Le cinéma de Juliana Rojas et Marco Dutra inscrit le fantastique dans un environnement réaliste, représentatif d’une réalité économique et sociale. Cette particularité, conjuguée à leur sens du récit et de la composition d’images, rend leur cinéma particulièrement intéressant et singulier.
ATTENTION : l’un des paragraphes de cet article comporte des spoilers. Il est précédé et suivi de la mention [ALERTE SPOILER] pour vous éviter de le lire au cas où vous n’auriez pas vu les films en question.
Une collaboration de longue date
Les études ne valent pas que pour leur enseignement théorique mais aussi, parfois, pour les rencontres qu’elles occasionnent. C’est en effet à l’École des Arts et de la Communication de São Paulo que les brésiliens Juliana Rojas et Marco Dutra, tous deux nés au début des années 80, se sont rencontrés. Ils ont co-réalisé pas moins de six courts métrages entre 1999 et 2009, avant de signer deux longs, Travailler fatigue et Les Bonnes manières (lire : Les meilleurs films de 2018), respectivement sortis en 2012 et 2018 (dates françaises).
Si la sortie de Travailler fatigue était restée assez discrète – bien qu’une bonne partie de la critique avait salué le film –, Les Bonnes manières a bénéficié d’un plus fort écho médiatique, récoltant des récompenses dans plusieurs festivals de cinéma dont L’Étrange Festival, le Festival international du film fantastique de Gérardmer et le Festival international du film de Locarno.
Retour sur l’un des éléments qui fait la particularité du cinéma de ce tandem d’auteurs : leur approche du fantastique.
Du fantastique réel…
Dans son ouvrage intitulé Du fantastique réel au réalisme magique, Benoit Denis écrit : […] le réalisme magique se distingue du fantastique classique en ce que le surgissement de l’irrationnel ou de l’extraordinaire n’y est pas appréhendé sous le mode d’un conflit frontal entre la réalité communément admise (le rationnel) et autre chose qui la nie (le surnaturel, l’irréel) ; la perspective du réalisme magique est au contraire synthétique, et unifie au sein d’une vision et d’une perception « particulière » du réel, c’est-à-dire singulière et subjective, des catégories généralement opposées : le rationnel et l’irrationnel, la réalité et le rêve, le réel et l’imaginaire […].

Cette définition s’applique plutôt bien au cinéma de Juliana Rojas et Marco Dutra ; en effet, celui-ci décrit un environnement réaliste dans lequel surgissent, peu à peu, des éléments fantastique, mais qui ne créent pas de réelle rupture de ton et qui sont mêmes, d’une certaine façon, plus ou moins admis par les personnages qui en sont les témoins (si on reprend la définition de Benoit Denis, il n’y a donc pas de conflit frontal entre la réalité et l’irréel).
[ALERTE SPOILERS] Dans Travailler fatigue, la découverte du cadavre d’une créature non identifiée dans les murs d’une épicerie est le point culminant d’une série de détails étranges (des disparitions inexpliquées d’objets ; la présence de chiens hostiles en face de l’établissement, à la nuit tombée ; une mauvaise odeur persistante) mais pour autant, cette découverte n’est pas traitée comme un événement spectaculaire, et ne suscite pas de réelle panique chez les personnages. Dans Les Bonnes manières, une employée de maison adopte le fruit d’une brève union entre une jeune bourgeoise esseulée et un curé loup-garou sans que cela ne paraisse bouleverser ses croyances ou menacer son équilibre mental. [FIN DU SPOILER]
Le surnaturel, chez Juliana Rojas et Marco Dutra, n’est donc pas la contradiction de la réalité ou du quotidien : il fait partie de cette réalité dont il exprime, en quelques sortes, les aspects sociaux, culturels et économiques.
… et social
Travailler fatigue est à sa manière une chronique de la crise économique au Brésil, doublée d’une critique du libéralisme économique et du marché de l’emploi dont la portée dépasse largement le cadre géographique du récit. Dans Les Bonnes manières, la dimension sociale du scénario réside dans le background des deux héroïnes incarnées par Isabél Zuaa et Marjorie Estiano : l’une est une jeune femme de bonne famille, reniée par ses proches pour une raison mystérieuse ; l’autre une femme de condition beaucoup plus modeste, qui travaille comme employée de maison. Leurs rapports sont d’abord très marqués par cette différence de classe, avant de basculer dans une dimension plus intime qui ébranle les conventions sociales auxquelles fait référence le titre du long métrage.

La façon dont les cinéastes filment Sao Paulo, toujours dans Les Bonnes manières, met en avant l’aspect social du récit en soulignant les différences, les frontières entre les quartiers populaires et les quartiers aisés. On soulignera, ici, les indéniables qualités esthétiques du film (plus abouti, sur ce point, que Travailler fatigue) et le travail du chef opérateur Rui Poças, également auteur de la sublime photographie du film Tabou, de Miguel Gomes.
Si on peut donc bien parler de fantastique réel on peut également, ici, parler de fantastique social : ces deux auteurs utilisent en effet le fantastique pour livrer leur vision de la société brésilienne contemporaine et décrire le parcours de personnages qui évoluent plus ou moins difficilement en son sein, et doivent parfois lutter pour composer avec ses règles (économiques, culturelles, sociales). Il en découle des œuvres à la fois empreintes de réalisme et d’onirisme, des sortes de contes modernes qui affirment une belle singularité, quand le cinéma fantastique a (parfois) trop tendance à se replier sur ses conventions.
À lire
L’interview de Marco Dutra et Juliana Rojas par Nicolas Bardot sur le site Le Polyester
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