Film de Léa Mysius
Année de sortie : 2022
Pays : France
Scénario : Léa Mysius et Paul Guilhaume
Photographie : Paul Guilhaume
Montage : Marie Loustalot
Avec : Adèle Exarchopoulos, Sally Dramé, Swala Emati, Moustapha Mbengue, Daphné Patakia, Patrick Bouchitey
Est-ce que tu m’aimais avant que j’existe ?
Vicky (Sally Dramé) dans Les Cinq diables
Les Cinq diables mêle réalisme et fantastique pour traiter, entre autres, de l’héritage et du passé familial. Le résultat est envoutant.
Synopsis du film
De nos jours, dans les Alpes françaises. Joanne (Adèle Exarchopoulos) et Jimmy (Moustapha Mbengue) sont mariés et ont une petite fille, Vicky (Sally Dramé). Leur relation amoureuse n’est pas au beau fixe, et les choses ne s’arrangent pas lorsque Julia (Swala Emati), la sœur cadette de Jimmy, passe quelques jours chez eux. Un passé troublant semble en effet refaire surface ; passé que Vicky, douée d’un odorat exceptionnel, explore peu à peu, d’une étonnante façon…
Critique de Les Cinq diables
On ne peut pas dire que le fantastique soit un territoire fréquemment exploré par le cinéma français et quand cela arrive, le résultat est souvent trop lisible, prétentieux, et tombe dans les écueils du film à message, sachant que le message en question est, de plus, rarement d’une grande originalité. Il y a bien entendu des exceptions, comme le Personal Shopper d’Olivier Assayas, portrait de femme aux contours volontairement flous et qui intégrait par endroits, avec beaucoup d’habileté, des touches fantastique dans un quotidien tout à fait réaliste.
C’est d’ailleurs cette même approche que Léa Mysius a choisi. Son film n’a aucun rapport avec celui d’Assayas, ceci dit, en dehors du fait que comme ce dernier, la réalisatrice traite le fantastique, l’étrange comme un élément presque « comme un autre » dans un récit qui ne reprend aucun des codes hâtivement associés au genre (si tant est que le fantastique est un genre, d’ailleurs). On peut même supposer que Léa Mysius a commencé à écrire les personnages du film sans forcément faire le choix préalable d’aller vers le fantastique ; peut-être que celui-ci s’est naturellement imposé comme une manière de faire progresser le récit, et non comme son principal moteur.
Ce récit est assez fascinant. Il possède une qualité de plus en plus rare hélas : celui d’être mystérieux, de laisser de vastes zones d’ombre, de ne pas expliquer tout et de stimuler, ainsi, davantage l’intuition et les sensations que le raisonnement pur. Ce qui ne le prive pas d’obéir à une construction rigoureuse, et de proposer des personnages consistants, « vivants ». La réalisatrice, dont c’est déjà le deuxième long métrage à seulement 33 ans, a d’ailleurs confié que le tournage des Cinq diables avait été retardé du fait de l’épidémie de COVID, mais que ce décalage avait finalement profité au scénario. On la croit sur parole, tant celui-ci est maîtrisé de bout en bout, même s’il déplaira peut-être à ceux qui n’aiment pas sentir flotter des points d’interrogation en eux au sortir d’une séance de cinéma. Qu’ils ne se sentent pas jugés ici, d’ailleurs !
Pour appuyer le choix de ne pas intellectualiser et rationaliser trop les choses, et de jouer plutôt sur les sens, Léa Mysius peut compter sur un talent de réalisatrice tout à fait remarquable. Devant sa caméra, les paysages alpins semblent déjà nous raconter quelque chose, dès le générique de début. Il y a également quelque chose de très charnel dans ses images, dans sa manière de filmer les corps, les visages. La force d’évocation de ses plans la dispense de trop recourir aux discours explicatifs : on ressent les personnages et leurs émotions, nul besoin de trop nous en dire sur eux.
L’apport du chef opérateur Paul Guilhaume, qui occupait déjà ce poste sur Ava (le précédent film de Léa Mysius) et qui sur ce film a également travaillé sur le scénario, est précieux : les couleurs et la lumière sur Les Cinq diables sont d’une expressivité subtile mais envoutante (le choix d’avoir tourné en 35mm est directement lié à ce résultat). Certains plans sur la nature font songer à des tableaux, sans pour autant paraître fortuits ou poseurs, tant ils semblent faire partie intégrante de l’histoire.
On se gardera de « spoiler » cette même histoire, qui manie les paradoxes temporels avec une belle liberté. Mais disons que le film raconte, à sa (très) singulière façon, le rapport entre un enfant (une petite fille, en l’occurrence) et le passé de sa famille (un thème inépuisable que celui de l’impact du passé familial sur le présent) ; passé qu’il découvre par le biais d’un odorat tout à fait extraordinaire. L’odorat qui est un sens, et ce n’est pas un hasard : le film, dans son ensemble, propose une expérience sensorielle, tout en reposant sur une narration extrêmement solide. Le scénario traite également d’amour filial (la relation mère-fille est centrale dans le film ; on notera d’ailleurs cette magnifique question posée par Vicky à sa mère Joanne : Est-ce que tu m’aimais avant que j’existe ?
) et de racisme, par le biais de celui dont est quotidiennement victime le personnage de Vicky.
Adèle Exarchopoulos, Swala Emati, Moustapha Mbengue, Daphné Patakia (vue dans Benedetta et surtout dans la réjouissante série OVNI) et le trop rare Patrick Bouchitey donnent tous corps à cette histoire habitée par l’amour (car c’est aussi une très belle histoire d’amour qu’on nous raconte ici), le mystère et le feu. Quant à la toute jeune Sally Dramé, elle est épatante – il se pourrait bien que Léa Mysius ait déniché ici une futur grande comédienne.
Les Cinq diables propose un récit passionnant autour du passé familial et de l'amour filial, récit ponctué de troublants paradoxes temporels et véhiculé par des images intenses et expressives. C'est aussi un film mystérieux, à l'image de son titre énigmatique dont la signification m'échappe encore. Mais si on retient le fait que le cinéma de Léa Mysius est davantage sensoriel que cérébral, on pourrait se risquer à penser, sans certitude aucune, que ces cinq diables
désignent les cinq sens...
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