Film de Nicholas Ray
Titre original : Johnny Guitar
Pays : États-Unis
Année de sortie : 1954
Scénario : Philip Yordan
Photographie : Harry Stradling Sr.
Montage : Richard L. Van Enger
Musique : Peggy Lee, Victor Young
Avec : Joan Crawford, Sterling Hayden, Mercedes McCambridge, Scott Brady, Ernest Borgnine
Plusieurs décennies après sa sortie, Johnny Guitare continue de surprendre – agréablement – par son intelligence, sa modernité et sa flamboyance.
Synopsis du film
Vienna (Joan Crawford) gère un saloon dans une petite ville de l’Arizona. Son projet est de le revendre à bon prix quand le chemin de fer passera à proximité.
Elle entretient des relations parfois houleuses avec les éleveurs et habitants locaux, en particulier avec Emma Small (Mercedes McCambridge). Un soir, celle-ci, accompagnée entre autres du shérif (Frank Ferguson), déboule dans le saloon de Vienna et accuse (visiblement à tort) The Dancin’Kid (Scott Brady) et sa bande – des clients réguliers de l’établissement – d’avoir assassiné son frère. Emma souhaite profiter de l’occasion pour exiger le départ de Vienna, qui ne se laisse pas impressionner.
Parallèlement, un homme mystérieux prénommé Johnny (Sterling Hayden), apparemment sans armes et muni simplement d’une guitare, arrive dans le saloon pour y travailler comme musicien. Il s’avère en réalité que Johnny et Vienna se connaissent depuis longtemps. Ils vont bientôt devoir faire face à la colère grandissante de la population locale, galvanisée par les discours haineux d’Emma…
Critique de Johnny Guitare
Si vous appréciez les films de la Nouvelle Vague française et notamment ceux de François Truffaut et Jean-Luc Godard, qui font partie des pères fondateurs du mouvement, alors il y a peu de chances que le singulier titre de Johnny Guitare vous soit inconnu. Le film est notamment cité dans La Sirène du Mississippi et dans Pierrot le fou, les deux réalisateurs précités n’ayant jamais caché leur admiration à son égard.

Admiration compréhensible : sorti il y a maintenant près de 70 ans, le 13ème film de Nicholas Ray (dont on citera, parmi ses œuvres les plus célèbres, La Fureur de vivre) traverse les décennies avec grâce et panache. La première chose qui interpelle, et cela a été souligné de nombreuses fois, c’est la caractérisation des deux personnages féminins (Vienna et Emma), et la place centrale qu’ils occupent ; ce qui n’était pas des plus courants à l’époque et encore moins dans un western – genre où la figure de la demoiselle en détresse a été largement perpétrée.

Pas de damsels in distress ici donc, mais d’un côté une patronne de saloon au caractère bien trempé, qui n’hésite pas à tenir tête à un groupe d’hommes tout en rejetant la violence (elle incarne en quelques sortes une force féminine qui cherche à s’imposer socialement, mais pas de la même manière que les hommes : c’est là toute la qualité du personnage) et de l’autre une harpie volontairement plus caricaturale, mais qui incarne l’adversaire principal du film, rôle ordinairement tenu par un homme. Toutes deux sont armées, courageuses et obstinées, parfois davantage que les hommes qui gravitent autour d’elles.

Cette particularité (le scénario s’articule autour d’un duel entre deux femmes) vaut régulièrement à Johnny Guitare d’être considéré comme un western féministe ; j’ignore dans quelle mesure cette expression convient mais force est de constater, en tout cas, que le film bouscule certaines conventions liées au genre ce qui, en 1954 à Hollywood, témoigne d’une audace indéniable, d’une modernité même qui défie le passage des années.

Évidemment, la place accordée aux femmes n’est pas le seul intérêt du film, sinon celui-ci ne serait tout au plus qu’une curiosité. Johnny Guitare se distingue aussi par la flamboyance de ses couleurs (le grand chef opérateur Harry Stradling et le réalisateur Nicholas Ray ont utilisé le procédé appelé Trucolor, et le résultat flatte le regard) et par la solidité de sa construction dramatique (la montée progressive de la tension est particulièrement bien maîtrisée).
Loin de certains clichés, l’histoire d’amour entre les deux protagonistes du film possède une force indéniable (ce qui, bien entendu, est lié à la consistance des personnages) tandis que le récit, dans sa globalité, évite le piège du manichéisme (là encore, souvent présent dans le western traditionnel) et surtout, livre une illustration encore saisissante de phénomènes sociaux hélas intemporels, tels que l’effet de groupe, l’auto-justice et le rejet de « l’étranger » (dans le film, Vienna, bien qu’américaine, est perçue comme une étrangère par les locaux, du simple fait qu’elle vient d’une autre région).

Phénomènes intemporels donc, mais qui alors renvoyaient à une actualité brûlante. Il faut bien sûr se replonger un peu dans le contexte de la sortie de Johnny Guitare pour prendre la mesure de cela, car le scénario procède par métaphores, et se garde de toute référence trop explicite. Ce contexte, c’est le maccarthysme, cette chasse aux « sorcières » planifiée par le sénateur Joseph McCarthy qui consistait à traquer et à persécuter, au sein de la société américaine, les militants ou simples sympathisants communistes (au sens très large du terme ; avoir simplement des idées de gauche devait probablement suffire à éveiller les soupçons). Cette politique pleine de bienveillance et d’ouverture, qui s’inscrit dans le contexte plus large de la guerre froide, dura de 1950 à 1954 (date de la sortie de Johnny Guitare) et dès lors, surtout si l’on considère la personnalité de Nicholas Ray, il est difficile de ne pas voir en les « vigilantes » menés par Emma (et en cette dernière) une référence à peine voilée au maccarthysme.

Ce sous-texte politique ajoute une dimension supplémentaire à cette œuvre singulière, aussi belle dans sa forme qu’intelligente, et sensible, dans son contenu. Elle s’achève sur la chanson Johnny Guitar, interprétée par Peggy Lee (Why don’t you do right ; Fever), et par ces paroles devenues légendaires :
There was never a man like my Johnny
Like the one they call Johnny Guitar
De par la place qu’il accorde aux personnages féminins, son sous-texte politique, ses qualités narratives, sa beauté formelle et enfin son cachet poétique, Johnny Guitare n’a pas usurpé son statut de western culte. Il bénéficie par ailleurs d'un casting prestigieux, comprenant notamment Joan Crawford, Sterling Hayden (qui tournera deux ans plus tard sous la direction de Stanley Kubrick) et un Ernest Borgnine alors débutant, qu'on retrouvera bien plus tard dans la célèbre horde sauvage de Sam Peckinpah.
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