Film de Neasa Hardiman
Année de sortie : 2019 (au TIFFF)
Pays : Irlande
Scénario : Neasa Hardiman
Photographie : Ruairí O’Brien
Montage : Barry Moen, Julian Ulrichs
Musique : Christoffer Franzén
Avec : Hermione Corfield, Dougray Scott, Connie Nielsen, Ardalan Esmaili, Olwen Fouéré, Jack Hickey
Freya (regardant du phytoplancton bioluminescent) : It’s one of the stories of Niamh Cinn-Oir. She was so sad about losing her lover Oisin, she gave herself to the sea.
Connie Nielsen et Hermione Corfield dans Sea Fever (2019)
Siobhan: Drowned herself?
Freya: No, she is immortal. That’s her hair, lights up the sea.
Projeté à Toronto en septembre 2019 puis à Gérardmer en janvier 2020, le long métrage irlandais Sea Fever est rentré bredouille du célèbre festival vosgien, où fut récompensé notamment Saint Maud. Le film de Neasa Hardiman est pourtant loin d’être inintéressant ; à l’image de sa protagoniste, il dégage une personnalité discrète mais d’autant plus précieuse.
Synopsis du film
De nos jours, en Irlande. Siobhan (Hermione Corfield) est une étudiante spécialisée dans l’analyse des comportements de la faune. L’un de ses professeurs la convainc d’effectuer un stage sur un navire de pêche, pour se confronter au terrain et aussi pour sociabiliser davantage, car la jeune femme est plutôt renfermée et solitaire.
La communication n’est pas toujours évidente avec l’équipage, volontiers superstitieux, et qui voit dans les cheveux roux de la jeune femme un mauvais présage… Mais globalement, tout se passe à peu près bien.
Un jour, le bateau heurte violemment quelque chose sous l’eau, tandis qu’une étrange matière semble transpercer la coque par endroits. À la demande du capitaine Gerard (Dougray Scott), Siobhan effectue une plongée et découvre alors quelque chose de particulièrement surprenant…
Critique de Sea Fever
Quand on lit le pitch de Sea Fever, on peut s’attendre à quelque chose de relativement convenu, à une impression de déjà-vu. D’un autre côté, la grande majorité des films s’inspirent de schémas et de trames exploités des centaines, voire des milliers de fois auparavant, et cela n’a aucune importance : ce qui va, ou non, distinguer un film par rapport aux autres c’est l’angle choisi, le regard posé sur les gens et les choses, la façon de raconter.

Sea Fever étonne, agréablement, dans sa manière d’effleurer plusieurs genres sans tout à fait adopter les codes de l’un ou de l’autre. Après une mise en place plutôt soignée, le film évoque un monster movie, puis un pandemic movie (certains critiques n’ont d’ailleurs pas manqué de le mettre en perspective avec l’actuelle pandémie de coronavirus) ; mais quelque part, on sent que la cinéaste irlandaise Neasa Hardiman n’a pas souhaité remplir un cahier des charges, ou donner uniquement dans le film à sensations. On le sent parce qu’elle a soigné certains motifs de l’histoire qui, combinés, donnent au récit un caractère bien particulier, beaucoup moins « standardisé » qu’on pourrait le soupçonner de prime abord.

Sea Fever raconte d’abord la rencontre entre deux mondes, ou disons deux visions du monde : celle de Siobhán, une étudiante en sciences à la fois rationnelle, brillante et plutôt asociale, et celle de l’équipage d’un bateau de pêche irlandais, lequel est constitué d’hommes et de femmes ayant une expérience concrète de la mer, vivant en communauté et largement sujets à des croyances et superstitions diverses.
Le scénario explore intelligemment cette logique d’opposition science/mythologie (et folklore) sans adopter un point de vue binaire. La scène nocturne où Freya (Connie Nielsen) et Siobhán (Hermione Corfield) admirent des tâches lumineuses visibles dans le sillage du bateau est significative : conformément à sa formation, Siobhán décrit le phénomène physique correspondant (it’s bioluminescent phytoplankton
: du phytoplancton bioluminescent) tandis que Freya, qui connait ce même phénomène, évoque une légende issue de la mythologie celtique irlandaise : ce sont les cheveux de Niamh Cinn-Óir, qui s’est offerte à la mer suite à la perte d’un amour, qui éclairent la surface de l’eau…

L’évolution du personnage central, qui va peu à peu s’affirmer en dépit de sa nature réservée, est le principal moteur de l’histoire ; et ce qui est intéressant, c’est que si son point de vue s’oppose à celui des autres par sa rigueur scientifique, Siobhán prend dans le même temps une dimension héroïque qui rejoint, d’une certaine façon, le folklore celtique et les légendes marines (certains plans expriment cette idée). Sea Fever est donc à la fois un récit initiatique qui raconte comment une jeune femme parvient à imposer sa vision (rationnelle) dans un environnement qu’elle ne connaissait pas — et dans lequel elle est minoritaire —, tout en rendant hommage à la poésie émanant des contes et légendes. Le film organise même la fusion entre ces deux sphères, et c’est loin d’être idiot : elles sont évidemment liées.

À partir de là, on comprend que Sea Fever ne choisisse pas clairement de voie entre le film de virus, le film de monstre, etc. : son sujet est ailleurs, et s’épanouit justement dans les entre-deux. C’est ce qui fait sa qualité principale, et c’est sans doute aussi la raison pour laquelle le film semble avoir, en France, moins enthousiasmé la critique que Saint Maud, œuvre esthétisante beaucoup plus lisible et tape à l’œil.
Sea Fever est plus poétique et subtil, sous une apparence plus conventionnelle. Il faut parfois prendre la peine de regarder sous la surface…
Sea Fever ne cherche pas à reproduire les codes d'un genre x ou y. C'est avant tout un récit sur l'affirmation de soi (à travers l'expérience d'une jeune femme qui s'impose dans un environnement difficile) et un récit sur les croyances, qu'elles soient scientifiques ou mythologiques. Toute l'élégance de Neasa Hardiman est de respecter les unes et les autres, son film organisant finalement la rencontre, la fusion entre une vision rationnelle et une vision poétique du monde. On espère que ce premier long métrage ne sera pas le dernier de sa talentueuse réalisatrice et scénariste.
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