Film de Bryan Forbes
Titre original : The Stepford Wives
Année de sortie : 1975
Pays : États-Unis
Scénario : William Goldman, d’après le roman Les Femmes de Stepford (The Stepford Wives), d’Ira Levin
Photographie : Enrique Bravo, Owen Roizman
Montage : Timothy Gee
Musique : Michael Small
Avec : Katharine Ross, Paula Prentiss, Peter Masterson, Nanette Newman
Dale Coba: I like to watch women doing little domestic chores.
Joanna Eberhart: You came to the right town.
Joanna Eberhart: We just want to see if there is any interest for some kind of activities in Stepford, that’s all.
Stepford wife: Well there isn’t any interest here, Joanna. I know I shouldn’t say this, but I just love my brownies.
Film fantastique à la dimension sociale et féministe évidente, Les Femmes de Stepford est, après l’excellent Rosemary’s Baby, une nouvelle adaptation cinématographique réussie d’un roman d’Ira Levin.
Synopsis de Les Femmes de Stepford
Joanna et Walter Eberhart, un couple new-yorkais, emménagent dans la petite ville de Stepford avec leurs deux enfants.
Joanna, jeune femme moderne et artiste (elle est photographe amateur), s’ennuie rapidement dans cette ville résidentielle, si différente de New-York et de son atmosphère.
Tandis que son mari s’inscrit dans une association locale exclusivement réservée aux hommes, Joanna remarque peu à peu que les femmes de Stepford sont totalement soumises à leur mari et – plus curieux encore – étrangement ravies d’accomplir les différentes tâches domestiques.
Elle fait la connaissance de Bobbie, qui partage son point de vue. Toutes deux vont tenter d’éveiller les consciences de leurs voisines et de percer le mystère de Stepford…
Critique du film
Une nouvelle adaptation réussie d’un roman d’Ira Levin
Les Femmes de Stepford est la troisième adaptation au cinéma d’un roman d’Ira Levin. La plus célèbre, et la plus brillante, étant Rosemary’s Baby, chef d’œuvre de Roman Polanski avec Mia Farrow et John Cassavetes, qui compte parmi les fleurons du cinéma fantastique (notons que Polanski lui-même rejette ce qualificatif, en raison de l’inteprétation purement psychologique que l’on peut faire du film ; une posture d’ailleurs discutable, dans le sens où le fantastique est un genre très large qui joue souvent sur ce type d’ambiguïté).
Sans atteindre la force et la maîtrise de Rosemary’s Baby, Les Femmes de Stepford est une transposition plutôt réussie du roman éponyme (publié en 1972). Le film propose une atmosphère mystérieuse, et son scénario privilégie une montée progressive de la tension (contrairement au remake de 2004, de Frank Oz, qui prend le parti pris du grotesque et désamorce très rapidement le suspense). Les Femmes de Stepford comporte aussi quelques répliques ouvertement comiques, tant les housewives de Stepford sont des caricatures drôlatiques (un partis pris volontaire, visant à souligner la dimension critique du film sur le plan social) de la femme au foyer idéale, obsédée par la propreté et par la satisfaction de son mari (You’re the master, you’re the king !
s’écrie l’une d’elle pendant l’acte).
La dimension sociale et féministe
La réussite du film tient en partie au choix de l’actrice principale, Katharine Ross, que l’on avait notamment déjà vue dans le superbe western Butch Cassidy et le Kid de George Roy Hill, où elle interprétait la compagne de Sundance (Robert Redford). Elle incarne ici un personnage de femme intelligente, créative et aspirant à davantage de liberté, quand son mari, un homme d’apparence doux et courtois, prend finalement les décisions les plus importantes au quotidien (l’idée du déménagement à Stepford vient de lui).
Reflétant l’évolution de la condition féminine à partir des années 60 – rappelons que les années 60-70 ont été le cadre, aux États-Unis et dans de nombreux pays européens, d’un mouvement féministe de grande ampleur -, le personnage de Joanna évite habilement tout cliché et Katharine Ross parvient à exprimer toute sa sensibilité et son caractère, grâce à la justesse de son jeu et à sa présence naturelle. C’est bien entendu à travers son point de vue sur le fonctionnement social de Stepford (extrêmement rétrograde pour les femmes) que le film articule (assez explicitement) le message féministe qui fait tout le sel de l’histoire.
Critique explicite de la condition des femmes dans la société et des discriminations liées au genre, Les Femmes de Stepford se fait clairement l'écho du mouvement féministe né au cours des années 60. C’est toute l’intelligence du roman d’Ira Levin, roman que le film adapte sans génie mais avec suffisamment de savoir-faire et de talent pour convaincre. On notera que cette thématique féministe est présente dans un autre film fantastique tourné à la même époque, à savoir Season of the Witch, de George Romero (lire l'article Portrait croisé : Season of the Witch & Les Femmes de Stepford). Cette dimension sociale fait des Femmes de Stepford un petit classique du cinéma fantastique des 70s, dont le final donnera sans doute la chair de poule aux spectatrices. De leur côté, peut-être que certains hommes fatigués se surprendront à rêver d’un week-end paisible à Stepford…
2 commentaires
Merci pour le conseil ! Le doute s’installe subrepticement, et monte doucement jusqu’au final, qui m’a quelque peu rappelé celui de Rosemary’s Baby… Un très bon film dont le titre est même passé dans l’anglais courant pour désigner entre autres l’épouse de George Bush, ou Katie Holmes après son mariage à Tom Cruise :o)
« Une femme sous influence »
Cette fable sur l’aliénation s’ouvre et se clôt sur un gros plan de l’héroïne, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre : au terme de son parcours tragique, la voici devenue enfin l’image reflétée par le miroir, celle d’un insoutenable bonheur qui ne pose plus de questions. Conduite à nouveau par son mari qui l’aime, elle répètera le départ originel, dans le vide magnifique et terrible de la vie des marionnettes…
Une famille fuit la grande ville et ses dangers, ne sachant lire (ou trop bien) les signes annonçant l’ironie cruelle de l’herbe plus verdoyante ailleurs – un mannequin se disloque en pleine rue, surréalisme banal qui appelle la monstrueuse banalité du dénouement. Dans l’Amérique paranoïaque des années soixante-dix, illustrée par le Nouvel Hollywood, les citadins espèrent trouver à la campagne tout ce que le Ciel promet. Le film de Bryan Forbes emprunte les chemins faussement tranquilles des paraboles rurales de la petite ville, presqu’un genre en soi, de « L’Ombre d’un doute » à « Blue Velvet » en passant par Douglas Sirk. Bien sûr, le Mal mène ici aussi la danse, sous les traits d’un ancien de chez Disney, vieux beau vêtu de noir qui évoque quelque vampire technologique.
Car ce pays merveilleux repose sur une illusion platonicienne, et la photographe, comme Alice, devra passer de l’autre côté du miroir, apprendre à regarder avant de photographier, au risque de devenir elle-même une image. Aux commandes du spectacle, on ne trouve plus un amateur minable caché derrière son rideau au bout de la route en briques jaunes. Le Magicien d’Oz laisse la place aux multinationales spécialisées dans l’électronique, dans ce que l’on n’appelait pas encore le marché du vivant. Ce que propose ces éminences grises aux médiocres mâles, obsédés par leur puissance, sociale autant que sexuelle, s’assimile à un grand parc d’attraction niché dans l’écrin lumineux du Vermont. Ici, les femmes au foyer sourient, cuisinent, entretiennent des maisons trop propres et célèbrent leurs étalons au petit pied. Dans leurs longues robes tout droit sorties du dressing d’Henry James ou de Jane Austen, elles déambulent à pas lents, toujours disponibles, dans l’invincible été de leur éternelle et sage beauté.
Placés dans une position identique à celle des touristes de « Mondwest », qui voyageaient à travers les époques dans un jeu de rôle grandeur nature pour grands enfants pervers, les maris, dénués de la grâce fatiguée de leurs homologues chez Cassavetes, constituent une sorte de secte sexuelle qui doit payer le prix de sa béatitude. Comme le mauvais acteur de « Rosemary’s Baby » acceptait de sacrifier le ventre et la raison de sa femme pour accéder à la gloire, l’homme de loi, aussi coupable que le prêcheur de « La Nuit du chasseur », offre en holocauste la mère et les enfants, moderne Cronos soumis aux impératifs catégoriques de l’ingénierie omnipotente. On chercherait vainement une idéologie, même machiste, dans ce nouveau monde : en sa seule possibilité réside sa justification.
Seule contre tous, l’étrangère à la communauté doit affronter non plus les affres de la maternité mais ceux de l’identité. En surface, la satire sexuelle fonctionne parfaitement, réservant des moments savoureux, témoignant d’une époque. Mais il convient de la dépasser pour saisir la dimension profonde de l’œuvre, son cœur douloureux qui bat plus fort dans la dernière partie, apocalypse à la Norman Rockwell. Plus qu’à une guerre des sexes, on assiste à un combat pour la survie mentale et physique de l’espèce. Au centre du labyrinthe ne se tient plus le Minotaure mais un double incomplet, privé d’âme et de regard (Coraline fera une découverte identique avec les yeux-boutons de ses Autres Parents).
La prochaine étape, le saut quantique du genre, adviennent sur un territoire balisé, hérité de l’imagerie fantastique classique. Mais ce manoir hanté n’abrite aucun fantôme, ne retient prisonnier nul esprit avide de justice. La jeune femme qui se coiffe devant son miroir dans une réplique de sa propre chambre et se lève pour l’étrangler d’un bas très féminin, Joanna la reconnaît parfaitement sans la connaître. Elle la porte jusque dans son double prénom, incarnation dépourvue de corps véritable (mais pas de poitrine !) de sa schizophrénie, de son ennui, de la mystérieuse béance intérieure qui la fonde, en écho aux pièces vides redoublées du déménagement. Son aventure socratique de la connaissance ne débouche que sur un abîme nietzschéen qui, littéralement, finit par la regarder avant de la faire disparaître.
Le final prend place dans le vrai décor de la société occidentale depuis les années soixante, un supermarché où les belles esclaves endormies font leurs courses en échangeant d’anodines politesses, acmé drolatique et terrifiant qui présente le revers de l’admonestation publicitaire et culturelle. Paraissez, rentrez dans le rang, achetez, consommez : tous ces mots d’ordre de l’économie de marché devenue sa propre fin, Romero les détruira plus tard en les poussant au bout de leur logique – dans la grande surface de l’univers fermé de « Zombie », les consommateurs, hommes ou femmes, s’entredévoreront. Pour l’instant, l’admirable photographie d’Owen Roizman (également responsable du réalisme nocturne de « L’Exorciste ») accorde encore un peu de douceur à ces victimes sans conscience, qui semblent danser sur les accords mélancoliques de Michael Small.
Ce conte pour adultes aux tons pastel devient dès lors une prophétie pour aujourd’hui. Le monde n’existe plus que comme représentation ; à l’univers sensible et sentimental se substitue un immense simulacre, un espace commercial, un trompe l’œil aux fondations numériques, délesté du corps, le sien et celui de sa progéniture. Croire que l’on peut le quadriller de caméras pour s’en différencier, comme le suggérait « The Truman Show », relève de l’angélisme. Nous figurons bien dans un jeu cruel en continu, notre existence réduite à un programme, nos désirs à une réponse à des stimuli, notre personnalité aussi terne et impersonnelle que celle des autres membres du troupeau qui bêle joyeusement à l’approche de l’abattoir. Le sang d’une paume prouverait encore notre humanité, mais qui souhaite saigner ? Quarante ans plus tard, tous nous habitons encore Stepford.