que ce terme clôt son célèbre film Le Mépris) en fait indéniablement partie, car elle illustre deux principes fondamentaux du 7ème art (l’illusion ; l’émotion) sans être didactique : chez Lynch, l’idée passe par l’émotion et par la suggestion. Il n’est jamais en train d’expliquer directement quelque chose au spectateur.
Sur un bonus de la dernière édition vidéo de Mulholland Drive, on voit une spectatrice commenter le film devant un cinéma, à l’époque de sa sortie ; en arrière-plan se trouve l’affiche, si facilement reconnaissable, de Donnie Darko, de Richard Kelly (qui a fait l’objet d’une nouvelle sortie cinéma, en 2019). On se dit alors que rien que pour ces deux films — et bien sûr on en trouverait d’autres en réfléchissant —, 2001 fut une passionnante année cinématographique. Plus spécifiquement, cette année fit la part belle à des récits profondément imaginatifs, non explicites, laissant au spectateur, et en particulier à son intuition, un espace vaste et stimulant (concernant Donnie Darko, on évitera un director’s cut maladroit, beaucoup trop directif).
Quand on songe que l’un des grands succès publics et critiques de 2019 (on aurait peine à citer ceux de 2020, forcément…) est Joker de Todd Phillips, un film qui est un enchevêtrement de causes et de conséquences, un film qui veut tout expliquer, même les choses les plus évidentes et simples (retirant ainsi tout intérêt à un personnage dont on aimait ressentir ce qu’il signifiait et de quoi il était le symptôme, sans avoir besoin de l’associer à une liste de traumatismes et de poncifs), on peut légitimement éprouver une nostalgie fugace (surtout si on avait 20 ans en 2001…).
Fugace car heureusement, nombreux sont les auteurs qui aujourd’hui, respectent encore l’intelligence et l’intuition du spectateur. Ce ne sont pas forcément les plus primés, mais ils sont là. Il faudra se presser d’aller voir leurs films, quand les portes des salles obscures se rouvriront enfin.
Avec, quelque part dans l’ombre, une mystérieuse dame aux cheveux bleus qui murmure silence
…
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