Film d’Alfred Hitchcock
Année de sortie : 1958
Pays : États-Unis
Titre original : Vertigo
Scénario : Alec Coppel et Samuel Taylor d’après le roman D’entre les morts de Pierre Boileau et Thomas Narcejac
Photographie : Robert Burks
Montage : George Tomasini
Musique : Bernard Herrmann
Avec : James Stewart, Kim Novak, Barbara Bel Geddes, Tom Helmore
Dans le cadre du cycle Il était une fois, dédié à de grands classiques du cinéma programmés par Philippe Rouyer (Positif), les cinémas Gaumont et Pathé ont projeté le jeudi 23 août Sueurs froides, d’Alfred Hitchcock. Retour sur l’un des films les plus reconnus par la critique cinéma mondiale.
Synopsis du film
John « Scottie » Ferguson (James Stewart) est un ancien policier qui a interrompu sa carrière suite à un accident traumatisant, au cours duquel il a découvert qu’il souffrait d’acrophobie. Célibataire, il mène une vie tranquille à San Francisco jusqu’au jour où une connaissance de l’université, Gavin Elster (Tom Helmore), lui demande de suivre sa femme Madeleine (Kim Novak).
Gavin soupçonne en effet que son épouse soit hantée par la présence d’une morte…
Critique de Sueurs froides (Vertigo)
AVERTISSEMENT : si ce site s’efforce de ne jamais dévoiler le dénouement (ou tout événement important) d’un film, cette critique comporte exceptionnellement des spoilers et il est préférable de la lire après avoir vu Sueurs froides.
Il y a des films sur lesquels il paraît presque un peu dérisoire, ou en tout cas particulièrement difficile, d’écrire quelque chose aujourd’hui. On a tellement commenté, analysé, décortiqué Sueurs froides que l’intérêt d’en faire une étude exhaustive, sans élément ou point de vue nouveau et très personnel, peut sembler limité. C’est aussi une œuvre que les critiques ont depuis longtemps placé sur un piédestal ; elle est d’ailleurs fréquemment apparue tout en haut des listes énumérant les 100 plus grands films de l’histoire du cinéma. Bien sûr, ces classements sont par définition discutables, voire un peu absurdes. Par ailleurs, ils dépendent au moins autant d’avis personnels que de consensus dictés par une forme de snobisme, de pression intellectuelle en quelques sortes, en ce sens qu’un film ayant atteint un certain statut se verra souvent automatiquement encensé par la presse spécialisée. En matière de critiques d’art, les convergences d’opinions sont tellement synchrones qu’il est difficile de ne pas déceler un phénomène d’influence, auquel par ailleurs aucun de nous n’échappe totalement.
Il ne s’agit ici bien entendu en aucun cas de dénigrer Sueurs froides, qui par ailleurs possède un double cachet : non seulement le film est considéré comme un des meilleurs au monde par une bonne partie de la critique, mais son réalisateur est Alfred Hitchcock, lui-même regardé –à juste titre – comme l’un des grands maîtres du septième art. Pour autant, Sueurs froides est-il le meilleur film de l’histoire du cinéma ? Évidemment non, ne serait-ce que parce qu’un tel film n’existe pas. Est-il le meilleur Hitchcock ? Ce n’est pas mon opinion, et ce n’était d’ailleurs pas non plus celle de son réalisateur, qui a toujours déclaré que son film préféré était L’Ombre d’un doute, œuvre particulièrement subtile sur la découverte du mal, qui par certains aspects évoque ce que David Lynch fera bien plus tard avec Blue Velvet. En termes de rythme, Sueurs froides n’est pas le film le plus maîtrisé de son auteur, tandis qu’on est en droit d’être réservé face à la sur-utilisation de la partition (certes brillante) de Bernard Herrmann et à des séquences mélodramatiques d’une efficacité variable.
Ceci dit, on peut assez facilement comprendre l’aura dont bénéficie Sueurs froides et la fascination qu’il a exercé, et continue d’exercer, sur des générations de spectateurs et de réalisateurs, dont un certain Brian De Palma (pour ne citer que lui).
Au niveau purement formel, c’est en effet une œuvre novatrice et très audacieuse pour son époque, et le film comporte quelques uns des plus beaux plans tournés par Hitchcock (citons à titre d’exemple la magnifique séquence tournée à Muir Woods, la forêt de séquoias géants). Le travail sur la lumière, les couleurs, les perspectives, les motifs, décors et accessoires témoigne d’une acuité esthétique et d’une cohérence qui forcent toujours l’admiration, soixante ans après la sortie du film. Cette rigueur formelle confère à Sueurs froides une force quasi hypnotique, à l’image du fameux motif de la spirale qui apparaît dès le générique de début, lui aussi très moderne pour l’époque (et pour cause, il a été conçu par Saul Bass, une référence en ce domaine).
Le sens du détail visuel dans Sueurs froides en fait une œuvre fétichiste (à l’image de son réalisateur), comme le devient d’ailleurs le protagoniste (James Stewart) quand il « relooke » intégralement le personnage de Judy Barton (Kim Novak) afin de la rendre identique au souvenir de Madeleine, qu’il a aimée (ou cru aimer). Enfin, le film est également connu pour son utilisation, alors inédite, du travelling compensé (utilisé pour figurer la sensation de vertige du héros), qu’on surnommera d’ailleurs plus tard l’effet Vertigo
.
Ce n’est pas un hasard si Sueurs froides est aussi graphique, si la forme est aussi importante : c’est plus ou moins un film sur le cinéma et sur les fantasmes qu’il inspire. Le sentiment amoureux, dans le film, ne repose sur rien de tangible, de réel, mais que sur la vue, les formes, les couleurs et les mouvements. John Ferguson (Stewart) n’est pas amoureux d’une femme, qu’il ne connaîtra d’ailleurs jamais : il est amoureux d’une comédienne, d’une actrice, habillée comme une autre et dont les attitudes sont parfaitement factices. En ce sens, Ferguson représente le spectateur (il deviendra metteur en scène, sur la fin), rêvant à partir d’une image de cinéma, et partageant avec lui une position de voyeur (idée déjà développée dans le remarquable Fenêtre sur cour et que reprendra De Palma dans Body Double).
Cette position est celle d’un homme seul (nous sommes seuls quand nous contemplons une image ou regardons un film) et d’ailleurs, il y a un plan de Sueurs froides qui synthétise parfaitement cette solitude : celui où Ferguson regarde Madeleine qui elle-même regarde un tableau. Si on la prend très littéralement, cette image montre une femme seule observant la peinture d’une autre femme seule, l’observatrice étant elle-même regardée par un homme tout aussi solitaire. C’est presque une sorte de mise en abîme, qui illustre un rapport mélancolique à la beauté et à la contemplation.
Au final, le seul amour « concret », véritable du film est celui que Judy éprouve à l’égard de Ferguson, mais il n’est pas partagé et il est rendu impossible car la jeune femme s’est enfermée dans un rôle qu’on lui a demandé de jouer. De ce point de vue, Sueurs froides illustre une autre idée intéressante : l’homme ou la femme qui devient un modèle, un personnage, un tableau, une sculpture bref, un pur objet de fascination artistique, doit composer avec le fait que ses propres sentiments, sa propre personne n’ont pas forcément leur place dans le cadre.
Le personnage de Ferguson, s’il lui refuse en partie son amour, n’est pas cruel ou égoïste — il est même largement une victime dans Sueurs froides — et ce n’est à mon avis pas le narcissique que décrit cette analyse par ailleurs intéressante du site Critikat. C’est en revanche quelqu’un qui ne sait pas vraiment aimer une personne pour ce qu’elle est, davantage enclin à projeter sur une apparition purement esthétique une sorte de fantasme d’amour, comme on le ferait face à un tableau ou une photographie. Ses sentiments sont totalement vaporeux, quasiment incompatibles avec la réalité et la connaissance intime de l’autre.
Sueurs froides est donc en partie une addition de solitudes, de désirs impossibles et de frustrations. L’intrigue policière, cousue de fils blancs, permet surtout d’illustrer le pouvoir du cinéma et de mettre en scène une beauté purement formelle. Elle (cette beauté) est également éphémère et en un sens dérisoire, puisque dans le film chacun ignore tout des autres (jusque dans leur mort) et que personne ne communique jamais vraiment ; mais comme disait Oscar Wilde me semble-t-il, tout art est parfaitement inutile
.
Sueurs froides n'est à mon sens pas le meilleur film d'Hitchcock, mais ses immenses qualités plastiques et sa manière de mettre en scène un pur fantasme de cinéma en font un film "synthèse" assez fascinant, témoin du fétichisme (assumé et ô combien inspiré) de son auteur, et de son rapport à un art dont il demeure aujourd'hui l'une des références les plus incontestables. C'est aussi un film sur la solitude inhérente à la contemplation et au rêve ; sur ce point, il est particulièrement émouvant.
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