Film de Kelly Reichardt
Titre original : Meek’s Cutoff
Année de sortie : 2010
Pays : États-Unis
Scénario : Jonathan Raymond
Photographie : Chris Blauvelt
Montage : Kelly Reichardt
Musique : Jeff Grace
Avec : Michelle Williams, Paul Dano, Bruce Greenwood, Shirley Henderson, Rod Rondeaux, Neal Huff, Zoe Kazan, Tommy Nelson, Will Patton
À l’image de ses protagonistes, La Dernière piste s’éloigne des routes balisées du western pour livrer un moment de cinéma épuré et subtil.
Synopsis de La Dernière piste
En 1845, trois familles de colons traversent le désert de l’Oregon, guidé par le trappeur Stephen Meek (Bruce Greenwood). Celui-ci a choisi de quitter la route principale et de prendre un raccourci mais les membres de l’expédition, constatant la durée anormale du trajet, le soupçonnent de s’être lourdement trompé. L’eau et l’ombre se faisant rares, la situation est de plus en plus inquiétante.
Lorsqu’ils capturent un Indien solitaire (Rod Rondeaux), ils décident, contre l’avis du trappeur, de l’épargner et de le prendre comme guide. L’arrivée de l’Indien va peu à peu bouleverser les rapports de pouvoir au sein du groupe…
Critique et analyse du film
Dès l’ouverture magistrale du film (qui s’inspire d’un personnage authentique, lire les articles Stephen Meek et Meek Cutoff sur Wikipédia), la composition des images, la bande son et le rythme imprimé par le montage révèlent un pouvoir immersif étonnant ; on est littéralement saisi par le cheminement lent et incertain de ces colons égarés dans le désert de l’Oregon, et par la manière dont la réalisation s’attarde sur tous les détails du voyage – lui donnant ainsi une dimension étonnement réaliste et authentique.
Le film comporte en effet de nombreuses séquences montrant des hommes et des femmes réparer une roue de chariot, traverser une rivière, préparer de la nourriture, faire du feu, chercher de l’eau potable, coudre, charger (longuement) une carabine, s’interroger sur la direction à prendre. Autant d’instants évocateurs que Kelly Reichardt (Night Moves) capte avec un sens aigu du cadre, de l’espace et du rythme (elle a également signé le montage du film). La réalisatrice a d’ailleurs choisi le format d’image 1,33 (ou 4/3) – singulier pour un western, le genre étant couramment associé au 16/9 – afin, selon ses propres dires, de « resserrer » l’image sur le présent (source : Les commentaires de la critique française).
La réalisation, habilement, place littéralement le spectateur au sein du groupe. Différents procédés sont utilisés pour appuyer ce parti pris ; par exemple, dans le plan ci-dessous, les personnages sont filmés de dos en train de marcher, ce qui procure l’illusion que nous marchons derrière eux. Et quand la caméra s’éloigne, c’est afin de souligner l’isolement, l’égarement des individus au sein du paysage.
Toujours dans le même but, Kelly Reichardt ne filme pas la poursuite de l’Indien. Alors que dans un autre film, elle eut servi de prétexte idéal pour introduire une scène d’action, la caméra reste ici au milieu de ceux qui attendent.
Ce parti pris n’est pas un hasard : en choisissant ce point de vue, la réalisatrice pousse le spectateur à s’impliquer plus directement dans la situation des personnages et à lui faire partager leurs questionnements et leurs incertitudes. Car, comme dans beaucoup de romans et de films qui racontent un voyage (citons par exemple The Killing, de Monte Hellman, metteur en scène que le journaliste Jacques Mandelbaum a cité dans sa critique de La Dernière piste), l’évolution ne se fait pas ici que sur le plan géographique : l’entrée en scène de l’Indien provoque un bouleversement significatif dans la vie du groupe.
Vis-à-vis de ce supposé ennemi qui devient, ironiquement, le possible sauveur de l’expédition, chaque personnage – et le spectateur également – est amené à se positionner, et cela alors que nul ne comprend son langage. Le film confronte donc les colons à leurs préjugés tout comme il questionne, plus généralement, le rapport que chacun entretient avec ce qui est lui est inconnu, étranger.
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la manière dont les rapports de pouvoir évoluent au sein du groupe. Exercé au début du film exclusivement par les hommes, le pouvoir de décision bascule progressivement du côté du personnage d’Emily Tetherow (Michelle Williams), dont l’intuition la pousse à faire confiance, non sans nourrir quelques doutes, à l’Indien – et de fait à le défendre quand les autres l’accusent, voire le menacent.
Ici, le voyage prend une tournure allégorique : en faisant d’une femme et d’un Indien les guides d’un groupe qui représente, d’une certaine manière, une Amérique en développement, La Dernière piste livre, quoi de manière implicite, un propos politique – qui porte aussi bien sur la place des femmes que sur les rapports entre les blancs et les Indiens.
Épuré, d'une grande cohérence formelle et servi par des comédiens brillants - dont Michelle Williams, Paul Dano (There Will Be Blood) et Bruce Greenwood (très crédible dans le rôle du trappeur) -, La Dernière piste est le western le plus intelligent de ces dernières années. Dépouillé de tous les codes du genre, ce lent voyage cinématographique à travers l'Oregon laisse longtemps le souvenir de ses silences interrogatifs, qui semblent questionner certains des fondements de la civilisation américaine.
3 commentaires
Très grand western. Votre analyse est très juste.
Ce film est très surprenant : vous achetez le DVD d’un western réalisé en 2010… Vous vous attendez donc à un film du genre TROIS ENTERREMENTS, de Tommy Lee Jones (que j’ai beaucoup aimé), ou bien de 3H10 POUR YUMA, de James Mangold (je préfère de loin le film de Delmer Daves)… Et vous êtes surpris par le dépouillement de la mise en scène, vous êtes fasciné par la lente pérégrination de ce petit groupe, vous partagez leur épuisement, leurs peurs et leur sentiments. C’est un grand film, dans son petit format 4;3 inhabituel.
Un autre film m’a fait autant d’impression récemment : L’HOMME SANS FRONTIERES, de Peter Fonda, à découvrir s’il vous avait échappé lors de sa sortie en 1971.
Merci ! Cela me fait penser que je n’ai toujours pas vu la version originale de 3h10 pour Yuma, dont j’ai entendu beaucoup de bien ! L’homme sans frontières est effectivement un très beau film.
Belle critique, un film que je veux voir depuis un moment, c’est pour ce soir…