Film de Kelly Reichardt
Année de sortie : 2013
Pays : États-Unis
Scénario : Kelly Reichardt, Jonathan Raymond
Photographie : Christopher Blauvelt
Montage : Kelly Reichardt
Musique : Jeff Grace
Avec : Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sarsgaard, Alia Shawkat, James LeGros
Trois ans après La Dernière piste, la réalisatrice Kelly Reichardt revient avec le brillant Night Moves, confirmant ainsi son goût pour un cinéma précis et subtil.
Synopsis de Night Moves
Josh (Jesse Eisenberg) et Dena (Dakota Fanning), des écologistes radicaux, décident de réaliser une action spectaculaire : le sabotage d’un barrage hydroélectrique. Ils s’associent pour cela à un ami de Josh, Harmon (Peter Sarsgaard), expérimenté dans le maniement des explosifs.
Après avoir acheté un bateau baptisé Night Moves, Josh et Dena se rendent chez Harmon, et les trois complices s’attèlent aux derniers préparatifs de l’opération.
Critique du film
Si plus de dix années séparent ses deux premiers films – respectivement Rivers of Grass (1994) et Old Joy (2006) -, Kelly Reichardt semble avoir trouvé, depuis 2006, un rythme de croisière et surtout une équipe constituée de précieux collaborateurs, parmi lesquels le romancier Jonathan Raymond (auteur du roman sur lequel est basé Old Joy et co-scénariste de tous les films de Reichardt depuis Wendy et Lucy), le chef opérateur Christopher Blauvelt et le compositeur Jeff Grace, qui avaient tous deux travaillé sur La Dernière Piste et que l’on retrouve au générique de Night Moves.
Pour reprendre une expression dont elle usa elle-même lors d’une interview publiée en novembre 2013 par le magazine So Film, Kelly Reichardt est une outsider du cinéma américain. Elle tourne avec une équipe réduite, s’entoure de gens de confiance et cherche à proposer un cinéma qui s’éloigne des sentiers battus, à l’image des pionniers égarés filmés dans La Dernière piste – l’un des plus beaux westerns de ces dernières années.
Le piège, quand on cherche à se détourner des codes d’un cinéma mainstream, c’est d’en retrouver d’autres, pas forcément plus inspirants : le cinéma indépendant, si tant est que l’expression ne se réfère pas aujourd’hui qu’à un mode de financement, regorge parfois de tics visuels et scénaristiques qui ne sont alors que les pendants inversés de ceux, plus assumés au moins, dont regorgent les blockbusters. Mais précisons-le de suite : Kelly Reichardt ne suit que ses propres codes, son propre instinct ; son cinéma n’a ainsi rien de poseur, ce n’est pas un manifeste « auteurisant », mais simplement le résultat d’une démarche sincère, personnelle, rigoureuse. Pour prendre un exemple concret, le rythme relativement lent commun à ses différents films n’a pas pour objectif de prendre le contrepied des films plus commerciaux (qui peuvent d’ailleurs être très réussis), il est simplement inhérent à sa manière de raconter une histoire et de créer une atmosphère. C’est d’ailleurs pour cette raison que loin de susciter l’ennui, ce rythme participe au contraire à l’efficacité du résultat final.
On retrouve dans Night Moves des éléments caractéristiques du cinéma de Reichardt : un rythme donc assez lent ; des personnages nuancés ; un sens du cadrage aigu ; des dialogues naturels et une manière subtile de glisser, dans chaque scène, des détails crédibles, significatifs, qu’ils soient visuels ou qu’ils relèvent du jeu des comédiens. Le film n’a jamais recours au moindre effet facile ou trop visible : c’est la justesse des moments – y compris ceux qui sembleraient les plus anodins – et celle des personnages qui provoquent l’implication du spectateur. Et même au cours des séquences où la tension est supposée être au maximum, la mise en scène ne cède jamais aux clichés et poncifs cinématographiques souvent utilisés en pareilles situations, ce qui, loin de désamorcer l’impact recherché, le rend au contraire plus intense – sans doute parce que l’on est davantage plongé dans une scène dont on ne perçoit pas de manière trop évidente les techniques d’où elle puise son efficacité. Un exemple typique est la séquence où Josh et Dana sont contrôlés par la police : un autre metteur en scène en aurait rajouté à différents égards pour accentuer le suspense propre à la situation, et c’est justement en ne forçant jamais le trait que la réalisatrice et les comédiens rendent la séquence à la fois réaliste et tendue.
Le sujet du film – trois écologistes projettent de faire sauter un barrage hydroélectrique -, s’il témoigne du très probable intérêt de son auteur pour la cause environnementale, donne lieu avant tout à une réflexion sur les risques et les limites du radicalisme, quel que soit le domaine concerné. La première partie détaille la préparation de l’opération et nous présente des personnages qui, s’ils sont par définition extrêmes dans leurs positions, sont crédibles et consistants. La seconde développe les conséquences de leur acte, et leurs réactions face à ces conséquences. On relèvera notamment la manière particulièrement habile et précise avec laquelle la mise en scène d’une part, et d’autre part le jeu remarquable de Jesse Eisenberg, illustrent la paranoïa et l’angoisse qui s’emparent peu à peu du personnage de Josh, un être d’ailleurs très fermé et peu bavard, dont les pensées et les émotions se dessinent par petites touches. Le point de vue du spectateur, qui peut être nuancé ou un peu vague au début du film, se clarifie au fil du récit, un processus qui a fait ses preuves pour ce qui est de renforcer l’impact d’une histoire et d’un propos.
Sur le plan esthétique, et cela n’étonnera pas celles et ceux qui ont vu La Dernière Piste (avec ses remarquables plans dans le désert), Night Moves est une réussite totale. La précision du cadre, celle du montage – exécuté comme d’habitude par Reichardt elle-même, et dont la lenteur permet aux personnages et aux paysages (superbes) de « respirer » à l’écran -, ainsi que la qualité de la photographie de Christopher Blauvelt (qui a fait ses armes en tant que caméraman sur le Zodiac de Fincher, apprenant ainsi beaucoup aux côtés du brillant chef opérateur Harris Savides, disparu en 2012), contribuent à l’immersion du spectateur en créant une atmosphère sourde et en agissant subtilement sur nos sens, aussi bien visuels qu’auditifs (la bande son et la musique originale ayant également fait l’objet d’un travail pointu et inspiré).
Anecdotes
Night Moves : un homonyme prestigieux
Night Moves, qui dans le film de Reichardt fait référence au nom du bateau utilisé par les protagonistes lors de leur opération, est également le titre d’un film d’Arthur Penn sorti en 1975, baptisé La Fugue en français. Cette œuvre méconnue, qui met notamment en scène Gene Hackman, James Woods et une toute jeune Melanie Griffith, est l’une des plus belles réussites de son illustre réalisateur et assurément une pièce maîtresse du cinéma américain des années 70. Espérons que les recherches sur le film de Reichardt amèneront des internautes à découvrir ce très beau film.
The Monkey Wrench Gang
Le scénario du film présenterait des similarités avec le roman Le Gang de la clef à mollette (The Monkey Wrench Gang), d’Edward Abbey, publié en 1975. Le producteur Edward R. Pressman, qui projetait de financer une adaptation du roman en question, a même déposé une plainte à ce sujet. Officiellement, la plainte indique seulement trois similarités, ce qui serait largement insuffisant pour obtenir gain de cause en pareil contexte (l’article The Monkey Business in the “Monkey Wrench” Copyright Infringement Lawsuit livre un regard critique et semble-t-il assez juste quant à la démarche de Pressman).
Larry Fessenden
Le réalisateur, scénariste et producteur Larry Fessenden est crédité au générique de Night Moves en tant que producteur exécutif. Directeur du studio indépendant Glass Eye Pix, Fessenden a signé notamment Wendigo, un conte initiatique où la nature est omniprésente, et The Last Winter, une fable fantastique écologique – on ne sera donc pas étonné que le sujet de Night Moves ait éveillé son intérêt. La jolie et talentueuse Roxane Mesquida (Une vieille maîtresse, Kaboom, Rubber) est par ailleurs créditée parmi les producteurs associés.
L’avis de Quentin Tarantino
Alors qu’il était président du jury de la 67ème Mostra de Venise, Quentin Tarantino avait cité La Dernière piste, de Kelly Reichardt (qui était projeté en compétition), parmi les pires films de l’année. Une déclaration d’autant plus déplacée que le talentueux réalisateur signera plus tard un western médiocre, le très surestimé Django Unchained.
Primé à Deauville
Night Moves, qui a été projeté en compétition à la 70ème Mostra de Venise, a remporté le Grand prix du Festival du cinéma américain de Deauville 2013, succédant ainsi à Les Bêtes du sud sauvage, (justement) récompensé lors de l’édition précédente.
Servi par un excellent trio de comédiens (Jesse Eisenberg, Dakota Fanning et Peter Sarsgaard) mais aussi des seconds rôles bien écrits et interprétés, Night Moves est une pièce élégante de plus dans la filmographie d'une auteure qui compose peu à peu une œuvre cohérente, originale et rigoureuse, aussi bien au niveau de l'écriture que de la réalisation et de la direction d'acteurs.
Un commentaire
Bonjour Bertrand,
Agréable de vous retrouver avec cette critique incitative ! Les réalisatrices de valeur, et les réalisatrices tout court, se font trop rares : Mary Lambert (pour « Simetierre »), Sondra Locke, Ida Lupino et Christine Pascal autrefois ; Jodie Foster, Angelica Huston ou Kathryn Bigelow désormais – notez la prééminence des actrices passée de l’autre côté. Même phénomène en littérature, hélas ; le titre du film fait d’ailleurs penser au beau recueil de Michaux, son exacte traduction, « La nuit remue » (1935). Plus encore qu’un « mode de financement », le cinéma dit indépendant constitue un département des grands studios, annexé sous forme de label à forte valeur esthétique ajoutée, un effet collatéral de Sundance et l’occasion de décrocher des prix dans les festivals européens. Eisenberg impressionnait déjà chez Fincher en autiste milliardaire grâce à son trombinoscope. Content de revoir l’ami Fessenden, même seulement au générique. Vu sur ARTE (et relu votre texte) le réussi « There Will Be Blood », film subjectif sous ses allures de fresque économico-religieuse, dans laquelle un frère de Charles Foster Kane chute dans le puits de son âme pour y affronter ses doubles, jusqu’au massacre final de Paul Dano, se déroulant dans un bowling d’une netteté aussi suspecte que l’Overlook chez Kubrick. Ce qui nous ramène à « La Dernière piste »…
Cordialement.