Film de Laura Citarella
Année de sortie : 2023
Pays : Argentine
Scénario : Laura Citarella et Laura Paredes
Photographie : Agustín Mendilaharzu
Musique : Gabriel Chwojnik
Avec : Laura Paredes, Ezequiel Pierri, Rafael Spregelburd
Trenque Lauquen invite le spectateur à se perdre et à observer son environnement pour mieux apprécier la magie et le mystère nichés dans le quotidien.
Synopsis du film
En Argentine, de nos jours, à Trenque Lauquen (ville de la province de Buenos Aires) et ses environs. Deux hommes recherchent une femme qui a disparu, Laura (Laura Paredes). L’un, Rafa (Rafael Spregelburd), est son compagnon ; l’autre, Ezequiel (Ezequiel Pierri), un ami avec lequel Laura menait une enquête à propos d’une femme mystérieuse, qui avait entretenu, dans les années 1960, une relation secrète avec un homme.
Le récit, divisé en chapitres, révèle peu à peu que Laura s’intéressait aussi à un phénomène étrange, observé dans un lac de la région…
Critique de Trenque Lauquen
Laura Citarella est une scénariste, réalisatrice et productrice argentine qui a co-fondé le collectif Pampero Cine, lequel réunit plusieurs artistes et techniciens travaillant dans le cinéma. Trenque Lauquen, son quatrième long métrage, est l’un des projets issus de ce collectif, et sa particularité est d’être constitué de deux parties, d’un peu plus de deux heures chacune.
Les impressions et commentaires ci-dessous concernent chacune des deux parties et ne comportent pas de spoilers.
Partie 1
Le scénario (écrit par Laura Citarella mais aussi par Laura Paredes, l’une des interprètes principales) est formé de plusieurs chapitres et récits enchevêtrés, mêlant trois temporalités distinctes. Toutefois, le spectateur n’est jamais perdu, du fait d’une construction précise et limpide. À chacune des composantes du récit principal correspondent des enjeux et questionnements spécifiques, lesquels se font écho entre eux.
Par exemple, Ezequiel (Ezequiel Pierri) et Rafa (Rafael Spregelburd) recherchent Laura (Laura Paredes), qui a disparu ; cette quête renvoie, en partie, à l’investigation que menaient Ezequiel et Laura avant la disparition de cette dernière, investigation qui concerne une femme mystérieuse, elle-même disparue dans des circonstances obscures, après avoir entretenu une romance secrète avec un homme – et là aussi, le parallèle entre cette ancienne histoire d’amour et les sentiments qui se nouent entre les différents personnages dans le temps présent est assez évident, et même souligné par des procédés visuels astucieux (par exemple, Ezequiel, lorsqu’il songe à l’histoire de la femme disparue, prête à l’amant de cette dernière ses propres traits). En un sens, le récit utilise une technique de mise en abîme entre ces différents niveaux.
Les passages qui décrivent l’enquête menée par Ezequiel et Laura sont les plus aériens du film ; d’ailleurs, une des séquences consacrées à cette partie de l’histoire est emmenée par la Grande Valse brillante de Chopin, aux notes bondissantes et entraînantes. Dans ces moments-là, le spectateur partage avec les personnages une curiosité presque candide, qui rappelle un peu le plaisir qu’on avait, enfant ou adolescent, à tourner les pages d’un roman d’enquête ou d’aventure, ou à suivre un jeu de pistes. L’investigation menée par Ezequiel et Rafa a une tonalité plus amère, les deux hommes étant tourmentés par leurs sentiments respectifs à l’égard de Laura ; toutefois le film, bien qu’un peu plus mélancolique dans ces moments-là, conserve son côté prenant.
La scène où Rafa découvre, à l’occasion d’un tour en voiture, les différents lieux fréquentés par la disparue est particulièrement saisissante. On regarde les bâtiments désignés par la personne qui guide Rafa en imaginant un parcours personnel, des moments de vie ordinaires qui restent hors-champ. Ici, la réalisatrice capte ce sentiment particulier que peut susciter la vision d’un paysage actuel sur lequel on projette, en filigrane, l’idée vague et floue du passé d’une autre personne. Tout le film est d’ailleurs traversé par l’envie de saisir ce qui a été, envie qui donne à chaque image, même les plus simples, un relief fascinant, et qui constitue le moteur principal du récit.
Tous les détails du scénario ont été finement pensés. Par exemple, Laura étudie les orchidées, une fleur qui symbolise la splendeur et la sensualité, or ces termes s’appliquent précisément à la femme sur laquelle elle enquête en compagnie d’Ezequiel. L’orchidée est aussi une fleur mystérieuse, à l’image de ce film particulièrement stimulant pour l’imagination et qui se regarde avec d’autant plus de plaisir que la caméra de Laura Citarella s’attarde volontiers sur les plaines de la Pampa et les paysages urbains ; décors d’ailleurs indissociables du parcours à la fois géographique, temporel et intime des protagonistes.
Partie 2
La partie 2 de Trenque Lauquen s’aventure sur un territoire bien connu en Amérique Latine : le réalisme magique, ou fantastique réel. En d’autres termes, le récit intègre des éléments de fantastique tout en demeurant ancré dans un cadre réaliste, qui n’est pas bouleversé outre mesure par cette incursion de l’étrange.
Le parti pris audacieux de la réalisatrice est de présenter des personnages et événements qui n’ont parfois que peu de rapports (en apparence, en tout cas) avec l’intrigue principale (l’une des intrigues principales, serait-on tenté de dire) développée dans la première partie. On retrouve bien sûr les personnages de Laura et d’Ezequiel, mais les recherches qu’ils menaient sur une relation amoureuse secrète demeurent en suspens, au profit d’une autre intrigue à laquelle il est rapidement fait référence dans la partie 1. D’autres personnages sont ainsi introduits, en majorité des personnages féminins, qui sont tous intéressants, voire mystérieux et fascinants.
On retrouve ce plaisir de conter déjà perceptible dans la première partie. Ainsi, ce sont les mots de Laura, enregistrés sur une piste audio (elle travaille à la radio), qui constituent une bonne partie de la narration.
Le rythme se fait plus lent, on serait presque tenté de le qualifier d’antonionien
, et il apparait peu à peu que le film est aussi une ode à la flânerie et à la lenteur, dans un paysage où passé et présent, rêve et réalité, mythologie et quotidien se confondent volontiers.
Le film, dans son ensemble, propose donc beaucoup de pistes narratives, dont la plupart ne débouchent pas vraiment sur une conclusion précise. C’est une démarche que personnellement j’apprécie (à une époque où la majorité des récits sont extrêmement balisés), mais dont la réalisatrice abuse peut-être un peu en l’occurrence. Mais l’expérience proposée demeure unique, passionnante et profondément cinématographique : Trenque Lauquen fait clairement partie des films à voir, et même à revoir au cinéma.
Trenque Lauquen se vit un peu comme une longue flânerie où l'on emprunterait différentes pistes se croisant parfois, l'idée étant davantage d'explorer et de ressentir que de trouver quelque chose de bien précis. L'incursion progressive du réalisme magique inscrit le film de Laura Citarella dans une tradition profondément ancrée dans la culture sud-américaine (visible aussi dans le cinéma de Juliana Rojas et Marco Dutra, notamment), tradition que la réalisatrice investit avec beaucoup de liberté, de créativité et de maîtrise sur les plans formel, rythmique et narratif.
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