Film de Don Siegel
Titre original : The Beguiled
Année de sortie : 1971
Scénario : John B. Sherry et Grimes Grice, d’après le roman Les Proies de Thomas Cullinan
Photographie : Bruce Sturtees
Montage : Carl Pingitore
Musique originale : Lalo Schiffrin
Avec : Clint Eastwood, Geraldine Page, Elizabeth Hartman, Jo Ann Harris, Darleen Carr, Mae Mercer.
Come all you young fellows take warning by me
Don’t go for a soldier, don’t join no army
For the dove she will leave you, the raven will come
And death will come marching at the beat of a drumCome all you pretty fair maids, come walk in the sun
And don’t let your young man ever carry a gun
Dove She is a Pretty Bird, auteur inconnu.
Les Proies est un huis clos intense et tourmenté, à la fois profondément ancré dans son contexte historique (la guerre de Sécession) et porteur d’un regard intemporel et sans concessions sur le genre humain.
Synopsis de Les Proies
Pendant la guerre de Sécession, le soldat nordiste McBurney (Clint Eastwood), blessé, est recueilli par les membres d’un pensionnat de jeunes femmes dans le Mississippi.
Sa présence va peu à peu exacerber les convoitises et les jalousies, tandis que par peur d’être livré à l’armée ennemie – et aussi pour satisfaire ses désirs -, McBurney va se livrer à un jeu de séduction et de manipulation.
Critique du film
Les femmes sont capables de tromperie, d’escroquerie, de meurtre, de tout. Derrière leur masque d’innocence se cache autant de scélératesse que vous pourriez en trouver chez un membre de la Mafia.
Extrait des mémoires du réalisateur Don Siegel, qui évoque ici son film Les Proies.
L’un des films les plus audacieux de Don Siegel
Comme je le soulignais dans l’article consacré à son film Tuez Charley Varrick, Don Siegel se distinguait, comme d’autres réalisateurs, par cette aptitude à donner le plus souvent satisfaction aux studios tout en faisant valoir un point de vue, un regard qui faisait de lui un auteur à part entière.
Ce n’est pas exactement le cas ici : Les Proies laissa les producteurs perplexes. Ne sachant comment vendre un tel film, ils déclinèrent même la suggestion du cinéaste français Pierre Rissient, qui souhaitait le voir projeter au Festival de Cannes.
Il est vrai que ni l’histoire ni son personnage principal ne donnaient matière aux slogans affectionnés par les studios pour accompagner la sortie d’un film. Non seulement le scénario est particulièrement sombre, mais Clint Eastwood y incarne le rôle le plus antipathique de sa carrière.

Sans compter le point de vue sur les femmes, qui avaient sans doute rarement été montrées sous un jour aussi sombre au cinéma, à l’époque du moins : manipulatrices, fourbes, haineuses, possessives, jalouses, violentes, elles cumulent dans le film des travers qui les éloignent résolument des clichés auxquels le septième art (entre autres) les cantonnait souvent.
Il ne faut cependant pas voir Les Proies comme une charge contre les femmes (j’y reviens à la fin de cet article) : d’une part parce que le discours reste nuancé (les personnages ne sont pas des stéréotypes, et un même événement peut se considérer depuis plusieurs points de vue, c’est toute l’ambiguïté de l’histoire), d’autre part parce que les hommes montrés dans le film sont très loin d’être des modèles de vertu. En un sens, Les Proies rompt totalement le schéma de la femme innocente victime de la violence des hommes, comme celui de l’homme innocent manipulé par la femme fatale (ce qui est le cas dans certains films noirs, par exemple).
C’est donc le genre humain, dans son ensemble, qui est dépeint au vitriol. Mais Les Proies illustre plus spécifiquement l‘aspect destructeur et égoïste du désir (sexuel) – nous reviendrons sur ce point.
Cette vision pessimiste et sans fard de l’humanité, indépendamment du sexe (et de l’âge également), fait songer aux films de Sam Peckinpah, qui dans La Horde Sauvage et Les Chiens de Paille filme la sauvagerie, la brutalité, la perversité et le mal aussi bien chez les hommes que chez les femmes et les enfants. Il faut cependant préciser que chez Peckinpah comme dans Les Proies, si la guerre et la violence sociale contaminent l’ensemble de la population, cette guerre et cette violence sont avant tout liés à l’action des hommes.
La guerre de Sécession
L’histoire du film et les événements qui s’y produisent sont indissociables de leur contexte historique (et de son traitement), c’est-à-dire la célèbre guerre de Sécession.
Ce conflit a parfois été traité de façon plutôt manichéenne, au cinéma comme ailleurs. Les Proies en livre une vision plus trouble : les nordistes, à l’image du personnage cynique et violent interprété par Clint Eastwood, ont agrémenté leur progression en territoire sudiste par des pillages et des incendies pas franchement indispensables. Et les motifs de la guerre étaient loin d’être exclusivement humanistes, comme le souligne cette phrase prononcée par Hallie (Mae Marcer), la femme noire qui travaille dans le pensionnat : You white folks ain’t killing each others because you care of those niggers
(littéralement : Vous les blancs ne vous entretuez pas parce que vous vous souciez de ces nègres
).
Les quelques soldats sudistes qui apparaissent dans le film ne donnent pas une image plus flatteuse de leur armée, comme ces hommes qui cherchent à se faire héberger dans le pensionnat pour des raisons plus que douteuses (abuser sexuellement de ses membres).

C’est donc une guerre sale – comme elles le sont toutes plus ou moins – que nous dépeint Les Proies, point de vue que souligne la chanson Dove She is a Pretty Bird (vraisemblablement fredonnée par Eastwood lui-même) qui ponctue le générique du début, et qui sonne comme une prémonition glaciale et inquiétante (Don’t go for a soldier, don’t join no army
).
Les ingrédients du drame
On retrouve cette absence de repères dans le traitement des différents personnages. Dans Les Proies, entre un McBurney (Clint Eastwood) manipulateur et cynique ; une directrice (Geraldine Page) qui prêche la bonne parole tout en se souvenant avec un plaisir coupable d’ébats incestueux avec un frère disparu ; une adolescente allumeuse et revancharde (Jo Ann Harris) et une sentimentale frustrée à la jalousie destructrice (Elizabeth Hartman), personne n’est innocent ou nul ne le restera. Pas même les enfants.
Le choix de la guerre de Sécession comme cadre de l’histoire n’est donc pas fortuit : il n’y a ni sur les champs de bataille ni à l’intérieur du pensionnat de repères quelconques qui permettraient de situer clairement le bien et le mal.
La guerre a un impact indéniable sur les relations entre les personnages, en ce sens que McBurney n’est pas qu’un homme blessé : il est un soldat isolé en territoire ennemi, et cette position le pousse à tenter de manipuler son entourage (ce qu’il fait avec un naturel confondant) dans une optique de survie. De leurs côtés, les femmes du pensionnat subissent à leur manière ce contexte violent et dangereux (elles sont potentiellement des cibles pour les soldats). À la base, la situation est donc « viciée », en quelques sortes : le point de vue du soldat et celui des femmes qui l’entourent est altéré par des considérations liées à la guerre et à ses enjeux.
Cette tension initiale est exacerbée par un autre ingrédient : le désir (sexuel), celui qui relie McBurney à plusieurs membres du pensionnat. On peut donc dire que Les Proies met en place une mécanique montrant les conséquences dramatiques que le désir, la convoitise et la frustration peuvent entraîner chez l’être humain, en particulier quand cette mécanique est « emballée », déréglée par un environnement instable (la guerre).

La réalisation inspirée de Don Siegel, qui préparait toujours minutieusement ses plans en amont, exprime très bien le déséquilibre provoqué par l’arrivée du soldat (l’histoire est aussi une variation sur le thème de l’intrus, qui bouleverse la stabilité – souvent précaire – de l’univers dans lequel il s’introduit) et l’exaspération progressive des désirs, de la haine et des frustrations. Certains plans, surtout les gros plans sur des visages de femme, évoquent l’univers du célèbre réalisateur suédois Ingmar Bergman, notamment de par l’impression de malaise et d’enfermement qu’ils transmettent.
Qui sont Les Proies ? Le sens du titre du film
Le titre du film (et du roman dont il est inspiré, de Thomas P. Cullinan), qui a la même signification dans sa version originale (The Beguiled ; remercions au passage les traducteurs de ne pas s’être livrés, comme souvent, à quelques idées farfelues), est très représentatif de l’humanité telle que le metteur en scène de L’Inspecteur Harry la dépeint ici.

Les Proies désignent tout aussi bien les femmes du pensionnat que McBurney, qu’elles s’arrachent littéralement. Hommes et femmes ne sont donc plus que des proies l’un pour l’autre – comme les soldats qui s’entretuent sur les terres environnantes. À l’image de McBurney lorsqu’il est trouvé par la petite fille (Amy, interprétée par Pamelyn Ferdin) au début du film, les personnages semblent tous ramper dans la boue.
On peut donc dire que le regard porté sur l’humanité dans Les Proies est semblable au point de vue sur la guerre de Sécession : nordistes, sudistes, hommes, femmes et enfants mentent, manipulent, jalousent, convoitent, trahissent et assassinent. Ce qui se passe à l’intérieur du pensionnat (les rapports tortueux entre McBurney et les femmes qui l’ont recueilli) et à l’extérieur (les combats) renvoient la même image d’une humanité empêtrée dans ses névroses, son égoïsme, ses désirs et sa violence. Il n’y a d’ailleurs aucun moment dans le film où deux personnages communiquent vraiment, sans mensonges et non-dits.
La guerre a donc une double fonction dans le film : elle a un impact direct sur l’action qui s’y déroule (comme mentionné plus haut) ; et elle est au cœur d’un parallèle métaphorique qui consiste à rapprocher la sauvagerie des combats avec celle dont témoignent les protagonistes du film.
Le dernier plan : quel message ?
Le magistral dernier plan, en prenant la teinte des photographies de la guerre de Sécession qui défilent pendant le générique de début, dit tout sur le sens du film. Cette similarité visuelle (qui concerne aussi les premiers plans : la boucle est bouclée) exprime le lien subtil et pernicieux qui rattache les événements montrés dans le film à leur contexte morbide et guerrier.

En établissant un parallèle entre ce plan et les photos de guerre, Siegel semble dire : c’est aussi, en quelques sortes, une image de guerre (entre un homme et des femmes). Le pensionnat et les champs de bataille ont tous deux été les cadres de la violence, du désordre et de la folie humaine. Cette approche tendrait à donner au plan une dimension quasiment allégorique, tandis que la chanson Dove She is a Pretty Bird, que l’on entend à nouveau, prend une connotation à la fois effrayante et ironique.
Peut-on considérer qu’il s’agit d’un film misogyne ?
On peut tout considérer, mais il me semble que cette lecture serait un peu binaire. D’abord, si la misogynie implique, a priori, de juger les hommes comme supérieurs aux femmes (plus responsables, forts, sages, et autres balivernes !), alors cela ne fonctionne pas ici, dans la mesure où les personnages masculins sont souvent exécrables ; Eastwood, notamment, incarne un soldat vil, égoïste, calculateur.
Ensuite, si on prend l’ensemble des personnages féminins, il me semble que le traitement et l’écriture demeurent assez nuancés, même si le principe même du film est de mettre en scène une mécanique de cauchemar, par définition extrême dans ses conséquences.
Je pense personnellement que si la déclaration de Siegel citée en exergue est assez maladroite, il voulait surtout dire qu’associer automatiquement l’idée d’innocence aux femmes était stupide ; ce n’est pas de la misogynie, c’est simplement considérer que le mal n’est pas une question de genre. C’est bien entendu vrai, ce qui n’est n’empêche pas de préciser que les crimes (meurtres, assassinats, viols…) sont très majoritairement commis par des hommes – y compris dans le cinéma de Don Siegel !
La réaction d’Eastwood
Eastwood, face à l’échec commercial du film, n’a pas renouvelé l’expérience consistant à incarner un pur anti-héros. Certes, il a pu ensuite interpréter des personnages ambigus, avec des parts d’ombre (dans L’Homme des hautes plaines, La Corde raide ou Gran Torino), mais jamais quelqu’un d’aussi méprisant et méprisable que McBurney. En plus, McBurney vit un calvaire dans Les Proies ; or dans l’imaginaire collectif américain, Eastwood est un gagnant (my audience like to be in there vicariously with a winner
, dira-t-il lui même au sujet des Proies).
On peut faire un vague parallèle avec Jean-Paul Belmondo qui, après l’échec de Stavisky d’Alain Resnais, enchaîna les rôles de dur à cuire ou d’amuseur de service (retrouvant par intermittence des rôles plus complexes). Ces deux comédiens ont des parcours bien distincts, mais tous deux étaient soucieux de leur image auprès du public, c’est indéniable et assumé dans leurs propos. Ce choix leur appartient, mais on peut le regretter : Belmondo est remarquable dans Stavisky ; et Les Proies est un des meilleurs films d’Eastwood en tant qu’acteur.
Si Les Proies - avec sa peinture acide du genre humain - est l'œuvre la plus noire de Don Siegel, c'est aussi celle dont il était le plus fier. On le comprendra aisément à la vue de ce film magistral et sans concessions, dans lequel Clint Eastwood livra l'une des compositions les plus surprenantes de sa carrière.
3 commentaires
Bonjour,
Merci pour votre passionnant article.
Pour information, les éditions Passage du Nord-Ouest feront paraître en mars 2013 le roman de Thomas Cullinan à l’origine de ce film.
Bien à vous.
Pierre
Merci à vous (pour le compliment et pour cette information précieuse) !
L’équivalent cinématographique de Bierce, avec une hystérie sexuelle en écho à Bergman autant qu’aux auteurs du « Southern Gothic ». Et une nouvelle preuve du masochisme d’Eastwood à cette époque.