Au tout début des années 90, David Lynch et Mark Frost ont créé la série Twin Peaks, qu’on peut légitimement considérer comme la « mère » de la fiction TV moderne. Vingt-sept ans plus tard, ils réalisent un exploit : proposer, avec la saison 3, une expérience tout autant révolutionnaire et audacieuse. Sans spoilers, voici quelques mots sur un phénomène artistique et culturel inclassable.
Twin Peaks, une série majeure
Festival de Cannes 2017 : les deux premiers épisodes de la saison 3 de Twin Peaks sont diffusés lors d’une séance spéciale et en présence de leur réalisateur, David Lynch. Une standing ovation ponctue la projection. Il faut dire que l’événement est exceptionnel, pour deux raisons principales : l’ultime épisode de la saison 2 de Twin Peaks a été diffusé en 1991, soit il y a 26 ans, et les bruits sur la troisième saison excitaient les imaginations depuis plusieurs années déjà ; quant à David Lynch, sa dernière réalisation date de 2006 (Inland Empire), ce qui représente de loin la plus longue interruption de sa carrière en tant que cinéaste. C’est donc à la fois le retour d’une série culte (la troisième saison est d’ailleurs intitulée Twin Peaks: The Return) et celui d’un réalisateur incontournable que les spectateurs ont applaudi ce soir-là à Cannes (où Lynch reçut la Palme d’Or en 1990 pour Sailor et Lula, puis le prix de la mise en scène en 2001 pour Mulholland Drive).
Petit retour en arrière : au début des années 90, la chaîne américaine ABC diffuse Twin Peaks, une série créé par David Lynch et Mark Frost, qui provoque rapidement un fort engouement outre Atlantique. En France, les épisodes sont visibles sur France 5, sous le titre Mystères à Twin Peaks. Il faudrait des pages et des pages pour décrire le phénomène Twin Peaks, et ce n’est pas l’ambition de cet article ; mais ce que l’on peut affirmer sans développer outre mesure, c’est qu’il y a un avant et un après Twin Peaks dans l’histoire du soap opera.
Cette importance est liée entre autres à la richesse et à l’étrangeté de son univers ; à la caractérisation des personnages (Dale Cooper, incarné par Kyle MacLachlan, est un ovni dans le paysage télévisuel ; Laura Palmer – jouée par Sheryl Lee – est devenue un personnage iconique) ; à la manière dont le scénario mélange les genres (policier ; fantastique ; drame ; comédie) ; à la musique inoubliable d’Angelo Badalamenti ; aux décors emblématiques ; et globalement à une ambition artistique pour ainsi dire sans précédent sur le petit écran (ce qui évidemment ne signifie pas que rien n’avait été fait d’intéressant jusque-là dans ce domaine).
Cette ambition a ouvert la voie à des séries plus modernes, plus audacieuses dans leur manière de raconter une histoire, et les grandes séries des années 2000 s’inscrivent dans cet héritage. Des séries récentes comme Bates Motel ou The Killing comportent des similarités avec Twin Peaks, tandis que l’atmosphère de Top of the Lake, brillante série de Jane Campion – dont la deuxième saison a d’ailleurs également été projetée lors du Festival de Cannes 2017 -, évoque parfois l’œuvre de Lynch et Frost.
La saison 3 : une expérience unique
Après plusieurs rumeurs démenties ensuite, la saison 3 de Twin Peaks est officiellement annoncée par Showtime en 2014. Lynch et Frost sont à l’écriture, le premier assurant la réalisation de l’ensemble des épisodes (18 au total) – ce qui n’avait pas été le cas lors des deux premières saisons. Le tournage débuta en septembre 2015, et la première eut lieu le 19 mai 2017, au Ace Hotel de Los Angeles.
Quand un film ou une série est devenue culte, l’idée même d’une suite soulève beaucoup de questions, d’attentes, voire d’appréhensions. Comment retrouver, tant d’années après, une magie comparable ? Comment éviter le piège du réchauffé ? Comment proposer quelque chose qui s’inscrive dans la continuité de l’histoire, tout en étant moderne et de son temps (il s’est passé beaucoup de choses à la télévision depuis Twin Peaks), et sans se répéter ?
Le premier épisode donne d’emblée le ton : pas question, pour David Lynch et Mark Frost, de faire du fan service. La saison 3 n’a en effet rien d’une visite guidée dans un univers familier. Aux personnages des deux premières saisons s’ajoutent de nombreux autres, tandis que l’action se déroule dans de multiples lieux (les deux premières saisons se déroulaient exclusivement à Twin Peaks et ses environs). Beaucoup d’événements, de prime abord, ne semblent pas directement connectés à l’univers de Twin Peaks. Quant à la narration et à l’esthétique, elles reflètent une inventivité et une liberté artistique assez inouïes. Les auteurs ne suivent pratiquement aucun des standards de la série moderne : le rythme est parfois très lent ; le scénario (complexe) est bien plus déroutant et moins linéaire que le Twin Peaks version 90 ; les enchaînements entre les épisodes bousculent les schémas existants en la matière. Il est presque difficile de parler de série TV, tant ce que l’on nous propose ici est fondamentalement incomparable avec tout ce qui a été fait dans ce domaine.

L’agent spécial Albert Rosenfield (Miguel Ferrer) et le directeur du FBI Gordon Cole (David Lynch) dans la saison 3 de « Twin Peaks »
Pour David Lynch, il paraît clair que cette aventure a quelque chose de la « synthèse » : cette nouvelle saison suit une narration aussi inconfortable que le sombre mais remarquable Inland Empire ; plusieurs scènes donnent l’impression d’assister à une œuvre expérimentale dans une galerie d’art contemporain (on songe parfois à Eraserhead, le premier long métrage de Lynch) tandis que musicalement, entre la bande originale de Badalamenti et les groupes de musique qui apparaissent dans chaque épisode, Lynch brasse à peu près toutes ses influences, du doo-wop (on y entend notamment My Prayer par The Platters) au rock industriel en passant par la musique populaire des années 50-60, le rockabilly, le rock’n’roll, mais également des musiciens contemporains issus de la scène pop et rock indé (Sharon Van Etten ; Ruth Radelet ; le groupe Au Revoir Simone). C’est en somme l’œuvre d’un peintre, d’un artiste plasticien, d’un vidéaste, d’un cinéaste et d’un musicien qui nous est présentée ici, et les frontières entre ces disciplines ont rarement semblé aussi poreuses.
Le huitième épisode, le dernier en date (dans lequel apparait le groupe Nine Inch Nails), a suscité de nombreux commentaires et pour cause, c’est sans conteste le plus radical et le plus audacieux dans sa forme. Au niveau du fond, Lynch et Frost créent dans cet épisode des connections étonnantes entre l’univers de Twin Peaks (marqué notamment, comme souvent chez Lynch, par une lutte dramatique entre le bien et le mal) et quelque chose de plus vaste, de plus collectif en un sens, que nous tairons ici.
Il reste encore 10 épisodes, et bien malin celui qui saurait par quoi les auteurs vont nous faire passer désormais, et où ils vont nous mener au bout du compte. Une chose est certaine : Twin Peaks version 2017 réinvente la grammaire de la série TV, comme les précédentes saisons l’avaient fait en leur temps. Un bel exploit, pour un artiste qui a fêté ses 71 ans le 20 janvier dernier.
Quelques séries conseillées
La série Braindead, créée par Robert King et Michelle King, mêle fantastique et satire politique avec en toile de fond la dernière campagne présidentielle américaine. Drôle, brillant, inquiétant, original, pertinent dans son propos : les qualités de ce petit joyau télévisuel ne manquent pas. La belle et talentueuse Mary Elizabeth Winstead incarne le rôle principal.
Masters of Horror demeure, bien davantage à mon avis que le plus récent American Horror Story, le sommet de l’horreur à la télévision. Au générique de cette série anthologique – dont chaque segment est indépendant – figurent John Carpenter, Don Coscarelli, Stuart Gordon, Joe Dante, Lucky McKee, Larry Cohen, Takashi Miike, Dario Argento, Tobe Hooper… Tous les segments ne se valent pas mais dans l’ensemble, la qualité et la diversité sont au rendez-vous, au point qu’une saison 3 aurait été plus que justifiée…
Top of the Lake, de Jane Campion, écrite en collaboration avec Gerard Lee, est une remarquable série policière, servie par une atmosphère envoutante (excellente utilisation des décors naturels) et des personnages complexes, comme souvent chez l’auteure de Holy Smoke. La comédienne américaine Elisabeth Moss y livre une prestation des plus convaincantes.
Black Mirror, créée par Charlie Brooker, est sans conteste la fiction dystopique la plus intéressante de ces dernières années. On citera également la première saison de True Detective ; les cultes Six Feet Under et The Wire ; ainsi que Utopia, brillante et inachevée série britannique.
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