Documentaire de Mariana Otero
Année de sortie : 2020
Pays : France
Écrit par Mariana Otero, avec la collaboration de Jérôme Tonnerre
Image : Hélène Louvart (a.f.c.), Karine Aulnette
Montage : Agnès Bruckert
Musique : Dominique Massa
Le documentaire Histoire d’un regard offre une analyse captivante du parcours de Gilles Caron, doublée d’une belle réflexion sur les dimensions historique, humaine et intime de la photographie.
Synopsis du documentaire
Un jour, la réalisatrice Mariana Otero se vit offrir, en cadeau, un livre consacré aux photographies de Gilles Caron. Bien que ce nom lui était alors inconnu, plusieurs images contenues dans le livre avaient marqué sa mémoire, comme celle de beaucoup d’autres.
Elle apprend, dans le même livre, que le reporter-photographe a disparu au Cambodge, alors qu’il avait seulement trente ans. Fascinée, elle entreprend de mieux comprendre, à travers l’analyse de plusieurs milliers de clichés, quel avait été le regard de Gilles Caron sur le monde. Histoire d’un regard est le récit de cette démarche à la fois empathique et personnelle.
Critique d’Histoire d’un regard
C’est souvent fascinant, une photographie ; une bonne photographie, du moins, encore que ce terme soit flou et qu’il implique forcément une part de subjectivité. C’est fascinant pour ce qu’elle donne à voir dans le cadre, au premier plan bien entendu, mais aussi en arrière-plan : des détails à peine visibles peuvent interpeller autant que ce qui semble être l’objet principal de la photo. C’est fascinant aussi pour tout ce qu’on n’y voit pas, qu’il s’agisse, par exemple, de ce que regarde la ou les personne(s) photographiée(s) au moment où le cliché a été pris ainsi, bien entendu, que du photographe lui-même, qui par définition est hors-champ (sauf dans un selfie…). La façon dont ce dernier regarde les choses est en effet indissociable de la photographie en elle-même, et c’est d’ailleurs probablement pour cette raison, en partie, que le documentaire de Mariana Otero consacré au travail de Gilles Caron s’intitule Histoire d’un regard.
C’est une connexion intime qui a mis la réalisatrice sur la piste du photoreporter précité. La mère de Mariana Otero, Clotilde Vautier, est née en 1939, comme Caron ; elle est malheureusement décédée à peu près au même âge (en 1968 ; Gilles Caron a disparu quant à lui en 1970). Elle était peintre, il était photographe : on retrouve l’idée de l’image comme « trace » de l’existence d’une personne qui n’est plus. Autre signe de cette connexion, le documentaire se penche en premier lieu sur les photos prises par Caron des événements de mai 68 (dont la fameuse photo de Cohn-Bendit face à un policier, rue des Écoles), événements auxquels Clotilde Vautier aurait probablement pris part si elle n’était pas morte deux mois plus tôt (en mars), des suites de complications liés à un avortement clandestin (cette triste histoire a fait l’objet d’un précédent documentaire d’Otero, intitulé Histoire d’un secret).

Histoire d’un regard suit une construction simple et cohérente, qu’on ne discutera point : à partir d’environ 100 000 clichés, transmis via un disque dur par l’une des filles du photographe, Mariana Otero analyse chronologiquement le parcours de Caron. C’est passionnant, notamment quand la réalisatrice cherche à retracer les mouvements et les déplacements du photographe sur la base des différentes photos et du numéro de chaque planche-contact dont elle dispose, parfois avec l’aide d’un expert de l’événement concerné (voir la séquence remarquable où Vincent Lemire analyse les photos de la prise de la vieille ville de Jérusalem par Israël, à l’issue de la guerre des Six Jours). Non seulement les photos montrées à l’écran ont, en elles-mêmes, une valeur historique et esthétique évidentes, mais ce qu’elles disent de la démarche et du point de vue de leur auteur leur apporte une dimension supplémentaire, que le film explore largement.
Nous parlions de valeur historique et esthétique, mais la dimension intime est présente également. En effet, les photos parlent, à leur manière, de l’histoire intime de Caron (qui a participé à la guerre d’Algérie, soulignons-le) mais aussi de celle des personnes qu’elles donnent à voir, qui ne sont pas que les acteurs d’un événement historique donné mais des êtres humains à part entière, avec leur passé, leur futur, leurs sentiments, leurs familles. La séquence tournée en Irlande, au cours de laquelle des citoyennes irlandaises observent des photos prises par Caron à Derry en 1969 (au cours de manifestations opposant catholiques et protestants), est profondément émouvante pour cette raison.
À en juger par ses clichés, Gilles Caron était captivé par les gens qu’il cadrait ; par leur histoire, par leurs pensées, par leur sort plus ou moins dramatique, voire tragique (voir les photographies éprouvantes de la famine au Nigeria en 1968). Le documentaire de Mariana Otero témoigne du même sens de l’empathie, d’où une grande richesse de perspectives, puisqu’on y voit des photos reflétant un événement x ou y (un instant précis avec ses propres enjeux), le point de vue de leur auteur à l’époque et enfin celui de la réalisatrice aujourd’hui. Au final, il s’agit d’une œuvre sur la transmission ; la transmission d’émotions, d’expériences et de visions, au sens large du terme, à travers les années. Visions d’un monde violent, injuste, bouillonnant, désordonné, beau parfois.
Histoire d'un regard possède une vraie profondeur ; le film nous en apprend évidemment beaucoup sur Gilles Caron en tant que photographe, mais il parvient dans le même temps à exprimer une idée plus large, celle qu'un reportage photo est le reflet d'une histoire collective mais aussi de trajectoires intimes se dessinant devant et derrière l'objectif, sur un laps de temps plus long que celui, très bref, du déclenchement d'un appareil. Autant de correspondances et de dimensions passionnantes qui font que l'on peut rester plusieurs minutes à fixer une même photographie, sans en épuiser les multiples lectures. Et si l'on passe environ une heure et demie face au documentaire de Mariana Otero, la matière qu'il nous propose occupe nos pensées bien plus longtemps que cela.
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