Troisième chronique dédiée à l’édition 2022 de l’Étrange Festival. Au programme de ce mercredi 14 septembre : une sélection de courts métrages internationaux, dont l’un m’a particulièrement touché. On y voit les marionnettes de Jim Jarmusch et Sara Driver courir après quelques dollars pour pouvoir tourner Stranger than Paradise.
Avant la séance
Au moment de m’engouffrer dans l’escalier qui descend vers le forum des halles, au niveau de l’église Saint-Eustache, je me suis arrêté net, interpellé par des notes de guitare évocatrices. Comme un rapide coup d’œil me l’apprit, elles provenaient de la guitare d’un musicien, lequel semble se trouver tous les après-midi aux Halles ; en tout cas, je l’ai vu à chacune de mes venues à L’Étrange Festival. À ce moment précis, il était en train d’interpréter À la claire fontaine, et ce choix m’a paru intéressant : tout le monde, ou presque, connaît cette chanson – en France du moins – mais on l’entend finalement rarement.
Le jeu de ce musicien est essentiellement basé sur un type d’arpèges qu’on entend souvent dans la musique africaine acoustique traditionnelle. Je me suis approché de lui pour mieux apprécier son interprétation. Les ornements qu’il apportait à cette chanson vieille de plusieurs siècles, dont on ignore par qui elle a été écrite et composée (il s’agirait de deux personnes différentes), étaient fort jolis, comme sa façon de chanter la mélodie et les mots. Ce moment fut bref, car le guitariste (et chanteur, donc) avait pratiquement déjà terminé le morceau quand je l’ai rejoint ; mais je suis heureux que le hasard m’ait permis d’entendre cette version inspirée.
L’histoire de la production d’un film fauché, devenu un jalon du cinéma indépendant américain
Cet après-midi-là était diffusée, entre autres, une sélection de sept courts-métrages, aux thèmes et motifs variés : invasion extraterrestre traitée de manière assez conceptuelle (From Beyond et The Arrival of Aliens) ; domination masculine et diktat de la sexualité binaire (Night of the Living Dicks) ; ou encore l’impact émotionnel du cinéma, illustré à travers l’expérience d’une compositrice pour films d’horreur dirigée par un fantôme exigeant, dont on est en droit de supposer qu’il est le fruit de l’imagination de la jeune femme (OST., un film thaïlandais).
Pour ma part, sur la liste qu’on nous avait fournie à l’entrée de la salle afin de pouvoir déterminer quel serait le prix du public dans la catégorie courts métrages, j’ai immédiatement coché la case correspondant à Stranger than Rotterdam with Sara Driver.
Au début des années 80, l’actrice et réalisatrice Sara Driver a produit les deux premiers films de Jim Jarmusch, Permanent Vacation et Stranger than Paradise. Le court-métrage raconte l’histoire du financement du second, et c’est une histoire haute en couleur. Driver et Jarmusch étaient alors sans le sou, et ne bénéficiaient d’aucune notoriété particulière. Quant aux idées de Jarmusch, grand fan de cinéma d’auteur européen, elles n’avaient guère de quoi faire scintiller des dollars dans les yeux des producteurs de cinéma. Difficile de faire un film dans ces conditions, qui est plus est à l’époque de la pellicule, qui coûtait cher et qui imposait de fortes contraintes en termes de temps de tournage (contrairement au numérique et aux cigarettes électroniques, une pellicule n’est pas sans fin…).
En voix-off, Driver elle-même nous livre un récit rocambolesque, au fil duquel on croise l’équipe (composée de moins de dix personnes) de Stranger than Paradise (dont l’acteur et musicien John Lurie, que Jarmusch dirigera à nouveau dans Down by Law), mais aussi Wim Wenders (qui offre une bobine de pellicule), un membre de la police douanière hollandaise et le photographe Robert Frank…
S’il est surtout connu pour son livre de photos Les Américains, Frank a également réalisé Cocksucker Blues, un documentaire sulfureux sur une tournée des Rolling Stones, dont il n’a longtemps existé qu’une unique copie (cachée par Frank). Je vous laisse découvrir le lien entre ce film très « sex, drugs and rock’n’roll » et le financement de Stranger than Paradise, n’ayant aucune intention de spoiler le récit drôle et alerte qu’on nous livre ici. Un récit représentatif, par ailleurs, des combines et coups de chance sur lesquels repose en grande partie le financement des films produits hors des sentiers battus ; des films portés par des artistes, et non par des financiers. Stranger than Rotterdam with Sara Driver est aussi un film sur l’énergie de la jeunesse, son inspiration et son désir d’expression, qui bien entendu se heurte à certaines réalités… C’est aussi cela qui le rend pas uniquement drôle, mais beau.
Au niveau formel, Stranger than Rotterdam with Sara Driver utilise un procédé très particulier : les personnages sont des marionnettes en papier (qu’on reconnaît fort bien) manipulés à l’aide de fils dans des décors miniatures… Comme le coup de crayon est élégant, les décors évocateurs et le montage dynamique, cela fonctionne à merveille, et le film se suit donc avec un grand plaisir, la forme et le fond s’accordant parfaitement. Bien entendu, ce plaisir sera d’autant plus grand si l’on connaît et aime le film dont il est question ici, mais je pense que même un spectateur ignorant tout du cinéma de Jarmusch pourra apprécier le récit de cette belle aventure artistique, à l’atmosphère éminemment bohème.
Les décors et les marionnettes ont été conçus par les frères Kloster, et il existe une vidéo très intéressante dans laquelle tous deux présentent leur travail sur Stranger than Rotterdam with Sara Driver ; la voici ci-dessous :
En sortant de la salle, j’ai songé bien entendu à Stranger than Paradise, mon Jarmusch favori avec Down by Law, et plus largement aux personnes animées par le désir de créer, de proposer quelque chose de beau et de singulier, sans se soucier tant que ça de l’argent, ni de toucher des millions de personnes dans le monde. Sara Driver n’a jamais quitté le circuit du cinéma indépendant, et même si Jarmusch est aujourd’hui un cinéaste mondialement reconnu, il n’est jamais devenu un réalisateur commercial.
Ce n’est pas si étonnant que la musique ait joué un rôle indirect dans l’histoire du tournage de son deuxième film, dans la mesure où il a toujours été un grand mélomane. Je lui dois d’ailleurs la découverte de Tom Waits (ah, les premières mesures de Jockey Full of Bourbon au début de Down by Law…). Je me demande ce qu’il aurait pensé de cette version légèrement africanisée d’À la claire Fontaine que j’ai évoquée plus haut. Du bien, sans doute.
Retrouvez le programme de l’édition 2022 de L’Étrange Festival sur le site officiel.
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