Film de Ridley Scott
Année de sortie : 2021
Pays : États-Unis ; Royaume-Uni
Titre original : The Last Duel
Scénario : Nicole Holofcener, Ben Affleck et Matt Damon, d’après le livre The Last Duel: A True Story of Trial by Combat in Medieval France, par Eric Jager
Photographie : Dariusz Wolski
Montage : Claire Simpson
Musique : Harry Gregson-Williams
Avec : Matt Damon, Adam Driver, Jodie Comer, Ben Affleck
Le Dernier duel s’appuie sur l’affaire authentique du duel entre Jean de Carrouges et Jacques le Gris, l’ultime duel judiciaire organisé en France, pour livrer un plaidoyer féministe aux résonances très actuelles.
Synopsis du film
France, décembre 1386, sous le règne de Charles VI. Un duel judiciaire est sur le point d’avoir lieu entre le chevalier Jean de Carrouges (Matt Damon) et l’écuyer Jacques le Gris (Adam Driver). Le film relate, en trois chapitres, les circonstances ayant abouti à ce duel, le dernier de la sorte en France.
Critique de Le Dernier duel
Difficile de ne pas songer aux Duellistes, le tout premier film de Ridley Scott (sorti en 1977), en allant voir Le Dernier Duel : ces deux films se passent en France, sont basés sur une histoire vraie et mettent en scène un duel (plusieurs, en réalité, dans le premier) entre deux hommes ayant bel et bien existé. Mais les points communs s’arrêtent là : l’époque diffère (l’action des Duellistes se passe début 19ème, celle du Dernier duel vers la fin du 14ème, c’est-à-dire pendant la période correspondant au bas Moyen Âge), de même que l’histoire et surtout le propos ; il n’y avait d’ailleurs pas de morale explicite dans Les Duellistes, film aussi remarquable que mystérieux dans lequel la colère obstinée de Gabriel Féraud (Harvey Keitel) ne trouvait jamais d’explication précise.
Le Dernier duel est un film beaucoup plus lisible. D’une manière générale, le cinéma moderne fait d’ailleurs la part belle aux morales limpides, indiscutables, rassurantes. C’est la principale limite du dernier film de Ridley Scott mais pour autant, il s’agit de son meilleur long métrage depuis un bon moment, sachant de toutes manières qu’il est quasiment établi que le cinéaste britannico-américain ne retrouvera jamais le niveau atteint par ses trois premières œuvres (Les Duellistes, Alien et Blade Runner).
Le Dernier duel possède donc de nombreuses qualités (on en cherche encore dans Prometheus). Le scénario est solide, rigoureux et visiblement bien documenté. Scott le filme avec un savoir-faire qu’on ne saurait lui nier et en évitant (le plus souvent) les plans tape à l’œil que le film d’époque tend à inspirer aux réalisateurs médiocres (si on n’échappe pas à certains plans panoramiques qui évoquent davantage l’univers du jeu vidéo que celui du cinéma, ils sont trop rares ici pour gâcher le belle tenue formelle de l’ensemble).
Divisé en trois chapitres consacré chacun à un point de vue (une structure relativement classique, notamment dans les récits centrés sur une affaire criminelle), le récit nous amène à nuancer, voire à réviser en profondeur certains faits et personnages tels qu’ils nous sont présentés de prime abord ; ce qui constitue en soi un processus intéressant, même s’il n’est pas toujours très subtil en l’occurrence. Les comédiens, en particulier le quatuor Adam Driver – Jodie Comer – Matt Damon – Ben Affleck, sont d’une justesse remarquable, tandis que le soin accordé à la reconstitution historique, si un expert trouverait forcément des choses à redire, semble évident.
Le Dernier duel se révèle progressivement comme étant une charge contre la société ultra patriarcale de l’époque, dans laquelle la place de la femme est peu enviable – et c’est un doux euphémisme. En effet, si, comme l’explique une historienne médiéviste sur Allo Ciné, les cas de viols commençaient, au bas Moyen Âge, à faire l’objet de procès, non seulement les plaintes ne pouvaient être déposées que par des femmes mariées (ce qui est le cas de Marguerite de Carrouges dans le film) mais la « justice » visait bien davantage à laver l’honneur du mari et de la famille que celui de la victime directe. Cette peu glorieuse réalité est bien décrite dans Le Dernier duel et d’ailleurs, le film prive intelligemment le duel en question de toute forme d’héroïsme : il n’est que le pathétique reflet d’une violence idiote, d’un égo masculin stupide et enfin d’une justice aveugle et incompétente. Dans tout ce fatras, les femmes ne sont pas des individus avec des droits propres mais des faire-valoir, à la position sociale des plus étriquées.
Par-dessus le marché, les risques qu’elles encouraient en se plaignant d’une agression étaient si importants que beaucoup se muraient dans le silence ; sans parler de la manière dont était accueilli et commenté leurs témoignages (par des hommes mais aussi par d’autres femmes) quand elles s’exprimaient… Quant à l’Église catholique, elle ne leur était d’aucun soutien, ce que le film montre fort bien lors d’une séquence faisant référence aux crimes sexuels protégés par une institution qui, rappelons-le, a fomenté la chasse aux sorcières et les innombrables « procès » sexistes qu’elle entraîna (voir, à ce sujet, le très réussi Les Sorcières d’Akelarre).
Sur ces différents points, Le Dernier duel fait directement écho à la pensée féministe et plus spécifiquement au mouvement #MeToo, né en 2017 à l’occasion de la dénonciation des violences sexuelles commises dans le milieu du cinéma (et qui a depuis pris une ampleur bien plus vaste). On ne saurait bien sûr reprocher aux scénaristes (Ben Affleck, Matt Damon et Nicole Holofcener) d’avoir établi ce parallèle, dans la mesure où il relève du bon sens : une partie des phénomènes que dénonce le film dans la France du 14ème siècle existe encore aujourd’hui un peu partout dans le monde, sous des formes distinctes certes, mais sans que cela ne change grand-chose sur le fond.
Dommage, en revanche, que ce parallèle soit un peu trop martelé au travers de certaines répliques (celles confiées à Jodie Comer notamment), quand il était suffisamment évident pour qu’il ne fût pas nécessaire de le surligner à ce point. Dommage, aussi, que la fameuse structure en trois parties, si elle n’est pas dépourvue de subtilités (le traitement du personnage campé par Adam Driver est plutôt fin), s’avère au final assez binaire dans la mesure où les deux premiers récits, basés sur les points de vue masculins, sont ouvertement biaisés tandis que le troisième, basé sur le point de vue de Marguerite de Carrouges, nous est présenté comme le reflet de la vérité absolue. Marguerite de Carrouges qui est d’ailleurs dépeinte comme un symbole moderne d’émancipation, qu’elle n’était probablement pas dans la réalité – mais passons : la fiction a parfaitement le droit d’inventer et de réécrire.
Le droit d’inventer et de réécrire oui, surtout quand cela permet de stimuler l’imagination et l’intelligence du spectateur. Malheureusement, les grosses productions américaines ont depuis longtemps renoncé à cette noble ambition. Quand on se renseigne sur la véritable histoire du duel Carrouges-Legris, on comprend qu’elle est assez ambigüe, et que Jacques le Gris n’est peut-être pas l’auteur du viol de Marguerite de Carrouges – le doute est en tout cas permis. C’est ce qu’explique cet article publié en 2013 par Ouest France, à l’époque où le nom de Martin Scorsese circulait pour porter cette histoire troublante à l’écran. De toute évidence, cette ambiguïté était incompatible avec la volonté des scénaristes et producteurs du Dernier duel : faire un film estampillé #MeToo. Ils l’ont donc balayée au profit d’un récit habile et bien écrit, mais aux contours moraux relativement simplistes.
Entendons-nous bien : dénoncer avec force la misogynie violente de la société de l’époque, et pointer du même coup les résonances entre celle-ci et la nôtre, c’est une démarche non seulement pertinente, mais nécessaire ; ce qui est regrettable, c’est de penser que cette démarche doit exclure toute forme de complexité. Le film aurait tout à fait pu condamner le patriarcat et la condition des femmes tout en privilégiant un traitement complexe de l’affaire dont il s’inspire. Mais cela aurait été un exercice d’équilibriste pour les scénaristes tandis que de nombreux spectateurs actuels, rétifs à toute forme de nuances, n’auraient pas bien accueilli un récit leur laissant une infime marge d’interprétation (selon de nombreux producteurs, il faut manifestement s’adresser aux spectateurs modernes comme on s’adresse à des enfants : ceci est bien ; ceci est mal ; etc.).
Reste un spectacle de qualité, au discours des plus louables ; mais pour celles et ceux qui aiment le parfum du mystère, comme celui émanant des Duellistes, ce Dernier duel ne fera pas date, contrairement à celui auquel il fait référence.
Le Dernier duel vise très juste dans sa dénonciation d'un système où l'égo et le pouvoir des hommes écrasent toute considération véritable des femmes en tant qu'individus, et cela pas uniquement dans la France du 14ème siècle. Malheureusement, pour faire cette démonstration louable, le film, fort bien exécuté au demeurant, renonce à l'ambiguïté inhérente à l'affaire dont il s'inspire et confirme une tendance indéniable du cinéma commercial actuel : la simplicité extrême de son discours.
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