Film de Peter Weir
Titre original : Picnic at Hanging Rock
Année de sortie : 1975
Pays : Australie
Scénario : Cliff Green, d’après le roman Picnic at Hanging Rock de Joan Lindsay
Photographie : Russell Boyd
Montage : Max Lemon
Avec : Rachel Roberts, Dominic Guard, Helen Morse, Anne-Louise Lambert
Miranda : What we see, and what we seem, are but a dream. A dream within a dream.
Avec Pique-nique à Hanging Rock, Peter Weir réalise un film à l’atmosphère onirique et mystérieuse, qui illustre à sa manière un célèbre poème d’Edgar Allan Poe.
Synopsis de Pique-nique à Hanging Rock
Le jour de la Saint-Valentin de l’année 1900, les membres d’un pensionnat australien pour jeunes filles partent faire un pique-nique à Hanging Rock, un vaste et ancien rocher volcanique. Au cours de la journée, trois élèves et une professeure disparaîssent mystérieusement…
Critique
Joan Lindsay, auteure du roman Pique-nique à Hanging Rock (publié en 1967) sur lequel est basé le film éponyme de Peter Weir, a toujours entretenu une certaine ambiguïté quant aux prétendues connexions entre l’histoire racontée dans le livre et des faits qui seraient réellement survenus au tout début du vingtième siècle, en Australie.
Ce rapport un peu trouble entre réalité et fiction est similaire à celui qui, dans le livre et dans le film, lie la réalité et le rêve, et il est probable que cette correspondance explique la posture qu’adoptait Joan Lindsay quand elle évoquait ses sources d’inspiration. C’était peut-être là une manière de prolonger dans la « vraie vie » l’aura étrange et mystérieuse d’un roman qui, jusqu’à la publication d’un chapitre inédit (The Secret of Hanging Rock) en 1987, ne donnait volontairement pas la clé de sa propre énigme. L’ajout du chapitre en question, trente ans après la parution du roman et trois ans après la mort de son auteure, est d’ailleurs discutable, Pique-nique à Hanging Rock tirant une grande partie de sa force dans le mystère inhérent au récit.
Heureusement, Peter Weir n’avait pas eu la possibilité de lire ce chapitre quelque peu démystificateur lorsqu’il décida d’adapter Pique-nique à Hanging Rock au cinéma, au milieu des années 70. Le film est donc tout aussi mystérieux et avare en explications que la première version du roman. Il est d’ailleurs probable que même si le « secret d’Hanging Rock » lui avait été révélé à l’époque, Weir eût pris le parti de le laisser dans l’ombre, lui préférant les ensorcelants pouvoirs de la suggestion et de l’imagination.
Le film met en scène une nature onirique (le générique de début mentionne un célèbre poème d’Edgar Allan Poe, A Dream Within a Dream), sensuelle (les disparitions ont lieu le jour de la Saint-Valentin, rappelons-le) et mystérieuse, en opposition totale avec les règles et principes propres à l’école religieuse au sein de laquelle débute l’action. Ce contraste évoque un peu Le Narcisse noir, de Michael Powell et Emeric Pressburger, et ses personnages de religieuses ébranlées par la proximité d’une nature himalayenne fascinante et attractive. Dans ces deux films, la nature exerce un effet hypnotique sur des individus qu’elle déleste de leurs repères sociaux, moraux et religieux, pour les pousser vers le rêve, les sensations, la beauté (lire : Portrait croisé : Pique-nique à Hanging Rock et Le Narcisse noir).

Anne-Louise Lambert dans « Pique-nique à Hanging Rock »
Pique-nique à Hanging Rock, à la différence du Narcisse noir, s’inscrit dans le registre du fantastique, puisque la disparition des jeunes étudiantes échappe à toute explication rationnelle. Si la faille temporelle est au centre de la théorie la plus répandue chez ceux qui ont tenté d’interpréter le roman, il est à mon avis plus intéressant de considérer la disparition des personnages comme le stade ultime – la métaphore, en quelques sortes – d’une relation fusionnelle entre l’homme (des femmes, en l’occurrence) et la nature, entre la réalité et le rêve, entre l’art et la vie, entre le moment présent et l’éternité. Et donc, ce faisant, de ne pas associer le film, et le roman sur lequel il est basé, à l’un des thèmes les plus courants dans l’univers de la science-fiction, à savoir le voyage dans le temps (si séduisant et intéressant soit-il). Mais bien entendu, l’absence d’explication laisse précisément à chacun le loisir d’interpréter l’histoire à sa manière ; voire de plusieurs manières, d’ailleurs, de même que peuvent cohabiter, vis-à-vis d’un film comme Rosemary’s Baby, une interprétation fantastique et une autre psychologique, sans qu’il ne soit nécessaire d’opposer ces deux niveaux de lecture.
Le personnage clé de Pique-nique à Hanging Rock est Miranda (interprétée par la jolie Anne-Louise Lambert, que l’on retrouvera quelques années plus tard dans le remarquable Meurtre dans un jardin anglais, de Peter Greenaway). Dès son arrivée à Hanging Rock, elle semble comme habitée par les lieux et c’est elle qui a l’idée de la promenade qui entraînera la disparition de plusieurs élèves, dont elle-même. Sa beauté et la fascination qu’elle exerce sur les autres personnages fait de Miranda une sorte de passerelle entre deux mondes, entre le « réel » et l’art (I know that Miranda is a Boticelli angel
, déclare une professeur à son sujet). La jeune femme ne semble pas totalement inconsciente de ce rôle mystérieux, étant donné le geste d’adieu prémonitoire, doublé d’une expression énigmatique, qu’elle esquisse peu de temps avant de s’évaporer.
L’idée de prédestination suggérée par le personnage de Miranda est d’ailleurs au cœur de l’histoire et de son mystère, plusieurs répliques la véhiculant explicitement : l’une des élèves déclare en arrivant à Hanging Rock que le rocher les « attendait » depuis un million d’années ; Miranda, au cours de la balade, déclare Everything happens at exactly the right time and place
; une jeune femme évoque dans une conversation un cerf condamné à mourir
(doomed to die
).
Pique-nique à Hanging Rock renvoie l'image d'une nature attractive, sensuelle et mystérieuse, qui ébranle la société humaine et ses institutions. Peter Weir et le chef opérateur Russell Boyd, dont le remarquable travail sur ce film a été justement salué, ont conçu ensemble des plans qui, délicatement, effacent les frontières entre les différentes dimensions du monde qui nous entoure (entre l'art et la vie ; entre le songe et le réel). Il faut voir ce film avec le même sentiment d'abandon que celui qui gagne les étudiantes lors de leur excursion sans retour ; et de même que celles-ci retirent leurs bas pour mieux sentir la pierre sous leurs pieds, il convient de préférer les sensations à la raison face à cet étrange récit cinématographique. On abordera ainsi avec plus de légèreté la voluptueuse invitation à la rêverie que l'auteur de La Dernière vague, Witness et Mosquito Coast nous adresse ici avec beaucoup d'élégance.
Un commentaire
Comme tout art victorien (relisez Dracula, revoyez le bestiaire de Fisher), le conte envoûtant de Weir dialectise le rapport entre culture et nature, raison et folie, loi et désir. Son réalisme magique élève un événement prosaïque au rang d’aventure existentielle. Gorgé de sexualité, obsédé par l’informulable, il décrit, littéralement, un ravissement, une disparition aussi inexplicable que celle de Lea Massari dans L’Avventura. Cette modernité combinée à la dimension mythologique n’oublie pas de rendre compte du clivage social – marque du cinéma anglais présente aussi dans La Grande illusion –, ni de l’émancipation féminine au tournant du siècle et de l’avènement de la société du spectacle transformant le terrain d’un fait divers en lieu de villégiature prisé par le « tourisme sombre ».
L’épiphanie inversée se déroule en territoire aborigène sur un site hermaphrodite : un volcan éteint, avec ses éminences phalliques et ses crevasses utérines.
Depuis Stromboli jusqu’au Petit Prince a dit, cette interzone entre le ciel et les profondeurs de la terre, entre l’avenir et le passé, entre le temps des hommes et celui de l’éternité cyclique, fait advenir l’altérité, plaçant ses héroïnes dans une nudité qui les révèle à elles-mêmes dans leur irremplaçable présence au monde, opaque et sensuel. La réfugiée de guerre, l’enfant malade et les jeunes filles en fleurs y rencontrent leur destin, quelque chose qui les dépasse et les submerge, où se trouver en se perdant. Miranda la bien-nommée aspire et se mire dans une vie rêvée. Telle Narcisse noyé dans son reflet, telle Empédocle suicidé dans le feu noir, elle ne reviendra pas. Ceux qui restent, un garçon anglais enamouré, une survivante autiste, vivront désormais dans la sidération, le mutisme et les larmes. La ruine programmée du pensionnat et les retrouvailles impossibles entre la sœur et le frère orphelins métaphorisent une autre absence, celle des parents.
L’année s’achève par un salut en français, « Au revoir, les enfants ! », mais le charme persiste, celui de l’énigme (résolue par un chapitre judicieusement publié à titre posthume), celui de l’œuvre qui ne dévoile que sa propre magie. À quoi rêvent les jeunes filles, se demandait l’Argento de Suspiria ? Au Roi Lézard, pourrait-on répondre avec Morrison. Amoureuses de l’amour, elles pénètrent dans un territoire qui fige les montres, qui fait parler les fantômes avec des voix étrangères, qui tresse l’espace et le temps en séductions troublantes, dont les récits antiques ne cherchent pas à donner de réponse, ni même à raconter des histoires, mais à poser des questions à l’intérieur de portraits subjectifs d’états, d’individus aux prises avec le mystère du monde, parfaits miroirs du spectateur – le cinéma, bien sûr. Cousus dans l’étoffe shakespearienne des rêves, nous contemplons Le Mirage de la vie pour éprouver la douce chaleur de la pierre qui nous précédait, qui nous survivra, à l’instar de la forêt de séquoias de Sueurs froides, que les pieds nus et les poitrines sans corset des filles épousent à l’unisson, dans la vibration du dreamtime indigène.
Le pastel de la photographie, promis à l’embrasement d’un incendie final par l’une des fins du scénario, la lenteur hypnotique du rythme (celui d’une caresse onaniste ?), les robes blanches aux morceaux épars, qui répondent aux bouts de papier du Petit Poucet qui les traque, tout concourt à la réussite d’une œuvre véritablement australienne, qui annonce les scripts d’Everett De Roche, à la fois renouveau d’une cinématographie nationale et gage d’une reconnaissance à l’étranger. Parvenu à Hollywood, le royaume des illusions, Weir retravaillera la présence ambivalente de la nature avec Mosquito Coast et le doute ontologique sur la réalité avec The Truman Show, tandis que Sofia Coppola, inspirée itou par une « histoire vraie », réalisera un film dont le titre pourrait servir d’épilogue à cet étrange et radieux pique-nique.