Film de Jean-Luc Godard
Année de sortie : 1963
Pays : France, Italie
Scénario : Jean-Luc Godard, d’après le roman d’Alberto Moravia Le Mépris
Photographie : Raoul Coutard, Alain Levent
Montage : Agnès Guillemot
Musique : Georges Delerue
Avec : Michel Piccoli, Brigitte Bardot, Jack Palance, Fritz Lang, Giorgia Moll.
Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs.
Le critique Luc Mourlet, cité dans Le Mépris.
Adaptation à la fois respectueuse et très personnelle du roman d’Alberto Moravia, Le Mépris est, avec À bout de souffle, l’une des plus grandes réussites de Jean-Luc Godard, grâce aux talents conjugués du réalisateur et de son chef opérateur Raoul Coutard. Sans oublier bien sûr celui de Georges Delerue, compositeur d’une bande originale mythique à laquelle le film doit beaucoup.
Synopsis du Mépris
Paul Javal (Michel Piccoli), auteur de romans policiers désirant écrire pour le théâtre, est contacté par un producteur américain, Jeremy Prokosch (Jack Palance). Celui-ci lui propose d’écrire de nouvelles scènes pour l’adaptation au cinéma de L’Odyssée d’Homère, confiée au réalisateur Fritz Lang.
Parce qu’il a besoin d’argent pour financer l’appartement dans lequel il vient d’emménager avec sa femme Camille (Brigitte Bardot), Paul accepte le projet. Mais au retour d’un apéritif chez le producteur, Paul remarque un changement dans l’attitude de Camille et commence à douter de son amour.
Critique du film
Les thématiques du Mépris
La création
Paul : Le monde moderne est fait de telle façon que l’on est toujours obligé d’accepter ce que veulent les autres. Pourquoi est-ce que l’argent prend tant de place dans ce que l’on fait ?
Le Mépris traite de deux principales thématiques, qui témoignent, dans le film, de corrélations évidentes.
C’est à la fois une réflexion sur le cinéma et sur la difficulté de réaliser un film conforme à ses désirs, à sa propre vision du monde, quand des enjeux purement économiques sont défendus par les producteurs. Plus généralement, le film traite de la difficulté de s’accomplir dans un monde moderne qui est fait de telle façon que l’on est toujours obligé d’accepter ce que veulent les autres
, comme le dit Paul lui-même. Chaque personnage du film illustre ces rapports complexes et conflictuels entre l’art et l’argent : Fritz Lang est l’artiste refusant le compromis artistique, Paul, l’intellectuel qui pour des raisons matérielles renonce, un temps du moins, à ses aspirations personnelles, et Prokosch, le producteur imposant qui cherche à dicter au metteur en scène et au scénariste sa propre vision de L’Odyssée.
Le point de vue de Lang est probablement le reflet de celui de Godard, dont la carrière est significative du désir de réaliser des films sans aucune forme de contrainte commerciale. Lang aspire donc à une adaptation brute, en un sens intemporelle et formelle de L’Odyssée. La scène où Paul, ayant surpris Camille en train d’embrasser Prokosch, justifie son refus de participer au projet, contient des répliques très significatives :
Paul : Il (parlant de Fritz Lang) a raison. Ou on fait L’Odyssée d’Homère, ou on ne la fait pas.
Francesca (traduisant les paroles de Prokosch) : Vous aspirez à un monde pareil à celui d’Homère. Malheureusement ça n’existe pas.
Paul : Et pourquoi pas, si!
Prokosh : No!
Francesca : Vous avez peut-être raison, mais quand il s’agit de faire un film, les rêves ne suffisent pas.
Le Mépris est donc une ode à un cinéma émanant des rêves et désirs de l’artiste, un cinéma libéré des contraintes du monde moderne, et de l’omniprésence de l’argent aussi bien dans la vie professionnelle que privée.
Le film s’ouvre d’ailleurs sur une citation de Luc Mourlet (souvent attribuée – par erreur – à André Bazin, comme indiqué dans l’un des commentaires ci-dessous) : Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs.
. Le Mépris est l’histoire de ce monde
, conclut la voix off qui prononce le générique du film (générique singulier, puisque « parlé », qui rappelle celui de La Splendeur des Amberson, où Orson Welles lui-même énumérait le nom des différents acteurs, producteurs et techniciens – Godard est d’ailleurs un grand admirateur de ce film).
Les relations homme/femme
Mais Le Mépris est aussi une réflexion sur les relations amoureuses, et, plus précisément, sur ce qui amène Camille à ne plus percevoir son mari comme auparavant et de fait à ne plus l’aimer – à le mépriser, même, à la fois pour l’attitude qui a suscité ce changement, et pour ce changement en lui-même (Je te déteste car tu n’arrives plus à m’attendrir
, lui dit-elle). Ce mépris découle en partie du fait que Paul lui donne l’impression de l' »offrir » à Prokosh en la laissant monter seule dans la voiture du producteur ; il est nourri ensuite par la faiblesse de Paul, son attitude involontairement condescendante et son incapacité à s’imposer (T’es pas un homme
, lui dit Camille).
Paradoxalement, plus il cherchera à comprendre, à cerner la situation par le raisonnement, plus il se heurtera à un vaste mystère, celui de Camille et de la femme en général ; même s’il finira par déceler le malentendu initial, Paul, comme le spectateur, ne parviendra jamais à une compréhension claire, absolue, des réactions, sentiments et pensées de son épouse.
Les scènes les plus saisissantes sur les relations entre Camille et Paul sont celles filmées dans leur appartement, absolument admirables du point de vue de la mise en scène. La caméra de Godard suit les déplacements du couple dans les différentes pièces, utilisant l’espace de manière remarquable, filme de nombreux échanges en plan séquence, d’où cette impression de vérité, de spontanéité dans les dialogues, et symbolise leur soudaine rupture (du moins celle des sentiments) par un mouvement significatif au cours de l’explication finale (à l’issue de laquelle Camille avoue son mépris à Paul). Ils sont assis l’un en face de l’autre, et l’objectif ne les cadre jamais tous les deux, passant de l’un à l’autre au fur et à mesure de leur discussion. En ne les réunissant jamais dans un même plan, Godard illustre donc visuellement leur brusque séparation. D’autres plans, auparavant, figuraient intelligemment la rupture, comme celui les montrant chacun à l’extrémité de l’image, une cloison symbolique les séparant.
La dimension symbolique
Déjà évidente dans le livre, la dimension symbolique du Mépris est davantage soulignée par Godard dans le film. Camille, Paul et Prokosch symbolisent tous trois des personnages homériques. Camille est Pénélope, tandis que le producteur est Neptune, ennemi juré d’Ulysse (le plan d’une statue de Neptune surgit à chaque fois que Prokosch s’interpose entre Camille et Paul, menaçant directement leur amour), dont la puissance est signifiée dès sa première apparition (il est debout sur une estrade, plus haut que Paul et la traductrice dont on ne voit que les têtes apparaître dans le cadre, impression de domination accentuée par la taille et la stature de Palance). Paul serait quant à lui Ulysse, dont le retour à Ithaque (l’amour de Camille) est empêché par la présence du dieu Neptune.
La beauté formelle du Mépris
Sur le plan purement esthétique, Le Mépris est l’une des œuvres les plus abouties de son réalisateur. Chaque plan respire sa passion du cinéma (ce qui n’est jamais gratuit d’autant plus que le cinéma est précisément un des principaux sujets du film) et son sens de la mise en scène (voir la séquence de l’appartement, déjà évoquée). La beauté des images doit également beaucoup au chef opérateur Raoul Coutard, qui avait déjà photographié A bout de souffle du même Godard, et travailla entre autres avec François Truffaut et Costa-Gavras. Les couleurs sont magnifiques, les cadrages millimétrés, et les plans tournés à Capri (avec ces lents travelling sur la mer) ont cette résonance éternelle, épique, qui évoque L’Odyssée et ses correspondances subtiles avec l’histoire du film. Quant au dernier plan, il présente une dimension dramatique, voire tragique, souligné par le Silenzio
prononcé d’un ton grave.
Une adaptation intelligente et personnelle du roman de Moravia
Il est intéressant de considérer la manière dont Godard a adapté l’œuvre d’Alberto Moravia. Il se l’est à la fois totalement appropriée – d’autant plus que les thèmes du livre le concernaient directement (Godard traversait à l’époque une période difficile avec sa femme Anna Karina ; il était plus ou moins en conflit avec les producteurs du Mépris) – tout en restant fidèle au propos du célèbre écrivain italien.
Ainsi, si Godard reprend parfois mot pour mot des passages du livre (lus en voix off par Bardot et Piccoli) et transpose certaines scènes clés en restant très proche de la trame telle qu’écrite par Moravia, il invente par ailleurs de nouvelles séquences, modifie l’histoire (dans le livre, le tournage du film n’a pas commencé quand Paul est sollicité), et surtout change les caractères de certains personnages, allant jusqu’à attribuer à Prokosch, le producteur joué par Palance, l’interprétation de L’Odyssée qui, dans le roman, est celle du metteur en scène. À savoir, qu’Ulysse retarde volontairement son retour à Ithaque en raison du mépris de Pénélope à son égard ; version qui privilégie une approche psychologique, faisant du héros un « névrosé moderne ».
Ce n’est pas du tout l’approche de Fritz Lang dans le film – et on comprend aisément pourquoi : le réalisateur jouant son propre rôle, il était difficile de lui faire adopter une position qui n’eût été conforme à un idéal du cinéma, un cinéma sans compromis, tel que le conçoit Godard et probablement le réalisateur de M le maudit avec lui. De même, pour mieux illustrer la faiblesse de Paul, ou plutôt ses compromis artistiques, Godard le fait adhérer assez rapidement, dans le film, à la vision du producteur – point de vue dicté à la fois pour des raisons pratiques (Paul ne cherche pas à entrer en conflit avec lui) et aussi, plus inconsciemment peut-être, par le fait que cette approche reflète ses propres relations avec Camille. Quant au fait que le tournage de L’Odyssée est déjà commencé dans le film, cela permet à Godard d’entrer plus directement dans le cœur du sujet, le cinéma, et le processus de création d’un film.
L’influence du Mépris
La nouvelle vague a eu des répercussions importantes outre Atlantique, et Le Mépris est un film admiré par de nombreux cinéastes, critiques et cinéphiles américains. L’éditeur américain Criterion a d’ailleurs sorti une version zone 1 du film absolument somptueuse : le travail de restauration de l’image, supervisé par Raoul Coutard lui-même, est remarquable.
Martin Scorsese n’a jamais caché son admiration pour Le Mépris, au point de reprendre le thème musical original du film dans Casino. On peut aussi s’interroger sur la fin de Mulholland Drive, de David Lynch. Difficile d’imaginer que celui-ci n’ait pas vu Le Mépris ; en outre, les deux films, bien que très différents, traitent tous les deux du cinéma. Est-ce un hasard, alors, s’ils s’achèvent sur le même mot : Silenzio
?
Le Mépris est à la fois un film sur les mécanismes souvent mystérieux et opaques qui entraînent l'incompréhension et finalement la séparation entre un homme et une femme, et un film sur la difficulté à produire un cinéma sincère et sans compromis dans un monde gouverné par l'argent. Deux enjeux dramatiques que Jean-Luc Godard met en perspective dans une œuvre magnifiée par des couleurs flamboyantes, des mouvements de caméra majestueux et une musique devenue culte.
19 commentaires
je veux acheter le film de GODARt
Super article =)
Merci beaucoup!
Cet article est tout simplement parfait, tous les points essentiels du film, les thematiques principales sont evoquées avec justesse et precision, bravo et merci. : )
Merci à vous !
Bravo pour cet article pointu et complet, je retiens ton blog! =)
Dis moi toi qui à l’air de connaître le Mépris sur le bout des doigts, ne connaitrais-tu pas le nom de la chanson italienne que l’on entend par bribe lorsque Paul & Camille rejoignent Prokosch et Lang au cinéma pour écouter cette chanteuse italienne?? (Certain parlent d’une reprise de Sway mais je ne crois pas que ce soit ça, du moins je ne la reconnais pas..)
Merci d’avance!
Je ne me souviens pas bien de cette chanson ! Je jetterai un œil à la scène, si je la reconnais je te donnerai son titre. Merci pour tes compliments !
« Citizen Poulpe », votre texte sur « Le Mépris » rend vraiment avec justesse de la beauté et profondeur de ce film remarquable. J’ai revu le film cet aprèm, et je dois dire que je suis toujours autant saisie d’émotion devant tant intelligence et de beauté. Godard disait que le problème avec les réalisateurs c’est que souvent ils se contentent de filmer l’image qui exsite déjà, et jamais celle que l’on ne voit jamais. Celle qui existe hors champs…Et précisément, dans ce film, il nous donne à voir la scène qui est hors champs, et cela avec une infime intelligence, sans mots, juste avec des images….Godard à un immense pour le cinéma, une vision si noble que cela en est émouvant. Ce film est tout simplement admirable, et ce à tout point de vue…
Précipitez vous à le voir pour ceux qui n’ont pas eu encore cette chance…
N
Un de mes films préférés …Bardot y est magnifique !
Merci beaucoup,je copie le tout et je le met sur mon site 🙂
Une réclame pour la cigarette qui permet des attitudes !
Une musique qui empêche de comprendre (35% du temps!) ce qui disent les acteurs ! Des longueurs (commerciales?) sur les fesses de Bardot !
En résumé, film très ennuyeux….
Vous ne croyez pas si bien dire par « commerciales ». Effectivement Godard a tourné la séquence culte avec Bardot nue sur le lit en réponse aux producteurs qui exigeaient plus de sexe… Savoir cela donne un ton particulier à la scène : Godard donne aux producteurs ce qu’ils veulent (sans doute au delà de ce qu’ils imaginaient d’ailleurs) tout en créant un vrai moment de cinéma, à la fois kitch, plein d’ironie et beau.
Pour le reste, c’est un style de mise en scène et d’écriture très particulier, je comprends que ça ne fasse pas l’unanimité, après pour ma part j’aime beaucoup, même si mon préféré à ce jour reste « A bout de souffle ».
Sinon par rapport à vos autres commentaires, sachez qu’il y a un système de modération, c’est donc normal qu’un commentaire ne soit pas visible tout de suite. ça me permet de supprimer d’emblée les spams, les pubs ou tout simplement les commentaires insultants ou violents.
Si je puis me permettre une petite correction de votre article, fréquemment commise, puisque Godard lui-même l’a commise : ce n’est pas André Bazin l’auteur de la citation qu’on entend dans le générique de début du film, mais Luc Mourlet, critique certes moins connu des Cahiers, mais qui n’en est pas moins passionnant.
Merci pour cette correction ! Je fais la rectification.
Michel Mourlet je crois ! (décidément, pauvre homme, son nom n’est pas retenu dans l’histoire)
« Pierrot le fou » se terminait sur la mer et Rimbaud (« Elle est retrouvée – Quoi ? L’éternité. »). « Le Mépris » enchaîne et illustre via Homère. Les seize minutes composées par Delerue expriment parfaitement ce tragique solaire.
Pour répondre à la question de No. – qui a peut-être trouvé la réponse depuis – il s’agit d’une chanson d’Adriano Celentano, « 24000 baci », adaptée en français par Dalida, sous le titre « 24000 baisers ».
Bravo pour cette critique sur laquelle je suis tombé par hasard.
Quelqu’un me demandait quel était mon film français préféré et comme je ne me rappelais plus à qui appartenait la somptueuse villa du tournage à Capri, j’ai tapé le mépris sur le net. Personne n’en parle mais j’ai retrouvé il s’agit de K.Malaparte.
Très bon film, merci Stein pour la réponse au sujet de la chanson italienne :), je cherchais aussi son titre ( titre repris par le personnage principale de « Te souviens tu de Dolly Bell ? » d’Emir Kusturica )
Et bien entendu merci à Citizen Poulpe pour cet article comprenant pas mal d’infos nécessaires (pour moi) à une meilleur compréhension de cette oeuvre.