Film de Richard Kelly
Année de sortie : 2001
Pays : États-Unis
Scénario : Richard Kelly
Photographie : Steven B. Poster
Montage : Sam Bauer et Eric Strand
Musique originale : Michael Andrews
Avec : Jake Gyllenhaal, Mary McDonnell, Holmes Osborne, Maggie Gyllenhaal, Drew Barrymore, Noah Wyle, Patrick Swayze, Katharine Ross
Dr. Lilian Thurman: Donnie, what did Roberta Sparrow say to you?
Donnie: She said that every living creature on Earth dies alone.
À l’occasion de sa ressortie au cinéma en France (le 24 juillet 2019) grâce à Carlotta Films, revenons sur Donnie Darko, de Richard Kelly, l’un des films les plus marquants de la décennie 2000.
Synopsis du film
En 1988, aux États-Unis. Donnie Darko (Jake Gyllenhaal) vit avec ses parents Rose (Mary McDonnell) et Eddie (Holmes Osborne), ainsi que ses sœurs Elizabeth (Maggie Gyllenhaal) et Samantha (Daveigh Chase), dans une petite ville de l’État de Virginie. Sujet à une anxiété chronique, le jeune homme suit une psychanalyse et souffre de crises de somnambulisme.
Une nuit, il sort de sa chambre après qu’une voix inquiétante l’ait tiré de son sommeil. Quelques instants plus tard, une silhouette déguisée en lapin lui annonce l’imminence de la fin du monde…
Critique de Donnie Darko
Under a blue moon I saw you
Echo and the Bunnymen, The Killing Moon (1984)
Un récit mêlant apprentissage, science-fiction et questionnements existentiels
Un adolescent se réveille auprès de son vélo, jeté sur le bord d’une route isolée. Autour de lui, une brume bleutée flotte sur un paysage américain vallonné et abondamment boisé. Le jeune homme embrasse cette vue mélancolique du regard, l’air perplexe, se demandant visiblement comment a-t-il atterri ici ; puis il sourit, enfourche son vélo et emprunte des routes en pente, formant des boucles arrondies, au son de la chanson The Killing Moon, d’Echo and the Bunnymen. Quelques mesures plus tard, le voilà qui rejoint un quartier résidentiel composé de propriétés tranquilles et bien ordonnées, de celles que l’on voit dans le générique de Blue Velvet, de David Lynch. Nous le suivons dans ce trajet grisant et déjà un brin mystérieux, et cette dynamique annonce celle du film dans son ensemble : dans Donnie Darko, le spectateur suit littéralement le jeune protagoniste incarné par Jake Gyllenhaal (présent dans pratiquement toutes les scènes) au fil d’une progression à la fois spatiale, géographique, intime et spirituelle.
Ce parcours initiatique, dont on ne sait jamais s’il aboutit vraiment (nous ignorons en partie ce que Donnie a appris, ou ce qu’il n’a pas appris, à la fin du film), mélange des ingrédients typiques de la chronique adolescente (l’opposition aux normes et à l’autorité scolaire et parentale ; le sentiment d’être différent ; le rapport à la mort et à la solitude ; la découverte de l’amour et de la sexualité) avec une science-fiction empreinte de spiritualité, la thématique du voyage dans le temps étant ici davantage prétexte à un questionnement philosophique qu’à un « simple » jeu autour des paradoxes que ce phénomène (théorique) entraîne (de ce point de vue, le traitement est ici radicalement différent de ce que l’on peut voir dans Retour vers le futur, par exemple).
Cette approche de la science-fiction, ainsi que l’ensemble des détails assez pointus que le film développe autour des notions d’espace-temps, de trou noir et de voyage temporel, a été en grande partie puisée par Richard Kelly dans l’excellent ouvrage de vulgarisation scientifique Une Brève histoire du temps, de Stephen Hawking, publié en 1988, c’est-à-dire précisément l’année où se déroule l’action du film. Le livre est d’ailleurs cité par le professeur Kenneth Monnitoff (Noah Wyle) lors d’une conversation avec Donnie.
Une originalité dénuée de posture superficielle
L’une des grandes réussites de Donnie Darko est d’être parvenu à traiter d’un sujet ambitieux sans jamais cesser d’être divertissant, « aimable », pour citer la critique que Le Nouvel Observateur avait publiée à propos du très beau film De Particulier à particulier. Donnie Darko est une œuvre unique, mais cette originalité n’est pas le fruit d’une posture calculée, encore moins d’une recette (nombreux sont les auteurs qui tombent dans ce piège narcissique). Elle semble avoir au contraire découlé d’une démarche aussi personnelle que « naturelle » (même si elle a bien entendu probablement été mûrie et réfléchie).
Le protagoniste possède d’ailleurs une qualité semblable : Donnie Darko est à la fois un authentique héros de cinéma, qui ne ressemble à aucun autre, et un adolescent crédible, vaguement loser à ses heures, volontiers rebelle et désinvolte, porté sur le sexe et enfin largement paumé. Il évolue dans une Amérique de la fin des années 80 que le film chronique avec justesse (et une nostalgie palpable), ajoutant ainsi une dimension sociétale à un récit déjà composé de couches multiples (intime, spirituelle, scientifique…) et pourtant d’une grande cohérence, d’une stupéfiante unité de ton.
Sa construction rigoureuse s’enrichit progressivement d’une mosaïque de personnages secondaires qu’en dessinateur talentueux (il a signé lui-même les dessins qui apparaissent dans le film), Richard Kelly est parvenu à caractériser, à « croquer » en quelques traits habiles et précis. Tout en confiant leur interprétation à des comédiens remarquables : la composition de Jake Gyllenhaal annonçait clairement la naissance (même s’il avait déjà tourné dans quelques films) d’un grand acteur, tandis que sa sœur Maggie montrait déjà un talent qu’elle ne tarderait pas à confirmer. On notera la présence de la belle et charismatique Drew Barrymore (également productrice du film) en professeure de littérature idéaliste, de Katharine Ross (vue dans Butch Cassidy et le Kid et Les Femmes de Stepford) en psychanalyste compatissante et de Patrick Swayze dans un rôle parodiant les gourous hypocrites et manipulateurs qui pullulent aux USA. De leur côté, l’élégante Mary McDonnell (vue dans Danse avec les loups) et Holmes Osborne excellent en parents bienveillants.

Dr. Lillian Thurman (Katharine Ross) dans « Donnie Darko » : « Donnie, what did Roberta Sparrow say to you? »
L’expérience cinématographique comme voyage temporel
Certains premiers films sont touchés par la grâce et Donnie Darko fait indubitablement partie de ceux-là. De la musique originale évocatrice et atmosphérique composée par Michael Andrews à la sélection de chansons pop qui rythment le film, en passant par le montage, la photographie, un casting savoureux et une narration exemplaire en termes de construction, on ne trouvera pas grand chose à redire sur la forme, que l’on soit sensible ou non à ce long métrage atypique. Tout paraît évident, harmonieux, fluide, à l’image de ces lances étranges qui, dans une scène clé du film, illustrent le concept de prédestination.
Idée omniprésente dans Donnie Darko, et à laquelle font référence plusieurs répliques dont celle prononcée, vers le début du film, par Eddie Darko (Holmes Osborne) à propos d’un copain de classe mort prématurément : They said he was doomed
(ils disaient qu’il était condamné
). Plus tard dans le film, on aperçoit l’image d’un cerf et l’association de ces deux éléments (l’idée d’être condamné et le motif du cerf) peut faire songer à un dialogue du film Pique-nique à Hanging Rock, de Peter Weir, qui évoque un cerf condamné à mourir
(doomed to die
).

Rose (Mary McDonnell) et Eddie Darko (Holmes Osborne) dans « Donnie Darko »: « They said he was doomed »
Ces deux films sont, à bien des égards, très différents, bien que le voyage temporel constitue l’une des hypothèses avancée par certains spectateurs pour expliquer la disparition des étudiantes dans le film de Weir, et bien qu’ils développent, chacun à leur façon, une atmosphère volontiers onirique. Autre similarité : tous deux semblent s’interroger sur les frontières poreuses entre l’art et le rêve, entre le rêve et la réalité, entre la réalité et l’art. D’ailleurs, dans Donnie Darko, le fameux lapin qui guide le protagoniste vers une fin incertaine fait apparaître un portail temporel au beau milieu… d’un écran de cinéma, en pleine projection du fameux Evil Dead de Sam Raimi (voir ci-dessous).
Une manière, peut-être, de dire qu’indépendamment de sa vraisemblance, ou non, sur le plan purement scientifique, le voyage dans le temps existe bel et bien dans une salle de cinéma. Après tout, la réalisation et le montage d’un film ne provoquent-ils pas une sorte de distorsion temporelle ? Et un film n’est-il pas, à sa façon, un voyage dans le temps se répétant à chaque visionnage, et nous renvoyant à notre propre passé de spectateur, autant qu’à une époque révolue ? Ce vendredi 14 juin 2019, en revoyant Donnie Darko au cinéma Le Méliès de Montreuil, je suis pour ma part retourné dix-sept années en arrière, à l’époque où le hasard – ou le destin – m’a permis de découvrir cette œuvre si stimulante et singulière ; qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, je l’en remercie.
Préférer la version cinéma de Donnie Darko au director’s cut
Dès 2004, Richard Kelly a eu l’opportunité de monter une nouvelle version de Donnie Darko, restée à ce jour inédite dans les salles françaises. Carlotta Films propose aujourd’hui les deux versions.
Il faut bien comprendre que ce director’s cut n’est pas, comme c’est souvent le cas, une réaction à une trop grande mainmise de la production sur le premier montage, mais plutôt au fait que le film a d’abord suscité l’incompréhension et le rejet d’une majorité de spectateurs. En conséquence, le director’s cut a tendance à surligner le propos du film et le sens de ses différente scènes, notamment par le biais de phrases assez explicites issues du livre fictif que lit Donnie (La Philosophie du voyage dans le temps) ou encore de plans un peu superflus montrant des lignes de code.
La démarche obstrue l’émotion et la réflexion personnelle du spectateur, ce pourquoi je conseille très largement de découvrir le film dans sa version cinéma, qui par ailleurs bénéficie d’un meilleur choix de musique pour la scène d’ouverture (The Killing Moon d’Echo and the Bunnymen est remplacé, dans le director’s cut, par Never Tear Us Apart d’INXS, qui est à mon sens un bien moins bon morceau) et d’un rythme plus efficace et resserré.
Anecdotes
Le point de départ du film a été inspiré par un événement réel : dans les années 90, Kelly a eu connaissance d’un accident au cours duquel un chargement, vraisemblablement en provenance d’un avion, était tombé sur le toit de la chambre d’un adolescent, en l’absence de celui-ci. C’est ce qui lui a donné l’idée du réacteur s’écrasant sur la chambre de Donnie Darko au début du film. Mais c’est surtout la lecture d’Une Brève histoire du temps de Stephen Hawking qui fut une influence déterminante.
Richard Kelly avait seulement 25 ans à l’époque du tournage du film. Celui-ci a été produit par Flower Films, la société de production de Drew Barrymore, qui interprète également le rôle de la professeure de littérature Karen Pomeroy dans Donnie Darko.
La projection du film au Festival de Sundance en janvier 2001 n’a pas convaincu beaucoup de monde à l’époque. Cette réception mitigée menaçait directement la carrière du film dans les salles. Le réalisateur Christopher Nolan a néanmoins convaincu la société Newmarket Films, qui avait distribué Memento (le second film de Nolan), de sortir Donnie Darko au cinéma.
Le film comporte plusieurs références à la pop culture des années 80. Par exemple, deux romans de Stephen King apparaissent à l’écran : Ça (1986) et Les Tommyknockers (1987).
L’acteur Seth Rogen a fait sa première apparition au cinéma dans Donnie Darko, où il tient un petit rôle.
Donnie Darko est un objet cinématographique singulier qui parallèlement à sa réflexion intime, spirituelle et scientifique nous rappelle, en particulier au cours d'une scène significative, que l'expérience du cinéma est à sa manière un voyage dans le temps. Comme quoi, au même titre que l'espace-temps décrit par Stephen Hawking, les récits de qualité ont souvent de multiples dimensions...
3 commentaires
Merci pour cette critique et ce conseil qui tombent à pic ! J’avais justement prévu de revoir Donnie Darko, et j’étais naïvement parti pour regarder le « Director’s Cut »… J’aurais été bien déçu de ne pas y entendre « The Killing Moon » !
Oui la chanson du début dans le director’s cut fonctionne vraiment moins bien ! Et en plus il y a cette dimension sur-explicative qui casse pas mal le charme je trouve. Ceci dit on entend quand même « The Killing Moon », plus tard dans le film, mais dans une autre version, plus brièvement et moins distinctement.
Au-delà même de la distorsion temporelle du cinéma (le montage ou l’époque à laquelle on (re)découvre le film), le film est d’autant plus un voyage dans le temps qu’il sort en 2001 et raconte une histoire qui se passe en 1988.