Film d’Alain Jessua
Année de sortie : 1978
Pays : France
Scénario : André Ruellan et Alain Jessua
Photographie : Étienne Becker
Montage : Hélène Plemiannikov
Musique : René Koering et Michel Portal
Avec : Victor Lanoux, Gérard Depardieu, Nicole Calfan, Fanny Ardant.
Élisabeth (parlant de chiens) : Ils sont bien élevés.
Morel : Dressés, mademoiselle, dressés. Mais, c’est la même chose, non ?
Élisabeth : Non, pas tout à fait.
Les Chiens, d’Alain Jessua, est un film particulièrement visionnaire et intelligent sur les effets pervers de la peur et les dérives sécuritaires. Une curiosité dont le propos est plus que jamais d’actualité.
Synopsis
Le médecin Henri Ferret (Victor Lanoux) s’installe dans une ville de la banlieue parisienne. Il constate rapidement un nombre anormal de patients victimes de morsures de chiens.
Effectivement, de plus en plus d’habitants achètent des chiens dressés et vendus par un mystérieux Morel (Gérard Depardieu), pour se défendre contre d’éventuelles agressions.
Opposé à cette méthode douteuse de lutte contre la délinquance, Ferret va tenter de mettre un terme à ce phénomène inquiétant. Il ne tardera pas à se créer des ennemis…
Critique du film
Les Chiens abordent plusieurs problématiques sociales et politiques qui sont encore plus d’actualité aujourd’hui qu’à l’époque du tournage (l’on pourrait dire la même chose, d’ailleurs, de plusieurs autres films d’Alain Jessua).
Les effets pervers de la peur et la dérive sécuritaire
Morel : Le mordant n’est qu’une autre phase de la sociabilité.
La peur, la paranoïa et la méfiance à l’égard des autres est le sujet central du film. Les Chiens illustre de manière saisissante les conséquences perverses et nuisibles de ces sentiments sur les individus. C’est en effet la peur, causée par l’insécurité ambiante, qui pousse les habitants de la ville à acheter des chiens particulièrement agressifs. Très rapidement, on constate que cette peur génère des amalgames particulièrement dangereux : toute personne ou tout groupe de personnes aperçu à une heure tardive – en particulier s’il s’agit de jeunes et davantage encore de noirs ou d’arabes – est considéré comme suspect. Évidemment, cette posture violente et « stigmatisante » ne fait qu’attiser les tensions et provoque davantage de problèmes qu’elle n’en règle.
Dans un état permanent d’anxiété et de paranoïa, les propriétaires de chiens finissent par devenir autant ou plus dangereux que les délinquants eux-mêmes. La communauté d’origine sénégalaise locale les appelle d’ailleurs les « hommes chiens », soulignant ainsi leur côté animal. Car c’est bien là l’un des propos du film : la peur, la haine de l’autre (et plus particulièrement du français d’origine étrangère) finissent par réveiller les instincts bestiaux des hommes et des femmes. Le film montre donc, entre autres, le glissement inquiétant de la civilisation vers une forme de bestialité.
La scène où, dans le cadre d’un entraînement, le personnage (prénommé Elisabeth) interprété par Nicole Calfan lâche son chien sur le dresseur Morel (Gérard Depardieu) est d’ailleurs significative : la violence devient extatique, sexuelle – encore, oui, tu aimes, c’est bon, encore, vas-y
, crie la jeune femme à son chien tandis qu’il mord la combinaison de Morel, lequel répond oui, plus fort
. Et à la fin de l’exercice, tandis qu’un travelling saisit l’expression euphorique d’Élisabeth, les aboiements des chiens retentissent dans un bruit sourd ; un effet qui souligne le caractère animal du comportement de la jeune femme.

Elizabeth (Nicole Calfan) : « encore, oui, tu aimes, c’est bon, encore, vas-y ! »
Il faut noter que dans Paradis pour tous, du même réalisateur Alain Jessua, on constate également un rapprochement entre l’homme et l’animal ; mais dans cet autre film, c’est inversement l’absence de sentiments qui provoque ce phénomène. Le point de vue est différent, mais dans les deux cas, Alain Jessua dénonce des comportements qui déshumanisent l’individu, le font régresser ou du moins l’empêchent d’évoluer intellectuellement et philosophiquement.
La récupération politique de la peur
Dans Les Chiens, le personnage de Morel, interprété par Gérard Depardieu, exploite la peur des habitants de la ville à des fins d’abord commerciales (puisqu’il leur vend des chiens) puis politiques, sa popularité grandissante le plaçant en excellente position pour les élections municipales.

Morel (Gérard Depardieu) dans Les Chiens
Cette récupération de la peur, chacun l’aura observée dans différentes campagnes électorales récentes et elle est perceptible dans de nombreux discours politiques. Le film dénonce donc ici les dérives sécuritaires comme argument électoral et comme solution terriblement simpliste, incomplète et potentiellement dangereuse aux problèmes sociaux.
La société au service des ressentiments de la victime
De nombreux débats sur les droits de la victime en France ont récemment eu lieu ; à cette occasion, certains ont affirmé que la loi devait aussi satisfaire les besoins des victimes et leur désir (en un sens tout à fait compréhensible) de vengeance. En résumé, la loi ne sert plus uniquement la sécurité publique, l’intérêt général, la justice mais d’abord les ressentiments de la victime ; un principe largement critiqué, entre autres, par l’avocat et homme politique Robert Badinter (qui a beaucoup œuvré pour l’abolition de la peine de mort en France au début des années 80).
Les Chiens traite de ce sujet polémique dans une scène particulièrement intéressante où la victime d’un viol lâche son chien sur son agresseur, quelques temps après l’agression. Alors que le docteur Ferret, interprété par Victor Lanoux (dont le point de vue reflète celui d’Alain Jessua), tente d’arrêter l’animal qui massacre littéralement le criminel, la jeune femme s’écrie : Mais c’est moi la victime !
. Sous-entendu : je suis en droit d’exiger une vengeance radicale.
L’effet de groupe
L’effet de groupe est également particulièrement bien représenté dans Les Chiens ; c’est lui qui pousse de plus en plus de gens à acheter un chien, de plus en plus de jeunes à organiser des combats pour faire partie d’un « clan » (où le rang est déterminé par le nombre de morsures). Dans les deux cas, cet effet de masse nuit à la réflexion et à la raison, entraînant l’individu dans des comportements destructeurs qui lui paraissent légitimes parce qu’il les observe chez les autres, et parce qu’il y perçoit un moyen d’appartenir à quelque chose.
Les Chiens propose une analyse intelligente des effets pervers de la peur et de la dérive sécuritaire dans la société française. Éminemment politique, cette fine observation sociale fait écho à de nombreuses problématiques actuelles, que le cinéma français aborde rarement avec la démarche éclairée et visionnaire qui était celle d'Alain Jessua.
Aucun commentaire