Film d’Olivier Assayas
Année de sortie : 2019
Pays : France
Scénario : Olivier Assayas
Photographie : Yorick Le Saux
Montage : Simon Jacquet
Avec : Guillaume Canet, Juliette Binoche, Vincent Macaigne, Nora Hamzawi, Christa Theret
À travers des personnages finement caractérisés, Doubles vies livre une riche mosaïque de points de vue sur le rapport à la culture et au divertissement, et plus largement les relations sociales, à l’ère du numérique. Dommage que l’émotion ne soit pas toujours au rendez-vous.
Synopsis du film
Alain (Guillaume Canet) dirige une maison d’éditions à Paris. À l’issue d’un déjeuner, il rejette le dernier manuscrit de l’écrivain Léonard Spiegel (Vincent Macaigne), avec lequel il entretient des relations amicales et dont il avait publié les précédentes œuvres.
Il faut dire qu’Alain se pose beaucoup de questions : le marché du livre a été bouleversé par l’essor du numérique, tandis que les citoyens rechignent de plus en plus à acheter des biens culturels. Il compte notamment sur Laure (Christa Theret), responsable du développement digital au sein de la maison d’éditions, pour l’aider à prendre les bonnes décisions, même si Alain a des positions moins tranchées que celle de la jeune femme (qui est également sa maîtresse « officieuse »).
De son côté, Léonard partage sa vie avec Valérie (Nora Hamzawi), assistante d’un candidat politique en Mayenne, mais il la trompe avec Selena (Juliette Binoche), la compagne d’Alain. D’ailleurs, il finit par se demander si cette liaison n’aurait pas un rapport avec le refus de son manuscrit…
Critique de Doubles vies
Après Sils Maria et Personal Shopper, ses deux derniers (excellents) films, Olivier Assayas use d’une tonalité plus légère avec Doubles vies, un long métrage qui se présente principalement comme une réflexion sur notre époque, et les différents changements culturels et sociaux qui lui correspondent. Réflexion développée à travers le prisme du monde de l’édition et doublée d’une trame assez classique de chassé-croisé amoureux, impliquant les différents personnages du film.
Très rapidement, celui-ci assume une volonté de rester centré sur sa thématique principale, en ce sens que pratiquement chaque scène est le cadre d’une discussion argumentée portant tantôt sur l’avenir du livre à l’ère du numérique et de l’Internet, tantôt sur les réseaux sociaux et les comportements qu’ils reflètent, tantôt sur le rapport à la politique et à l’information, les nouvelles habitudes de consommation, etc. : des points de réflexion à la fois variés et (souvent) intimement liés, directement connectés (un mot-clé, en l’occurrence) à plusieurs aspects de la société actuelle. Chaque personnage apporte un éclairage distinct sur ces sujets même si, et c’est l’une des qualités du scénario, ils ne se résument pas à une position intellectuelle quelconque, et possèdent une réelle consistance.
Doubles vies est donc un film où l’on parle beaucoup, et dont les dialogues visent la plupart du temps à enrichir le point de vue que le film porte sur les enjeux qu’il aborde. Il serait d’ailleurs plus juste de dire « les » points de vue, tant Assayas s’attache à ne pas marteler une posture radicale : si on devine que le réalisateur et scénariste est attaché à une certaine idée de l’art et de la culture, il questionne les évolutions sociales actuelles davantage qu’il ne les rejette en bloc, soumettant aux spectateurs des arguments qui poussent à adopter une position nuancée sur une réalité complexe, et leur laissant par ailleurs le soin de se construire leur propre avis.
Démarche qui n’a rien d’étonnant chez Assayas : son cinéma n’a jamais loué les vérités toutes faites et les raccourcis en tout genre ; c’est d’ailleurs ce goût de l’entre-deux qui fait une partie de son intérêt et de sa qualité. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer, implicitement, certaines positions : quand la comédienne Selena (Juliette Binoche) critique le rapport compulsif aux séries TV, explique que de nombreux citoyens dépensent une fortune pour un téléphone mais pas un centime pour un livre ou un journal, ou encore déclare que son métier n’est pas de divertir (un discours que la comédienne a d’ailleurs elle-même tenu lors de sa récente interview dans l’émission Quotidien), on peut supposer que le réalisateur s’exprime en partie à travers son personnage (celui incarné par Canet formule également des idées sont Assayas est sans doute proche).
En d’autres termes, le point de vue de l’auteur est présent dans le film, comme dans tout film d’auteur par définition ; mais il demeure assez nuancé et surtout, n’invalide pas les autres points de vue.
L’exercice (le film est en un sens une longue discussion autour d’un sujet central) aurait pu sonner faux ou provoquer l’ennui, mais une mise en scène alerte et la qualité du jeu des comédiens font que tout cela se suit avec plaisir. Les acteurs y sont pour beaucoup : ils parviennent tous, qu’il s’agisse de Guillaume Canet (remarquable), de Nora Hamzawi (très à l’aise pour son premier rôle important au cinéma), de Vincent Macaigne, de Christa Theret (vue récemment dans Gaspard va au mariage) et de Juliette Binoche, à s’approprier un texte très écrit et à le faire sonner de façon assez naturelle, ce qui n’était probablement pas des plus évidents. Sur le fond, Assayas livre plusieurs réflexions justes et pertinentes, constatant de nombreuses contradictions et paradoxes sans pour autant, encore une fois, se poser en donneur de leçons. Ne pas louer le changement pour le changement sans pour autant passer pour un réactionnaire nostalgique exige un certain sens de l’équilibre, dont l’écriture du film témoigne constamment.
En revanche, l’équilibre entre la matière principale de Doubles vies et sa dimension plus intime, relative aux sentiments amoureux reliant les personnages, est moins bien dosé. Le scénario s’attache tellement à développer un discours autour de son sujet que les sentiments des uns et des autres peinent à exister vraiment sous le poids de cette préoccupation majeure. En conséquence, les scènes d’intimité exprimant ces sentiments ne dégagent que peu d’émotion, et si les comédiens nous font croire aux histoires d’amour vécues par leurs personnages respectifs, celles-ci ne nous touchent pas particulièrement alors que l’on sent, sur la fin notamment, qu’Assayas a également voulu faire vivre cet aspect du film (le choix du titre, d’ailleurs, en atteste). Il faut noter ici que Sils Maria, qui abordait à sa façon également la question du passage du temps et des changements qu’il induit, parvenait à le faire au sein d’un récit souvent émouvant, mystérieux et poétique. Il est toutefois délicat de comparer le traitement de ces deux films, volontairement distinct ; mais disons que Doubles vies aurait probablement gagné à amener une touche d’émotion (au sens large, pas forcément une émotion dramatique) supplémentaire, quitte à s’éloigner parfois un peu de son sujet.
Doubles vies délivre une réflexion stimulante et plutôt nuancée sur certaines caractéristiques de l'époque actuelle, en évitant la caricature et les préjugés. Réflexion à laquelle les acteurs donnent corps avec brio (on espère revoir Nora Hamzawi très vite à l'écran), mais qui en revanche tend à éclipser une dimension plus émotionnelle. C'est sans doute pour cela qu'il laisse une empreinte moins profonde que d'autres longs métrages d'Olivier Assayas.
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