Film de Robert Frank, Rudy Wurlitzer
Année de sortie : 1988
Pays : Suisse, Canada, France
Scénario : Rudy Wurlitzer
Photographie : Pio Corradi
Montage : Jennifer Augé
Musique : Dr. John, David Johansen, Rita MacNeil, Leon Redbone
Avec : Kevin J. O’Connor, Harris Yulin, Tom Waits, Bulle Ogier, Roberts Blossom, Leon Redbone, Joe Strummer, Dr. John, David Johansen
Al Silk (Tom Waits): Once more before I go, out to Killarney
Once more before I go, beg me to stay
As the wind blows across my grave, I will be calling
Once more before I go, once more for ever more
Candy Mountain est un beau road movie dans lequel Robert Frank et Rudy Wurlitzer rendent hommage à l’Amérique qu’ils aiment : celle des grands espaces, des poètes et des voyageurs solitaires.
Synopsis du film
A New York, dans les années 80. Julius (Kevin J. O’Connor) quitte brusquement son travail, bien décidé à percer dans la musique. Malheureusement, le colérique Mario (Joe Strummer) ne veut pas lui rendre sa guitare – en revanche, il le pistonne pour accompagner un musicien, Keith Burns (David Johansen), pour un concert le soir même.
Pendant les répétitions, Julius, modeste guitariste, a du mal à suivre. Mais quand il entend parler d’un fabricant de guitares légendaire disparu de la circulation, et dont les instruments vaudraient une fortune, il saute sur l’occasion : prétendant connaître l’homme en question, nommé Elmore Silk (Harris Yulin), il s’engage à partir sur la route pour retrouver sa trace.
Burns et ses producteurs lui payent une avance de 2 000 dollars, et Julius commence alors un long périple sur les traces du mystérieux Elmore, dans l’espoir de conclure une affaire qui lui mettra peut-être le pied à l’étrier. Mais sa mission s’avère plus difficile que prévu…
Critique de Candy Mountain
Connaître la personnalité de l’auteur apporte souvent une compréhension plus complète de son œuvre. En l’occurrence, Candy Mountain est tellement intimement lié au parcours et au regard de Robert Frank sur l’Amérique qu’il convient naturellement de commencer cette critique par une brève présentation du personnage.
À propos de Robert Franck
Robert Franck est d’origine suisse. Avant d’être cinéaste, c’est avant tout un photographe, discipline à laquelle il s’est initié dès les années 40. Il émigre aux États-Unis en 1947, devenant la même année photographe pour le compte du célèbre magazine Harper’s Bazaar. Quand il arrive aux USA, c’est avec – à l’instar de nombreux migrants – un regard plein d’espoir et d’optimisme, qui idéalise quelque peu le fameux American way of life. Son point de vue devient rapidement plus critique, notamment sur le rapport à l’argent, mais il reste profondément fasciné par la culture américaine. Il rencontre des figures clés de la Beat Generation à la fin des années 50, dont Jack Kerouac, mais aussi Allen Ginsberg. Il publie en 1958 son œuvre la plus célèbre, The Americans, un recueil de photographies dont Kerouac rédige le texte d’introduction et qui s’affirme rapidement comme une pièce majeure de la photographie contemporaine.
Franck rencontre l’écrivain et scénariste Rudy Wurlitzer dans les années 60. Wurlitzer, c’est le co-auteur du scénario de Macadam à deux voies, de Monte Hellman, un road movie désenchanté et décalé, ainsi que du scénario du superbe Pat Garrett & Billy the Kid, le plus grand film de Sam Peckinpah avec La Horde sauvage. Son roman Zebulon a par ailleurs très fortement inspiré la trame de Dead Man, de Jim Jarmush, ballade funèbre dans l’ouest américain rythmée par une musique envoutante de Neil Young. Robert Franck et Rudy Wurlitzer travaillent ensemble sur trois longs métrages : Keep Busy (1973), Energy and How to Get It (1981) et enfin Candy Mountain (1988), le film qui nous intéresse ici.
Avec un tel background respectif, on ne s’étonnera pas que quand les deux hommes montent un projet, il y est beaucoup question de l’Amérique, de sa culture, de son histoire, de ses paysages et de sa musique (des éléments omniprésents dans Pat Garrett & Billy the Kid, par exemple, mais aussi dans le travail photographique de Robert Franck). C’est clairement le cas de Candy Mountain, un road movie mélancolique empreint de solitude où résonnent la musique blues, la country et le rock. Road movie initiatique aussi, puisque son protagoniste (incarné par Kevin J. O’Connor) est au départ un jeune paumé ambitieux qui ne rêve que de succès et d’argent, avant de se perdre sur les routes puis de découvrir la valeur de l’inspiration et de la musique, en dehors de toute considération financière – conclusion qui reflète les désillusions de Robert Franck quant à l’American Dream dont il est fait mention plus haut, mais aussi, quelque part, le regard critique que Wurlitzer jette sur les puissants dans Pat Garrett & Billy the Kid (à travers la personnalisation volontairement négative des riches éleveurs qui embauchent Pat Garrett).

Mario (Joe Strummer), peu enclin à rendre sa guitare à Julius (Kevin J. O’Connor). À droite : Arto Lindsay.
De Tom Waits à Joe Strummer : un casting peuplé de grandes figures musicales
Le casting de Candy Mountain est peuplé de figures musicales qui lui donnent un attrait tout particulier pour les amateurs de (bonne) musique : on y croise en effet Tom Waits, l’un des auteurs-compositeurs-interprètes les plus brillants et inspirés de ces 40 dernières années ; Joe Strummer, le célèbre leader des Clash et véritable emblème punk à lui tout seul ; Dr. John, qui a débarqué dans les années 60 avec un blues inimitable trempé dans le bayou de Louisiane (rien d’étonnant à ce qu’on entende son morceau Zu Zu Mamou dans Angel Heart) ; Arto Lindsay, figure de la no wave ; David Johansen, membre du groupe protopunk New York Dolls ; ou encore Leon Redbone, chanteur et guitariste canadien et américain spécialisé dans l’interprétation des standards de jazz et blues des années 20-30, et des chansons Tin Pan Alley
. Soit des personnalités fortes qui ont en commun une intégrité artistique et une créativité indéniables, et qui ont toujours fait ce qu’ils voulaient faire, indépendamment des modes. Par exemple, la même année que Candy Mountain, Tom Waits sortait le concept album Frank’s Wild Years, qui faisait suite à Swordfishtrombones et au culte Rain Dogs, soit trois albums n’ayant strictement rien en commun avec les codes musicaux des années 80, et reflétant une liberté de création absolue. Liberté de création à laquelle Candy Mountain rend un bel et sobre hommage, et de fait la présence de ces différents artistes au générique n’a définitivement rien d’un concours de circonstances.
La bonne idée du scénario, c’est de ne pas avoir proposé à ces musiciens un caméo, où un rôle très proche de leur personnalité. Au contraire : Strummer interprète un musicien abruti (et armé) habillé en policier, tandis que Waits campe un riche rentier qui se dandine dans un peignoir improbable et qui lance des répliques inimaginables dans la bouche de l’auteur de Blue Valentines (I’m the only one in the family who managed to accumulate and appreciate money. I got a tremendous amount of money. Look around. There are rooms in the house I have never been in.
; You should be playing golf, you’re young, you should play a lot of golf! Think about it
). Leon Redbone joue de son côté un canadien obscur dont le père a un bien curieux sens de la justice… Néanmoins, au cours de leur apparition respective, chacun d’entre eux interprète furtivement un morceau (Tom Waits au piano ; Redbone à la guitare) qui dénote avec leur rôle et avec la séquence dans son ensemble – ce qui a pour effet de souligner davantage encore la beauté fugace de ces brefs moments musicaux, et ce qui nous ramène au cœur du film et de son propos.
Une évocation émouvante de l’Amérique des poètes, des vagabonds et des solitaires
Car Candy Mountain est bel et bien un film, et non un collage usant et abusant de musiques évocatrices et de célébrités venues du monde de la musique. D’ailleurs, on y entend assez peu de morceaux et la musique originale ne surgit pas toutes les deux minutes. Le film suit une véritable progression dramatique, ponctuée de silences, de beaux plans mélancoliques, de rencontres tantôt hautes en couleurs, tantôt émouvantes (à l’image de celle avec la femme interprétée par Bulle Ogier, célèbre actrice française ayant tourné avec Rivette, Schroeder, Fassbinder, Chabrol, Buñuel…). En réalité, il parvient à nous faire penser à de la musique sans la faire forcément entendre, rien qu’en nous montrant ces vastes paysages naturels, ces routes isolées et ces personnages solitaires qui hantent les textes de tant de poésies et de chansons américaines, et dont Robert Franck et Rudy Wurlitzer parviennent à exprimer la dimension à la fois réaliste et mythologique.
Le personnage joué par Kevin J. O’Connor devient de plus en plus attachant à mesure que les minutes passent, tandis qu’Harris Yulin (vu notamment dans Scarface et dans de nombreuses séries TV, dont Buffy contre les vampires) est des plus crédibles en vieux guitariste indifférent au son des trompettes de la renommée
, dont le prénom (Elmore) est peut-être un clin d’œil à Elmore James, célèbre chanteur et guitariste de blues (1918-1963).
Un peu de musique
Voici des morceaux choisis de trois musiciens qui apparaissent dans Candy Mountain.
Tom Waits : Jockey Full of Bourbon et Innocent When You Dream
Jockey Full of Bourbon, issu de l’album Rain Dogs (1985), a été utilisé par Jim Jarmusch pour son film Down by Law (1986), avec Tom Waits, Roberto Benigni et John Lurie. La chanson est écrite et composée par Tom Waits ; on y entend Marc Ribot à la guitare électrique, qui deviendra un fidèle collaborateur de Waits et travailla notamment avec John Zorn, Mike Patton, Elvis Costello, Diana Krall, Alain Bashung, Norah Jones, Cassandra Wilson…
Voici une autre chanson de Tom Waits, présente sur l’album Franks Wild Years (1987) et intitulée Innocent When You Dream (Barroom). Ce morceau a également été utilisé au cinéma, puisqu’on l’entend très longuement pendant une scène de Smoke (1995), un film de Wayne Wang écrit par Paul Auster, avec Harvey Keitel, William Hurt et Forest Whitaker. Les paroles et la musique sont de Tom Waits. Ce titre compte parmi les classiques de son répertoire qu’il l’interprète fréquemment sur scène.
Dr. John : Gris-Gris Gumbo Ya Ya
Extrait du premier album de Dr. John, sorti en 1968. Les paroles et la musique sont de Dr. John. On notera une manière de chanter mais aussi une ambiance « Nouvelle-Orléans » que l’on retrouve un peu dans Jockey Full of Bourbon, l’un des morceaux de Tom Waits proposés ci-dessus (Down by Law, le film de Jarmusch dans lequel on entend ce titre, se déroule d’ailleurs à la Nouvelle-Orléans). Dr. John est fasciné par la culture vaudou de la Nouvelle-Orléans, et cette influence est perceptible aussi bien dans sa musique que dans son apparence sur scène. C’est donc en toute logique qu’Alan Parker utilisera l’un de ses morceaux – Zu Zu Mamou – dans son film Angel Heart, précisément juste avant une séquence de rituel vaudou à la Nouvelle-Orléans.
Leon Redbone : Lazy Bones
Extrait du premier album de Leon Redbone, On the Track, sorti en 1975. Il s’agit d’une chanson Tin Pan Alley, nom qui regroupe des éditeurs et auteurs-compositeurs de musique populaire américaine, tous basés à New York, de la fin du 19ème à la moitié du 20ème siècle. Tin Pan Alley fait référence à une avenue de Manhattan ou s’étaient installés un grand nombre des éditeurs en question. Les paroles de Lazy Bones sont de Johnny Mercer et la musique d’Hoagy Carmichael, immense compositeur qui a signé de très nombreux standards dont Stardust, Georgia on My Mind et I Get Along Without You Very Well (Except Sometimes).
Candy Mountain est un road movie initiatique où solitude, poésie, musique et grands espaces se mêlent au gré du vent et des rencontres. Un film finalement assez méconnu en France, que l'on conseillera tout particulièrement aux amateurs de blues, de country, et bien sûr aux fans d'artistes tels que Tom Waits, Leon Redbone ou Dr. John, dont les apparitions savoureuses s'intègrent parfaitement au récit.
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