Film de Josephine Decker
Année de sortie : 2020
Pays : États-Unis
Scénario : Sarah Gubbins, d’après le roman Shirley de Susan Scarf Merrell
Photographie : Sturla Brandth Grøvlen
Montage : David Barker
Musique : Tamar-kali
Avec : Elisabeth Moss, Michael Stuhlbarg, Odessa Young, Logan Lerman
Le nouveau film de Josephine Decker, Shirley, rejette avec élégance les règles du biopic, pour mieux parler de création littéraire et d’émancipation féminine.
Synopsis du film
Rose et Fred Nemser (Odessa Young et Logan Nerman) sont un jeune couple sur le point d’avoir un premier enfant. Tous deux fréquentent l’université de Bennington, dans laquelle enseigne Stanley Hyman (Michael Stuhlbarg), un critique littéraire marié à la romancière Shirley Jackson (Elisabeth Moss), dont il admire la prose.
Hyman suggère aux jeunes fiancés de venir s’installer chez eux pendant quelques temps, laissant entendre qu’un peu de compagnie ferait du bien à son épouse, d’humeur plutôt dépressive.
La cohabitation est d’abord tendue, puis un début de complicité semble naître entre Rose et Shirley. Celle-ci débute l’écriture d’un nouveau roman, Hangsaman, inspiré par la disparition mystérieuse d’une étudiante de la région. Mais ce travail la rend nerveuse, tandis que la relation entre Rose et Fred se complique peu à peu…
Critique de Shirley
S’ils sont presque tous catastrophiques en France, les biopics ne sont pas tellement plus convaincants ailleurs dans le monde. C’est un genre poussiéreux, miné par l’académisme et la démagogie. Évidemment, il y a, comme toujours, un certain nombre d’exceptions, dont (entre autres) le très beau Control (2007) d’Anton Corbijn, inspiré de la vie du chanteur de Joy Division. Mais la plupart du temps, le biopic se contente de cumuler les poncifs du récit consensuel par excellence, ou de dérouler les clichés sur la création et sur l’art (quand il s’agit d’artistes) – avec, en prime, une morale pataude à souhait.
Fort heureusement, Shirley n’est pas un biopic. Certes, le personnage central est Shirley Jackson, brillante écrivain américain qui, entre 1948 et 1962, a publié des nouvelles et romans appartenant au genre horreur ou thriller (dont The Haunting of Hill House, librement – et brillamment – adapté par Mike Flanagan sur Netflix). Mais pour autant le film n’est ni l’histoire de sa vie, ni le récit fidèle de l’un de ses chapitres. C’est une œuvre hybride, qui utilise des faits et personnages authentiques à des fins de fiction.

En se basant sur un roman de Susan Scarf Merrell (Shirley, 2014), la scénariste Sarah Gubbins et la réalisatrice Josephine Decker ont dépeint des personnes certes réelles (dont Shirley Jackson, donc, et son époux Stanley Hyman) mais avec une liberté revendiquée, tout en imaginant leurs interactions avec des personnages fictifs (Rose et Fred Nemser).
Le scénario navigue ainsi entre biographie et fiction, entre réel et imaginaire, et les frontières séparant ces zones sont volontairement floues, poreuses, imprécises. Il est évident que Decker a d’abord voulu parler de choses qui l’intéressent, explorer des thèmes qui lui sont chers, et non respecter un quelconque cahier des charges ou coller scrupuleusement à une démarche biographique.
Ces thèmes, ce sont notamment la création artistique – la gestation douloureuse du second roman de Jackson, Hangsaman, est le fil rouge du film – mais aussi l’émancipation et la sexualité féminines. Intelligemment, la réalisatrice suggère un lien entre ces différents domaines : ce n’est pas un hasard si le premier réflexe de Rose Nemser, après avoir terminé le recueil de nouvelles The Lottery de Shirley Jackson, suggère à son mari d’aller faire l’amour dans les toilettes d’un train. Ou comment une écriture audacieuse et une imagination aussi fertile que sombre peuvent provoquer un émoi érotique chez le lecteur, ou la lectrice en l’occurrence.

La relation entre Rose et Shirley, dans le film, va souligner délicatement, par moments (et avec parcimonie), cette dimension sensuelle. Dans sa manière de filmer le désir féminin, Decker se rapproche un peu de Jane Campion, même si elle possède son propre style. On ne peut cependant absolument pas résumer les rapports entre les protagonistes à une attirance physique : c’est plus complexe que cela. Elles se stimulent mutuellement, sur le plan émotionnel mais aussi intellectuel et psychologique. Pour Rose, l’univers de Shirley ouvre des perspectives que sa situation de jeune épouse, et de future mère, dans le contexte d’une société plutôt patriarcale et puritaine, ne lui permettait probablement pas d’entrevoir. À l’inverse, la compagnie de la jeune femme semble avoir un effet positif sur l’humeur mais aussi sur l’inspiration de l’auteure.

Shirley parle donc, principalement, d’émancipation féminine, à travers le prisme de la création (l’art comme manière de regarder autrement le monde, la société mais aussi soi-même). Le film évite toutefois les pièges du récit à message : Josephine Decker semble préférer les émotions et les sensations aux discours explicites. Au niveau de la forme, son travail est d’ailleurs très axé sur le sensoriel, sur l’atmosphère. Le fil narratif est assez ténu, régulièrement ponctué de courtes séquences vaguement oniriques, au point d’ailleurs que Shirley frôle parfois une certaine inconsistance. Mais de solides performances d’acteur font que l’ensemble tient sur la durée. Elisabeth Moss est impressionnante car elle compose un personnage fort, un peu excentrique et excessif par moments, sans jamais trop en faire : son jeu est précis, tout en retenue. Odessa Young exprime quant à elle à merveille l’évolution de Rose, qui est primordiale dans le film (elle devient de plus en plus libre et indépendante). Son intensité est palpable, mais comme Moss, l’actrice la suggère de façon subtile.

De son côté, Michael Stuhlbarg, dans le rôle de Stanley Hyman, incarne avec talent un personnage nuancé, à la fois mari infidèle et égocentrique (voire franchement agaçant), et fervent supporter du travail de son épouse. Il (le vrai) écrivit d’ailleurs à son sujet : I think that the future will find her powerful visions of suffering and inhumanity increasingly significant and meaningful
(Je pense qu’à l’avenir, on jugera ses puissantes visions de souffrance et d’inhumanité extrêmement significatives et révélatrices
). Plus de cinquante ans après la mort de Shirley Jackson, les sorties successives de la série remarquable The Haunting of Hill House et du film Shirley tendent à donner raison à cette prédiction.
Bande-annonce
Avec Shirley, Josephine Decker est parvenu à s'affranchir des codes du film biographique pour livrer un long métrage personnel, qui illustre entre autres le rapport entre l'art, la sensualité et une émancipation à la fois intime et sociale. C'est aussi une œuvre qui donne envie de dévorer les écrits de Shirley Jackson, ce que je ne manquerai pas de faire personnellement.
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