L’Étrange festival déroule ses bobines improbables, troublantes, singulières et souvent rares au Forum des images de Paris depuis le 6 septembre dernier, mais personnellement je n’ai pu m’y rendre qu’à partir du lundi 12. Au programme de ce jour, entre autres : un mondo français des sixties et une avant-première du nouveau film de Sébastien Marnier.
Paris Secret
C’est aux louables efforts de Sylvain Perret, chargé d’édition chez Gaumont Vidéo, que l’on doit la présence au programme du festival cette année d’un mondo français quasi oublié, au titre accrocheur : Paris Secret. Il a bénéficié d’une restauration en 2K à partir du négatif original, d’où une qualité d’image inespérée pour ce film qui, comme l’historien du cinéma, critique, éditeur et écrivain Christophe Bier l’a rappelé avec malice face à une salle comble, a été à l’époque de sa sortie vivement déconseillé par la critique cinéma catholique, et amputé de plusieurs scènes par les censeurs.
Une affiche américain de « Paris Secret »… et sa version italienne
Réalisé par Édouard Logereau, qui a commencé sa carrière en tournant des documentaires sur commande (en format court) puis a tourné deux longs pour le cinéma avant de travailler pour la télévision, Paris Secret est un assemblage de séquences montées sans cohérence particulière, obéissant aux principes du mondo, sous-genre du cinéma d’exploitation qu’on pourrait qualifier de pseudo-documentaire, du fait qu’il mêle des scènes apparemment tournées sur le vif avec des scènes fabriquées (voire, parfois, un obscur mélange des deux), le tout visant à montrer des choses souvent choquantes et crues, non sans complaisance. En l’occurrence, Paris Secret entreprend de révéler un Paris tour à tour interlope, pittoresque ou scandaleux, en tout cas bien distinct de celui des cartes postales.
L’intérêt de Paris Secret réside dans les quelques images montrant soit des rues parisiennes rarement filmées et dont certaines, depuis, ont beaucoup changé (la gentrification n’était pas encore passée par là), soit des groupes sociaux souvent restés « hors-champ » (comme les gitans, par exemple), soit des figures de la vie parisienne et/ou culturelle d’alors, dont Bruno, le premier tatoueur parisien, ou encore Roger Chomeaux, dit Chomo, ancien étudiant des beaux-arts qui, après avoir été emprisonné dans un camp polonais pendant la deuxième Guerre mondiale, finit, dans le courant des années 50, par habiter dans une parcelle de la forêt de Fontainebleau (acquise par son épouse), où il créa son propre langage et s’occupa d’une colonie d’abeilles, tout en prolongeant son travail de sculpteur et de décorateur, dans un style proche de l’art brut.
On croise aussi avec plaisir le conducteur hédoniste d’un sous-marin peu rassurant, dont la lunette bancale, surgissant des flots de la seine, scrute les passants flânant sur les berges.
Les limites de Paris Secret sont sans doute inhérentes au genre mondo : même quand le sujet d’une scène présente un intérêt culturel ou sociologique, le regard porté sur le sujet en question est trop superficiel pour produire autre chose qu’une scène amusante ou curieuse dans le meilleur des cas, douteuse ou sans grand intérêt dans d’autres. Mais c’est un document en un sens important, puisqu’il témoigne à sa façon d’un courant cinématographique (et de ses limites, donc) et aussi d’une époque et d’un lieu, hélas trop souvent regardés sous un angle réducteur. À titre personnel, le film m’a permis de découvrir le travail et l’histoire de Chomo et c’est déjà, en soi, un apport intéressant !
Notons que la bande originale de Paris Secret est signée Alain Goraguer, brillant arrangeur des albums jazz de Gainsbourg (la fameuse « période bleue ») mais aussi de Vian et de Bobby Lapointe. Il a en outre beaucoup écrit pour le cinéma, sa BO la plus reconnue étant sans doute celle de La Planète sauvage, samplée par le producteur hip-hop Madlib.
L’Origine du mal
L’Étrange festival soutient Sébastien Marnier depuis ses débuts, rien d’étonnant donc à ce que son troisième long métrage se soit retrouvé au programme. Personnellement, j’avais eu la chance de découvrir l’excellent L’Heure de la sortie dans le même festival, il y a déjà quelques années ; j’attendais donc de visionner ce nouveau film avec impatience, et ce sentiment était visiblement partagé, à en juger par le grand nombre de spectateurs présents pour cette avant-première. Étaient présents le réalisateur lui-même, la productrice du film et une bonne partie de son brillant casting (essentiellement féminin), dont une Laure Calamy surexcitée.
Peuplé de personnages acides évoluant autour d’un richissime entrepreneur sur le déclin, L’Origine du mal (produit par The Jokers Films) raconte l’irruption, au sein d’une famille rongée par la haine et par l’appât du gain, d’une femme aux motivations d’abord opaques. L’univers du film pourrait faire songer au cinéma de Claude Chabrol (fin observateur de la famille bourgeoise provinciale) si ce n’est que la mise en scène et l’écriture de Marnier se montrent ici plus baroque et directe que celle, plutôt sobre, du regretté réalisateur de La Cérémonie.

Le film manie en effet un humour grinçant et déroule des répliques tranchantes, basculant parfois vers la farce sans toutefois jamais y sombrer totalement, dans la mesure où le cinéaste parvient à tenir une note difficile entre plusieurs registres d’émotions. En termes de réalisation, il déploie une inventivité indéniable, usant dans certaines scènes du split-screen pour figurer l’isolement de chaque personnage dans sa propre avidité, et jouant habilement avec les perspectives d’un décor aussi luxuriant que vicié.
Les comédiens, tous excellents (citons ici, outre Laure Calamy, Dominique Blanc, Doria Tillier, Jacques Weber, Suzanne Clément et Céleste Brunnquell), y sont pour beaucoup dans le fait que le récit effleure la caricature sans pour autant tomber dans ses travers. Le scénario joue avec ce que le spectateur sait et ne sait pas, nous faisant tantôt rire d’un propos que l’on identifie comme un mensonge éhonté et, plus tard, douter de la nature précise de ce même mensonge. Par exemple, un personnage va sembler être un pur manipulateur dans une scène, avant de trahir ce qui se rapprocherait davantage d’une folie pathologique que l’auteur se garde d’expliquer totalement, préférant distiller quelques vagues indices pour la rendre plus mystérieuse et intrigante.
C’est dans cette ambiguïté aux relents sociaux et psychologiques (parfaitement traduite par le jeu habité de Laure Calamy) que réside sans doute la force d’un film dont le titre semble détourner celui du célèbre tableau de Courbet, au sexe féminin étant opposé, ici, une figure masculine peu reluisante. Sortie au cinéma le 5 octobre prochain.
Rendez-vous demain pour une chronique du mardi 13. J’ai choisi de me rendre aux séances suivantes : Ça peut vous arriver demain de Peter S. Traynor (qui a été « remaké » par Eli Roth sous le titre Knock Knock) ; Kisapmata de Mike de Leon et (peut-être) La Vallée des plaisirs de Russ Meyer, qui sera présenté par l’artiste et performeuse Cosey Fanni Tutti.
Retrouvez le programme de l’édition 2022 de L’Étrange festival sur le site officiel.
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