Film de Paul Bartel
Année de sortie : 1982
Pays : États-Unis
Scénario : Paul Bartel, Richard Blackburn
Photographie : Gary Thieltges
Montage : Alan Toomayan
Musique : Arlon Ober
Avec : Paul Bartel, Mary Woronov, Robert Beltran, Susan Saiger
Raoul: You don’t understand who you’re dealing with. I’m a hot-blooded, emotional, crazy Chicano!
Eating Raoul est une comédie satirique qui joue habilement avec les paradoxes et les contrastes propres à la société américaine.
Synopsis d’Eating Raoul
Paul et Mary Bland veulent ouvrir un restaurant, mais ils ont bien du mal à réunir l’argent nécessaire à leur projet. Pour couronner le tout, des soirées échangistes ont lieu dans l’immeuble où ils habitent, à Hollywood – or les Bland ont une conception très sage de la sexualité.
Un soir, un individu issu de ces soirées orgiaques pénètre dans leur appartement et tente de violer Mary. En voulant la défendre, Paul tue l’inconnu à coup de poêle. D’abord paniqués, Paul et Mary décident de détrousser puis de dissimuler le cadavre. Cette sinistre péripétie leur inspire un plan machiavélique…
Critique du film
Auréolé d’une réputation de film culte aux États-Unis, Eating Raoul est moins connu en France, où il n’est d’ailleurs pas disponible en DVD. Il s’agit pourtant d’une petite perle du cinéma indépendant américain, œuvre de l’acteur, réalisateur et scénariste Paul Bartel, dont le long métrage le plus célèbre est probablement La Course à la mort de l’an 2000 (qui donna à Sylvester Stallone son premier rôle important au cinéma).
La « ville des contrastes »
L’histoire du film est une illustration volontairement caricaturale et délirante du texte d’introduction, lu par un narrateur extérieur. Voici la séquence en question et sa transcription textuelle :
Transcription de la vidéo (fr) :
Hollywood, Californie, ville de contrastes. Territoire du riche et du puissant, et pourtant si populaire auprès du fauché et de l’indigent. Ici, la soif du sexe se reflète dans tous les aspects de la vie quotidienne, et la jouissance de l’instant fait l’objet d’une quête perpétuelle. Un concentré de violence et de harcèlement occasionnel où le vice endémique et l’amoralité pénètrent toutes les couches sociales, et où la barrière entre la nourriture et le sexe s’est totalement dissoute. Il est notoirement admis qu’une exposition prolongée à un environnement aussi psychotique finira par perturber même les plus normaux et décents d’entre nous.
Une « mordante » satire de l’Amérique des 70s
Avec Eating Raoul, Bartel signe donc une satire de la société américaine des années 70 – marquée notamment par la libération sexuelle – en opposant deux de ses composantes parmi les plus extrêmes : d’un côté, le couple américain puritain typique, qui rêve de monter un commerce (un restaurant) mais ne parvient pas à réunir les fonds nécessaires ; et de l’autre, les rejetons de la révolution sexuelle, représentés à l’écran par de riches partouzeurs.
Toute l’ironie du discours est que les personnages incarnés par Paul Bartel et Mary Woronov, bien qu’ils s’érigent comme les garants d’une certaine morale bien pensante, vont peu à peu atteindre des sommets d’immoralité excédant de loin ceux atteints par ces « swingers » (échangistes) qu’ils jugent si durement. Dès le début du film, on perçoit des failles sur la façade trop lisse affichée par les Bland : les regards coupables que Paul (Bartel) laisse échapper quand il est face à un décolleté plongeant, ou encore la tenue exagérément provocante (translucide) que porte Mary (Woronov) en se rendant à la banque pour une demande de prêt. Chacun dort dans un lit séparé, elle avec ses doudous, lui avec une énorme peluche en forme de bouteille de Bordeaux…

Paul (Paul Bartel) et Mary Bland (Mary Woronov)
Les Bland incarne donc l’archétype d’un puritanisme aussi excessif qu’hypocrite, tandis que les échangistes – de riches bourgeois pour la plupart – se vautrent dans une sexualité débridée qui finit par ressembler davantage à un « code » social (voir la scène où l’organisateur – un individu grotesque – d’une soirée échangiste veut forcer Paul et Mary à le rejoindre, lui et ses partenaires, dans une énorme baignoire extérieure), où encore à un produit de consommation qu’à une réelle source de liberté et d’épanouissement. L’excès est commun à ces deux profils sociaux que Paul Bartel tourne en dérision – il prend simplement des formes différentes. Les personnages du film semblent ainsi nager dans un cocktail explosif de paradoxes et d’extrêmes en tous genres, engendrant des comportements stéréotypés, tordus et souvent ridicules.

Mary Woronov et Robert Beltran
Le cinéma américain des années 70 a souvent traité de la libération sexuelle et de ses échos dans la société (Eating Raoul montre d’ailleurs la manière dont la publicité s’adapte à ce contexte). Citons par exemple A la recherche de Mister Goodbar (Richard Brooks, 1977), qui sur un ton beaucoup plus sérieux livre également une réflexion autour de cette thématique et sur les saisissants contrastes (city of contrasts
) qui caractérisent la société américaine. Dans le film de Brooks, la jeune femme incarnée par Diane Keaton tourne le dos à une éducation religieuse excessivement rigide pour plonger dans une quête insatiable du plaisir et des rencontres sans lendemain – quête qui connaîtra une issue dramatique.
Le film de Bartel opte pour une approche nettement plus décalée et absurde qui fonctionne à merveille. La caricature exige une écriture rigoureuse et des idées intelligentes pour ne pas sombrer dans la platitude, la grossièreté et les lieux communs – autant d’écueils du genre que le scénario esquive habilement. Sans cautionner l’attitude des protagonistes, on éprouve à leur égard une certaine sympathie d’une part parce qu’ils sont involontairement drôles, ensuite parce que la violence dont ils font preuve est complètement désamorcée par la mise en scène de Paul Bartel. Dans Eating Raoul, les meurtres sont trop irréalistes (un coup de poêle suffit à expédier les « swingers » dans l’au-delà) pour provoquer ne serait-ce qu’un début de malaise. Quant à Raoul (interprété à la perfection par Robert Beltran), ce « hot blooded, emotional, crazy chicano », il possède un potentiel comique qui fait mouche à chacune de ses apparitions.

Raoul (Robert Beltran) : « I’m a hot blooded, emotional, crazy chicano! »
De son côté, la jolie Susan Saiger convainc tout autant dans le rôle de « Doris the Dominatrix », une mère de famille qui arrondit ses fins de mois en fouettant des bourgeois masochistes.

Doris the Dominatrix (Susan Saiger)
Intelligent et jubilatoire, ce conte joyeusement amoral et satirique n'a rien perdu de son efficacité et de sa justesse, trente ans après sa sortie. Un anniversaire que le prestigieux distributeur Criterion a célébré par le biais d'un Blu-ray, sorti en septembre 2012.
Un commentaire
Détail amusant : « Bland », le nom de famille des deux personnages principaux, se traduit en français par sans saveur ou ennuyeux 🙂