Film de Kathryn Bigelow
Année de sortie : 2017
Titre original : Detroit
Scénario : Mark Boal
Photographie : Barry Ackroyd
Montage : William Goldenberg
Musique : James Newton Howard
Avec : John Boyega, Will Poulter, Algee Smith, Jason Mitchell, John Krasinski, Anthony Mackie
Dans Detroit, la réalisatrice Kathryn Bigelow met sa grande technique au service d’un spectacle intense mais jamais complaisant, et toujours respectueux de l’humain.
Synopsis du film
Été 1967. Des émeutes éclatent dans les quartiers défavorisés de Détroit, majoritairement habités par des Afro-Américains. Les habitants se sentent mis à l’écart, et dénoncent le racisme et les violences policières dont ils sont régulièrement victimes. La police mais aussi l’armée intervient pour tenter de rétablir l’ordre
.
Un soir, la police soupçonne qu’un tireur isolé a fait feu dans leur direction depuis le motel Algiers. C’est le début d’une nuit terrifiante pour les résidents de ce dernier…
Critique de Detroit
Quand un cinéaste s’attaque à des événements historiques particulièrement graves, il s’expose régulièrement à des polémiques et des critiques diverses. Kathryn Bigelow est plutôt habituée à cela, puisque deux de ses précédents films, Démineurs (2008) et Zero Dark Thirty (2012), avaient suscité ce type de réactions.
En traitant, dans son dernier long métrage, des émeutes qui ont eu lieu dans la ville de Détroit au cours de l’été 1967 (et à travers elles du racisme et des violences policières envers les Afro-Américains), la réalisatrice de Point Break (1991) s’est donc (naturellement, serait-on tenté de dire) attiré les foudres de certains critiques de cinéma, journalistes et historiens. Il est d’ailleurs tout à fait compréhensible que des faits aussi dramatiques et d’une telle ampleur au sein de la société (encore actuellement : en atteste le récent mouvement Black Lives Matter) incitent à une vigilance particulière quand ils sont utilisés à des fins de fiction. Les connaisseurs, les experts ou tout simplement celles et ceux que le sujet en question touche particulièrement guettent les approximations, les omissions, les altérations – et, plus problématique (car relevant de l’interprétation), ne tardent pas à attribuer à ces dernières soit des intentions malhonnêtes, soit une forme d’irresponsabilité.
Si respectables soient-ils dans la majorité des cas, ces points de vue particulièrement aiguisés partent d’un postulat de base discutable, selon lequel un film, quand il s’inspire de faits réels, devrait en livrer une vision complète, quasi exhaustive. Or c’est davantage ici le rôle d’un documentaire, d’un reportage ou d’un cours d’histoire que celui du cinéma. On reproche ainsi à Detroit de ne pas suffisamment rendre compte de l’activisme noir des années 60 ; de ne pas décrire le contexte des émeutes ; la condition de vie des Afro-Américains dans la ville titre ; ou encore la vie personnelle des « acteurs » de l’accident
du motel Algiers, auquel la majeure partie du film est consacrée. Pire, selon un papier du Huffington Post américain, les noirs dans le film de Kathryn Bigelow ne seraient que des corps que l’on bat, des victimes sans relief, au sein d’une démarche qui tendrait sinon vers la complaisance, du moins vers la banalisation.
Il n’est pas question ici de faire le procès des polémistes dont les intentions, une fois de plus, sont louables. Mais il faut néanmoins rappeler une évidence : Detroit est un film, avec des choix, des partis pris, un point de vue. En l’occurrence, le scénariste Mark Boal, fidèle collaborateur de Bigelow, a choisi de se concentrer presque exclusivement sur les événements survenus au sein du motel Algiers. Il n’aborde pas en profondeur, bien qu’il y soit fait référence au détour d’une réplique, le mouvement des droits civiques, pas davantage qu’il ne livre une chronique du quotidien dans les quartiers de Détroit où se déroule le film. Mais que ces éléments soient absents ou peu développés ne signifient en rien qu’ils soient niés, méprisés ou minimisés par les auteurs du film – ceux-ci ont simplement fait le choix délibéré de faire un focus sur un événement bien particulier, et c’est parfaitement leur droit en tant qu’artistes. À partir de là, tout écart vis-à-vis de ce parti pris initial, fut-il intéressant sur le plan historique, aurait bouleversé le rythme, le style, l’atmosphère et la narration globale de Detroit.
Face à ces ellipses et zones d’ombre nullement condamnables sur le plan de l’éthique, chacun pourra bien entendu, s’il le souhaite, compléter voire corriger les informations parcellaires incluses dans le film par des recherches historiques personnelles – que Detroit va d’ailleurs sans doute susciter (combien de personnes, en France et même aux États-Unis, connaissaient bien ces événements avant la sortie du film ?), et c’est déjà un mérite de sa part.
L’exhaustivité historique
est donc une exigence quelque peu inadaptée pour un film. En revanche, on peut légitimement se poser certaines questions dans ce type de cas : le propos est-il ambigu ; y-a-t-il une forme de complaisance dans la violence qui tendrait à la banaliser, ou à en faire un spectacle douteux ? Or la réponse à ces questions est clairement non en l’occurrence : le film condamne très clairement les violences policières ; et chaque balle tirée, chaque homme tué ou frappé saisit le spectateur d’une manière qui exclut les soupçons de complaisance (ou de banalisation) pesant sur Detroit. Dit autrement, on ne ressent nullement, au cours des scènes de violence du film, le type d’excitation que provoquent certains films d’action purement divertissants, mais bel et bien une tension et un malaise palpables (qui ne naissent pas d’une méfiance quant à la position morale de l’auteur, mais bien des événements qu’il nous donne à voir).
Alors oui – car c’est un autre reproche, d’ordre plus formel, que l’on fait au film -, la partie centrale de Detroit a tout du thriller. Mais si les cinéastes qui traitent de faits réels doivent renoncer à leurs talents de metteur en scène pour n’inspirer, dans les scènes de guerre ou de fusillade, qu’un ennui profond au spectateur, sous peine d’être accusés de vouloir divertir, l’exercice va devenir non seulement inintéressant, mais contraire même au principe du cinéma – qui est quand même de rendre compte, de faire ressentir des émotions ; et si vous souhaitez que le spectateur ressente la peur de mourir éprouvée par des personnages, il faut bien user de techniques cinématographiques efficaces pour cela…
Ces techniques, Kathryn Bigelow les maîtrise parfaitement. On sait depuis Démineurs – qui n’était pas une réflexion globale sur la guerre en Irak mais déjà un film très factuel, centré sur le mouvement, l’action, les individus – qu’elle est l’une des cinéastes les plus douées actuellement quand il s’agit de rendre compte, à l’écran, du désordre, de la confusion, de la violence et de la tension qui en résulte. Dans Detroit, la caméra, agitée mais d’une grande précision, capte une multitude de détails qui donne vie et mouvement à l’ensemble, et que le découpage millimétré du film agence à la perfection – assurant ainsi la rapide et totale immersion du spectateur.
La réalisatrice s’appuie ici sur un scénario solide, à la fois simple mais plus fin qu’il n’y paraît de prime abord. Certes, encore une fois, le script ne détaille pas un certain nombre de faits historiques intimement liés aux événements du film mais il parvient néanmoins, par exemple, à montrer intelligemment plusieurs aspects du racisme. La jalousie stupide, notamment, éprouvée par les policiers blancs face à la vue d’hommes noirs en compagnie de femmes blanches est bien illustrée ici (le récent Get Out parlait également, à sa manière, de cette dimension en un sens sexuelle du racisme).
Ensuite – et c’est là quelque chose de fondamental -, si le film se concentre sur l’action et le mouvement sans décrire longuement l’intimité des personnages (de la même manière qu’il survole le contexte social et politique), il réussit cependant à faire exister chacun d’eux à l’écran (le jeu des comédiens – tous excellents – contribuant à cela, au même titre qu’une caractérisation simple mais efficace et suffisamment nuancée). Dès lors, leur sort ne nous est jamais indifférent et cette empathie confirme définitivement le respect et la considération dont Bigelow et Mark Boal ont témoigné vis-à-vis des acteurs de ce drame (en dépit des reproches qui leur ont été adressés sur ce point). Le personnage de Larry Reed (Algee Smith), par exemple, est intéressant notamment de par la réflexion critique que lui inspire son « statut » à la fois de musicien noir jouant pour les blancs, et d’Afro-Américain maltraité par ces derniers (réflexion dont la portée dépasse ce seul individu).
Le scénario évite par ailleurs d’adopter un schéma trop manichéen. Il porte un regard compréhensif mais aussi critique sur les émeutiers, lorsqu’ils pillent et détruisent leurs propres quartiers ; il prend garde également de ne pas stigmatiser la police dans son ensemble, tout en évitant de laisser croire que les problèmes ne viendraient que de quelques individus déviants (les policiers de Détroit sont décrits, au cours du générique, comme globalement violents). Sur ces points également, le film trouve donc un certain équilibre, livrant au final un résultat certes spectaculaire, mais c’est un spectacle éprouvant, douloureux parfois, dans sa manière de rapprocher – tant que faire se peut – le spectateur de ce que ressentent les victimes du type de violence décrit ici ; et c’est en ce sens, me semble-t-il, un bel hommage qui est fait à ces dernières.
S'achevant sur une conclusion sans équivoque dont il est bien entendu impossible d'ignorer les résonances actuelles, Detroit est un film irréprochable dans son exécution (techniquement, le résultat est impressionnant) et qui est exempt des "fautes morales" que certains lui ont attribuées. En attestent à la fois le traitement des personnages (chaque individu compte, a une importance) et celui - réaliste et jamais superficiel ou complaisant - de la violence. On peut au passage se demander, fort ironiquement, si certaines critiques ne sont pas en partie liées à la couleur de peau de la réalisatrice, surtout quand un article (celui du journaliste Richard Brody, du New Yorker) évoque le "regard blanc" de cette dernière...
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