Film de Miguel Gomes
Année de sortie : 2012
Titre original : Tabu
Pays : Portugal
Scénario : Miguel Gomes, Mariana Ricardo
Photographie : Rui Poças
Montage : Telmo Churro, Miguel Gomes
Avec : Teresa Madruga, Laura Soveral, Ana Moreira, Henrique Espírito Santo, Carloto Cotta, Isabel Muñoz Cardoso, Ivo Müller, Manuel Mesquita
Tabou mérite amplement les éloges que la plupart des critiques et spectateurs formulent à son égard. Ce troisième long métrage du réalisateur portugais Miguel Gomes compte en effet parmi les plus beaux et fascinants films que le cinéma nous ait offert au cours de ces dernières années.
Synopsis de Tabou
De nos jours, à Lisbonne. Hospitalisée d’urgence, Aurora, une vieille dame vivant avec une domestique d’origine Capverdienne prénommée Santa, demande à son amie Pilar d’aller chercher un homme répondant au nom de Gian Luca Ventura.
Pilar et Santa vont alors découvrir un chapitre insoupçonné du passé d’Aurora…
Critique du film
Il y a des films dont la beauté et l’originalité ne semblent jamais avoir été l’objet d’une recherche, d’un effort, d’une démarche calculée. C’est bien entendu une impression en un sens trompeuse, mais néanmoins tenace.
Il émane en effet de chaque plan de Tabou une grâce naturelle, spontanée. C’est là un sentiment qui ne peut naître que lorsque le metteur en scène ne cherche à aucun moment à se mettre en avant, que ce soit à travers sa technique, ou encore par le biais d’une posture quelconque – auquel cas, cette volonté devient une composante du film, presque un élément de l’histoire. Le résultat n’est bien entendu pas forcément mauvais, mais il ne procure pas cette impression bien particulière dont il est ici question.
La structure de Tabou est limpide : s’ouvrant sur un prologue fascinant et d’une certaine façon prémonitoire, il se découpe ensuite en deux parties. La première (« Paradis perdu ») se passe de nos jours à Lisbonne, et met principalement en scène trois personnages : Pilar (Teresa Madruga), une femme seule assez austère mais qui néanmoins rayonne de par sa bonté et son empathie ; Aurora (Laura Soveral), une octogénaire superstitieuse qui n’a plus toute sa tête ; et enfin Santa (Isabel Muñoz Cardoso), sa bonne à tout faire d’origine Capverdienne. La seconde partie (« Paradis ») est le récit, par un dénommé Gian Luca Ventura (Henrique Espírito Santo), de la relation amoureuse qu’il noua – quelques décennies plus tôt – avec Aurora au Mozambique (à l’époque où ce pays était encore une colonie portugaise).

Aurora (Ana Moreira)
Structure limpide, donc, mais exemplaire, tant le récit se met en place d’une façon qui jamais ne sort le spectateur de l’emprise envoutante qu’il exerce sur lui. L’enchainement entre les deux parties est sur ce point remarquable. On pouvait se demander comment Gomes allait représenter le passé à l’écran ; certains cinéastes ont par exemple recours, face à une situation similaire, à une esthétique ou à un rythme radicalement différents – mais ici le noir et blanc demeure, et on ne peut pas véritablement parler de rupture de ton. Le changement le plus flagrant concerne la narration et la bande son : si la première partie est dialoguée, la seconde est racontée en voix off tandis que la musique (occasionnellement) et les bruitages naturels constituent (avec la voix off donc, qui adopte un ton volontairement monocorde – c’est un vieil homme triste et fatigué qui parle) les seuls éléments de la bande sonore. Dans les souvenirs de Ventura, les personnages parlent, mais les mots qu’ils prononcent sont parfaitement inaudibles, comme dans un film muet – ici, il faut rappeler que le titre Tabou fait référence au film muet éponyme de F. W. Murnau sorti en 1931.
L’idée est excellente – le plus souvent, les souvenirs lointains sont davantage constitués d’images et de sons que de mots précis. Le procédé donne ainsi aux images une aura nostalgique très forte, et cela avec une sobriété admirable. D’ailleurs, c’est au bout d’un certain temps seulement que l’on remarque cette singularité propre à la deuxième partie du film (l’absence du moindre dialogue), tant elle s’intègre parfaitement au récit – ne relevant donc en aucun cas d’un banal effet de style.

Le crocodile, un animal présent dans le prologue et dans la seconde partie de « Tabou ». Ce reptile symbolise (entre autres) les pulsions, l’appétit sexuel, un désir échappant à tout contrôle et donc – potentiellement – dangereux… Dans le film, il représente bien entendu la passion « dévorante » entre Aurora et Gian Luca Ventura.
La manière dont les deux parties font référence l’une à l’autre, que ce soit par le biais d’une chanson (la version portugaise de Be my Baby, le célèbre morceau composé par Phil Spector et interprété à l’origine par Les Ronettes), d’un dialogue (les références obscures qu’Aurora glisse parfois à propos de son passé) ou d’une image (un plan tourné à Lisbonne évoque clairement un paysage de forêt africaine) est discrète, habile, subtile. Des qualificatifs qui s’appliquent au film dans son ensemble : les mots, les sons et les images qui le composent vous touchent instantanément, sans que les moyens mis en œuvre pour y parvenir ne soient sur le moment perceptibles. C’est ici que l’expression galvaudée « magie du cinéma » prend tout son sens : le pouvoir immersif du film est aussi puissant que délicat, vaporeux. Et quand l’émotion survient – comme dans la séquence, totalement muette, de la rencontre entre Aurora et Ventura -, elle est saisissante et dépourvue de la moindre facilité, du moindre pathos. On la découvre sans l’avoir soupçonnée ; comme dans la « vraie » vie, elle découle d’un instant précis, ce type d’instant qu’il est si difficile de faire vivre au cinéma et qui, devant la caméra de Gomes, nait sur l’écran avec un naturel sidérant. Il en est d’ailleurs de même des différents personnages : en un minimum de plans leur personnalité et leur histoire se dessinent, par touches légères et précises.
Si Tabou fait partie de ces films uniques qu’il est par définition difficile de rapprocher d’un autre, il peut évoquer le long métrage d’Apichatpong Weerasethakul intitulé Tropical Malady. Par son sujet – la passion amoureuse -, et par la manière qu’il a d’intégrer un animal dans la symbolique de cette passion. Dans Tabou, il s’agit d’un crocodile – en symbolique, cet animal est souvent associé aux pulsions, à un désir très fort (L’Exercice de l’Etat utilise d’ailleurs ce même symbole dans la scène du rêve qui ouvre le film) – et dans Tropical Malady d’un tigre. Et s’il fallait chercher un autre point commun entre ces deux œuvres – qui à bien des égards demeurent très différentes -, ce serait ce mélange de grâce, de poésie et de simplicité qu’elles dégagent naturellement. Chacune à leur manière, elles racontent une histoire et créent l’émotion en usant d’un langage captivant, épuré, à l’impact aussi immédiat que durable.
Tabou est un moment de grâce cinématographique, dont la poésie n'est jamais prétentieuse ou hautaine, puisqu'elle est entièrement au service de l'émotion. Et comme l'affirme Samuel Fuller dans Pierrot le fou : Le cinéma, en un mot, c'est l'émotion
!
2 commentaires
Pas vu, mais bien envie. Vient de voir Gangs of Wasseypur 2eme partie. Superbe! ¨Premiere partie Coppola, deuxieme De palma « Scaface ». Tous mes voeux. Des mecs comme toi dans le paysage ça fait du bien.
Merci ! Très bonne année à toi ! Du coup j’irai sûrement voir Gangs of Wasseypur.