En ce mercredi 30 novembre, parmi les sorties cinéma du jour, se glisse un OFNI
sorti initialement il y a vingt ans : Un Petit cas de conscience. L’autrice de ce singulier objet cinématographique est une réalisatrice plutôt méconnue du grand public, mais dont le regard sur le monde est assurément précieux, autant que lucide.
Un peu de contexte
Je vais être honnête : avant de prendre place dans l’une des salles de projection du Reflet Médicis, rue Champollion, en ce lundi 28 novembre vers 20 heures, je n’avais vu aucun film de Marie-Claude Treilhou, dont le nom, même, m’était inconnu. Une avant-première, c’est en général une bonne façon d’aborder l’univers d’un auteur, en l’occurrence d’une auteure (ou autrice, mais j’avoue préférer la précédente orthographe), en particulier, bien sûr, si celle-ci est présente dans la salle. C’était le cas ici, et d’ailleurs deux comédiennes (Claire Simon, qui est aussi une réalisatrice et scénariste, et Ingrid Bourgoin) s’étaient également déplacées, au même titre qu’Anas Seguin, l’un des fils de Marie-Claude Treilhou (lequel tient un petit rôle dans le film, et exerce désormais le beau métier de chanteur lyrique).

Marie-Claude Treilhou n’était pas très bavarde après la séance, mais absolument pas antipathique. On sent simplement que si elle choisit le cinéma pour exprimer quelque chose, ce n’est pas forcément pour, ensuite, verbaliser cette même chose à travers des paroles et commentaires, souvent trop réducteurs ou explicites ; son film n’étant ni l’un, ni l’autre, il est sans doute naturel que la réalisatrice préfère qu’il parle à sa place.
Je ne vais pas me risquer ici à décrire le parcours de cette cinéaste, tâche qu’un plus fin connaisseur de son œuvre exécuterait mieux que moi-même ; disons simplement que ce parcours est atypique, Marie-Claude Treilhou ayant intégré le monde du cinéma (une partie de ce monde, en tout cas) par le biais de rencontres faites dans les années 70, et non suite à des études spécialisées, encore moins via un réseau familial pré-acquis (fille du peuple, il n’était même pas question d’y penser, ce n’était pas pour moi
, écrit-elle dans une bio synthétique disponible dans le dossier de presse accompagnant la sortie d’Un Petit cas de conscience). Elle réalise dans la foulée son premier long, Simone Barbès ou la vertu, qui sort discrètement en 1980 et que Le Monde a récemment qualifié de chef d’œuvre oublié du cinéma français. Le film donne apparemment à voir (je ne l’ai pas encore vu moi-même, mais cela ne saurait tarder) un Paris largement ignoré par le cinéma d’alors.

Le film qui nous intéresse ici est sorti bien plus tard, en 2002. Des amis proches de Marie-Claude Treilhou y ont participé, dont Ingrid Bourgoin (qui jouait le rôle principal dans Simone Barbès ou la vertu), Dominique Cabrera, Claire Simon, Alain Guiraudie et André Van In ; soit un casting formé, pour l’essentiel, de réalisateurs et réalisatrices, dont plusieurs ont, comme Marie-Claude Treilhou, participé aux Ateliers Varan, un centre de formation au cinéma documentaire créé au début des années 1980. Autour d’eux, on devine la présence d’une équipe technique disons minimaliste, comme celle dont s’entourait, par exemple, un certain Jim Jarmusch du temps de Stranger than Paradise. Autant dire que peu de monde et peu d’argent sur un film, ce n’est en rien un mauvais signe ; mais venons-en au cœur du sujet, c’est-à-dire au cœur de ce petit cas de conscience
auquel j’ai beaucoup repensé après avoir quitté la salle – ce qui, pour le coup, est bon signe.
(Au sujet de la référence à Jarmusch, j’ajouterai que le pitch de Simone Barbès… m’a fait vaguement songer à Variety, film indépendant américain sorti plus tard – en 1983 –, auquel a participé, en tant que chef opérateur, Tom DiCillo, fidèle collaborateur du réalisateur de Down by Law).
La critique d’Un Petit cas de conscience
Dès le début d’Un Petit cas de conscience, une petite musique se met en place, au fil des répliques des comédiens. Les dialogues, très écrits, ne permettant pas vraiment un jeu naturaliste, le ton des acteurs est particulier, et se rapproche quelque peu de l’univers du théâtre ; une proximité que souligne d’ailleurs une réalisation sobre, avare d’effets de style et d’angles sophistiqués.

Le scénario consiste à décrire, autour d’un événement anecdotique, un ensemble de réactions à ce même événement, réactions derrière lesquelles affleurent les thématiques principales du film. Résumons : Simone (Ingrid Bourgoin) et Hélène (Dominique Cabrera), qui vivent en concubinage, se rendent dans leur maison de campagne pour y passer le week-end, puis réalisent que celle-ci a été cambriolée. À partir de là, chaque scène, pour ainsi dire, illustre la façon dont Simone, Hélène mais aussi leurs amies proches, Sophie (Claire Simon) et Margot (Marie-Claude Treilhou), vont réagir, se positionner parfois, suite à ce mystérieux cambriolage, d’une étonnante délicatesse (aucun vandalisme, et une sélection déroutante des objets dérobés, suggérant une connaissance des lieux). Cette caractéristique va conduire Simone à penser que les auteurs du délit connaissaient peut-être la maison… Et Margot de citer, sur un ton indigné et incrédule, les noms de personnes ayant travaillé sur le chantier de construction, dont un ex-détenu (Mario, campé par Alain Guiraudie) et un marginal vivant dans une caravane (Momo
), ancien amant de Margot. Cette dernière étant très engagée à gauche (à l’image de son interprète, la réalisatrice elle-même), la seule idée que ces hommes soient soupçonnés, principalement en raison de leur statut social, la révolte ; et pourtant, c’est en partie elle-même qui oriente ces soupçons, ne serait-ce qu’en évoquant les hommes en question…

Les dialogues révèlent peu à peu les sensibilités de chacun, des tensions internes ainsi, bien entendu, que des contradictions et paradoxes. Tout cela reflétant, d’une certaine manière, à la fois l’intimité et l’histoire personnelle de chaque personnage, mais aussi des phénomènes sociaux que Marie-Claude Treilhou observe finement avec même, parfois, un temps d’avance sur l’époque du tournage. Par exemple, Sophie va interpréter le cambriolage comme une agression contre des femmes lesbiennes, tandis que Margot tourne en ridicule cette vision, qui nie l’essentiel selon elle : les inégalités de classe. Or ce type d’opposition
a, depuis, fait l’objet de nombreux débats…

Derrière son ton souvent léger, et ses enjeux faussement anodins, c’est une société fracturée (et facturée, peut-on être tenté d’ajouter) que le film chronique, mais aussi des idées et convictions bousculées par le temps, par la réalité politique, ainsi que par la résignation sourde que celle-ci tend à provoquer, même chez les êtres les plus empathiques et généreux.
L’une des qualités du film est de n’être jamais didactique, binaire : personne n’est montré du doigt, encore moins jugé, et rien n’est surligné. Ce sont des mouvements intérieurs légers, presque imperceptibles qu’on croit ici deviner. Ils sont aussi subtils que le cambriolage servant de point de départ, que l’on peut ainsi voir comme une métaphore : la maison de Simone et d’Hélène n’est pas saccagée, et la plupart des meubles et objets qui la décorent sont encore en place ; or c’est peu à peu, subrepticement, que certains changements apparaissent, en nous et autour de nous. Ils n’en sont parfois pas moins graves au final, et l’évolution de la société française, et plus globalement celle de l’état du monde depuis la sortie du film, en attestent.

Questionnée à propos de la dimension politique de son cinéma, Marie-Claude Treilhou semblait peu à l’aise avec cette étiquette, affirmant s’intéresser surtout à des symptômes
. C’est en effet ce qu’elle fait ici, préférant une approche indirecte à un discours théorique ou ouvertement politique. Elle glisse même dans le scénario des éléments qui font qu’on ne peut réduire Un Petit cas de conscience à une fable sociale : la réaction paradoxale de Margot cache aussi une douleur amoureuse, suggérée avec beaucoup de pudeur et de finesse, y compris dans une scène clé jouée avec une justesse saisissante et même, une forme de gravité qui contraste avec le reste. L’amour vient donc, ici, se mêler au social, au politique, à une forme de culpabilité de classe.
C’est que les êtres humains ne sont pas d’un bloc, et les auteurs habiles savent qu’on ne peut les résumer ni à des idées totalement cohérentes, ni à des symboles ; de même, le cas de conscience auquel se réfère le titre du film est d’une nature trouble et multiple. C’est ce qui le rend intéressant.
Vous pouvez consulter les séances du film Un Petit cas de conscience, distribué par La Traverse, sur le site du Reflet Médicis.
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