Seconde chronique dédiée à l’édition 2022 de l’Étrange festival. Au programme de ce mardi 13 septembre : un grindhouse movie plus percutant que son récent remake par Eli Roth et un drame horrifique oppressant réalisé par un talentueux cinéaste philippin encore méconnu en Europe. Deux films très différents mais qui rendent compte, chacun à leur façon, d’un « mâle » commun…
Ça peut vous arriver demain (Death Game)
Le pitch
George Manning (Seymour Cassel), un père de famille et homme d’affaires, se retrouve seul chez lui, sa femme ayant dû s’absenter pour raisons familiales. Le soir venu, Agatha (Sondra Locke) et Donna (Colleen Camp), deux jolies jeunes femmes, frappent à sa porte et prétendent qu’elles souhaitent se rendre à une soirée, avant de réaliser qu’elles se sont trompées de direction.
Comme il pleut des cordes, George leur propose de passer la nuit chez lui. Ils discutent et écoutent un peu de musique, puis les deux femmes s’isolent dans la salle de bains. Au bout d’un long moment, George s’y rend à son tour, intrigué par leur absence prolongée. Les deux jeunes filles, totalement nues, se jettent alors sur lui et le caressent. George proteste mais succombe rapidement. Sans se douter des conséquences…
La chronique
Quand Knock Knock, d’Eli Roth, est sorti sur les écrans français en 2015, il a peu été fait mention (en tout cas en France) qu’il s’agissait d’un remake et d’ailleurs, ce n’est même spécifié sur la fiche Wikipédia consacrée au film. Pourtant, Knock Knock n’est pas basé sur une scénario original mais bien sur un film daté de 1977, baptisé, sans grande inspiration, Death Game. Le titre français, plus drôle, étant Ça peut vous arriver demain.
Son réalisateur n’est pas vraiment un grand amoureux et artisan du 7ème art. Peter Traynor était en effet vendeur en assurances professionnelles (auprès des médecins) avant d’être cinéaste et producteur, et il ne se décida à travailler dans l’industrie cinématographique que pour faire de l’argent, de son propre aveu. Il déclara en effet dans une interview donnée en 1973 : Je sais qu’il y a beaucoup de gens dans le business du cinéma qui prétendent y travailler pour faire de l’art. Ce n’est pas mon cas. Je suis là pour faire de l’argent pour mes proches. Je ne sais pas qui est l’Art, mais je parie qu’il a horriblement faim.

Quand on veut faire de l’argent au cinéma à cette époque, les films d’exploitation à petit budget constituent un assez bon filon. Ils coûtent peu et avec un peu de chance, ils trouveront leur public dans les salles de cinéma (dont les fameux grindhouse), alors beaucoup plus nombreuses et fréquentées qu’aujourd’hui. Ça peut vous arriver demain est un bon exemple de ce type de films. Il n’a coûté que 150 000 dollars ; à titre de comparaison, le remake insipide de Roth en a coûté 10 millions…
La démarche vénale revendiquée de Traynor, et son amateurisme total (il ne connaît rien à la technique cinématographique), pourrait laisser croire que le film n’a absolument aucun intérêt. Or, étonnamment, c’est loin d’être le cas.
Sur le plan formel d’abord, Ça peut vous arriver demain tient la route. C’est sans doute, en grande partie, grâce au chef opérateur David Worth, qui contrairement à Traynor possède une certaine expérience sur le plan technique (trois ans plus tard, il travaillera pour Eastwood sur Bronco Billy). Il parvient ici, en usant de jeux d’éclairage et de couleurs, à créer un climat inquiétant, sexuel et étrange qui convient tout à fait au récit, et qui dépasse en intensité celui du remake, plus lisse et convenu. Quant aux comédiens, si on tient compte du fait qu’ils n’ont apparemment reçu que de très vagues indications de la part du metteur en scène, ils s’en sortent très honorablement. C’est en particulier les performances de Sondra Locke (qui fut la compagne d’Eastwood et tourna dans plusieurs de ses films, dont Bronco Billy justement, mais aussi Josey Wales, hors-la-loi et L’Épreuve de force) et de Colleen Camp qu’il faut saluer ; de toute évidence en roue libre, elles y vont à fond dans le registre de la démence, et cela donne des scènes efficaces et assez intenses.

Sur le fond, enfin, Ça peut vous arriver demain est loin d’être un banal home invasion. Si l’on s’en tient au message qui ouvre le film et à la toute dernière séquence (ridicule), on pourrait penser, selon un point de vue assez simpliste, que le malheureux George est un honnête père de famille victime de deux tentatrices dépravées, corrompues par la révolution sexuelle. Mais cela serait ignorer de multiples indices qui suggèrent une lecture plus subversive, selon laquelle ce même père de famille serait en fait l’incarnation d’une figure américaine hypocrite, revendiquant des valeurs qu’il bafoue à la première occasion. En d’autres termes, à travers lui, Agatha et Donna s’attaquent rageusement au symbole d’une autorité masculine et paternaliste qui, sous le verni, est plus vicieuse qu’il n’y parait.
La chanson de générique, Good Old Dad, dépeint d’ailleurs un père (à travers les mots de sa fille) faussement idéal, et sans doute un vrai pervers (il me donne une fessée quand j’agis mal, dit la chanteuse sur un ton enfantin ironique), tandis qu’Agatha et Donna font fréquemment référence, quoique de façon allusive, à un passé familial douloureux, marqué par un père absent ou abusif. Sous cet angle, Ça peut vous arriver demain est le procès d’un mâle coupable (et de tous ses semblables, y compris un spectateur dont le voyeurisme est régulièrement titillé dans le film), et non le calvaire d’un innocent ; d’ailleurs, l’orage que cadre fréquemment Traynor (sans grande finesse) dans la dernière partie du film souligne l’idée d’une forme de justice biblique.
Le critique cinéma John Kenneth Muir vit ainsi dans Death Game un thème féministe, que ne contesta pas, peut-être de façon opportuniste, son auteur ; on peut alors se demander pourquoi celui-ci fit-il le choix d’un dernier plan qui viendrait presque contredire cette interprétation. Mais peut-être ne faut-il pas chercher dans le travail de Traynor de cohérence excessive.
Quoiqu’il en soit, malgré des problèmes de rythme et un côté répétitif, Ça peut vous arriver demain est un grindhouse qui vaut le coup d’œil pour son climat de folie, ses comédiennes finalement assez convaincantes et surtout, sa critique d’une image familiale mensongère.
Kisapmata
Le pitch
Mila Carandang (Charo Santos) apprend à son père Diosdado (Vic Silayan), un ancien policier, qu’elle est enceinte de son petit ami Noel Manalansan (Jay Ilagan). Peu à peu, Diosdado va tout faire pour contrôler la vie de sa fille et de son compagnon…
La chronique
Mike de Leon, s’il est un cinéaste reconnu dans son pays (les Philippines), a une réputation beaucoup plus confidentielle en France, et plus généralement dans les pays occidentaux. Carlotta a récemment décidé de restaurer puis de distribuer ses films, et dans la foulée L’Étrange festival, toujours soucieux de faire découvrir des œuvres et cinéastes méconnus, projette quatre de ses longs métrages cette année, dont Kisapmata.
Le scénario du film (sorti en 1981) est basé sur un reportage écrit par l’écrivain et journaliste philippin Nick Joaquin, et intitulé The House on Zapote Street. Dans cet article, Joaquin livre la chronique détaillée d’un fait divers sanglant survenu dans la rue précitée. Le scénario du film, écrit par Mike de Leon, Clodualdo del Mundo, Jr. et Raquel Villavicencio, est sans doute, en tout cas dans sa structure, proche de l’article d’origine ; d’ailleurs, sa composition en chapitres qui correspondent à des dates précises correspond à celle d’une chronique.

L’approche a donc quelque chose de journalistique, de descriptif et d’assez froid, voire d’austère, en quelques sortes (même si les deux ou trois scènes de rêve représentent une liberté par rapport à ce que l’on connaît du véritable fait divers). C’est voulu, bien entendu, et cela participe même au climat du film, très « claustrophobique », l’histoire étant celle d’une famille dominée, enfermée même, par une figure paternelle violente, perverse et ultra autoritaire.
Très soigné, rigoureux et méthodique, le scénario de Kisapmata est par ailleurs magnifié par la réalisation de Mike de Leon. Son sens du cadre et de la lumière est évident ; de la direction d’acteurs, également. Tous les comédiens sonnent juste, et il émane du film un sentiment d’authenticité, de crédibilité assez saisissant, qui n’est pas que lié au fait qu’il est basé sur des événements réels, mais à des partis pris d’écriture et de mise en scène d’une grande cohérence, et même assez radicaux à leur manière. Et quand Mike de Leon choisit de ne pas trop en montrer, sa manière de filmer ne laisse guère planer de doute sur ce qu’il se passe dans l’étouffante maison, principal cadre du drame se nouant ici. D’ailleurs, une scène du film fut censurée à l’époque ; bien qu’on n’y voit rien d’explicite, elle suggère très nettement l’inceste, et la MTRCB (agence gouvernementale philippine chargée du contrôle des films, des vidéos et de la télévision) exigea qu’elle fût coupée (elle a été, depuis, réintégrée au film).
Même si Mike de Leon a l’intelligence de ne pas formuler un avis ou un jugement explicite, s’efforçant avant tout de rendre compte, il est évident que Kisapmata est une représentation, particulièrement réaliste, d’une violence masculine et patriarcale, violence dont le personnage du père (formidablement bien interprété par Vic Silayan) est en quelques sortes le symbole (et là, on rejoint un peu le thème de Ça peut vous arriver demain).
Si l’on tient compte du fait que le film a été tourné sous la présidence de Ferdinand Marcos, qui appliqua la loi martiale pendant dix ans, et qu’il est, encore aujourd’hui, interdit de divorcer aux Philippines (pays à majorité catholique), alors on en déduit que la portée de Kisapmata est éminemment politique, et ne se limite pas aux spécificités du fait divers dont il est inspiré.
La présentation par Gaspard Noé, et son hommage à Godard

C’est Gaspard Noé, très souvent présent à L’Étrange festival, qui a présenté la séance de Kisapmata en ce mardi 13 septembre 2022, avec des mots simples – ceux d’un amoureux du cinéma davantage que ceux d’un critique ou même d’un spécialiste (sa culture en la matière étant pourtant grande). Je ne suis, pour ma part, pas un admirateur de ce cinéaste, mais sa curiosité intacte et sa manière d’insister sur l’émotion et le ressenti davantage que sur la technique ou le message m’a beaucoup plu. Il a ponctué son intervention par un hommage à Jean-Luc Godard, dont on venait d’apprendre le décès. Gloire à lui
, a-t-il lancé, avant de disparaître dans la salle, soudain obscure.

Retrouvez le programme de l’édition 2022 de L’Étrange festival sur le site officiel.
Lire la chronique du lundi 12 septembre
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