Film de Cheryl Dunye
Pays : États-Unis
Année de sortie : 1996
Scénario : Cheryl Dunye
Photographie : Michelle Crenshaw
Montage : Cheryl Dunye
Avec : Cheryl Dunye, Guinevere Turner, Valarie Walker, Lisa Marie Bronson, Cheryl Clarke, Irene Dunye, Camille Paglia
Ce jeudi 23 juin 2022 au cinéma Le Lincoln, quelques spectateurs chanceux, dont l’auteur de ces lignes, ont pu découvrir une perle méconnue du cinéma indépendant américain des années 90 : The Watermelon Woman, de Cheryl Dunye. Dans la salle, le plaisir de vision était palpable.
Synopsis du film
Cheryl (Cheryl Dunye), une Afro-Américaine travaillant dans un vidéo-club à Philadelphie avec son amie Tamara (Valarie Walker), veut devenir réalisatrice. Elle a déjà son sujet : les actrices noires dans les films américains des années 40-50. Elle s’intéresse en particulier à l’une d’entre elles, créditée sous le pseudonyme de « The Watermelon Woman ».
Tout en nouant une relation sentimentale avec une cliente du vidéo-club prénommée Diana (Guinevere Turner), Sheryl entreprend des recherches sur la mystérieuse « femme pastèque ». Au fil de son enquête, elle se découvre plusieurs points communs avec celle-ci…
Critique de The Watermelon Woman
The Watermelon Woman est le premier long métrage de fiction de Cheryl Dunye, et il s’agit d’un film rare et difficile à voir, aussi peut-on être reconnaissant au Champs-Élysées Film Festival de l’avoir inclus dans sa programmation cette année – on lui pardonne ainsi sans mal de se dérouler dans l’endroit le plus laid et superficiel de la capitale, cadre qui ne correspond en rien à la noble vocation de cet événement (promouvoir le cinéma indépendant américain et français).
Le film est considéré comme le premier long-métrage réalisé par une femme noire lesbienne « revendiquée ». Cette précision pourrait sembler superflue, sauf que ce fait est directement lié au sujet même de The Watermelon Woman, qui raconte comment une cinéaste en devenir, noire et homosexuelle, réfléchit à la place des femmes noires dans le cinéma américain, place encore très restreinte à l’époque. « Notre histoire n’a jamais été racontée », affirme la protagoniste du film, qui n’est autre que Cheryl Dunye elle-même.
L’histoire repose sur une mise en abîme : Dunye enquête sur une actrice Afro-Américaine des années 1930-40, créditée sous le pseudonyme « Watermelon Woman » (la femme pastèque). Elle la trouve belle, et est fascinée par son rôle (caricatural à souhait) de domestique noire travaillant pour une bourgeoise blanche dans un film méconnu intitulé Plantation Memories. Or l’investigation de Cheryl fait directement écho à sa propre condition dans la société.
C’est un sujet rare (surtout à l’époque) et passionnant, mais qui aurait pu donner un film revendicateur et didactique, plus proche d’un manifeste politique que d’une œuvre d’art. Sauf que Cheryl Dunye est de toute évidence une artiste, et une remarquable réalisatrice : The Watermelon Woman n’est pas « seulement » intéressant et novateur au niveau de sa thématique, c’est un film souvent très drôle, audacieux sur le plan formel, remarquablement bien écrit et interprété. On y perçoit une liberté créative d’autant plus appréciable qu’elle est maîtrisée de bout en bout ; ainsi, d’une scène à l’autre, on passe d’une image type « documentaire », proche du film amateur, à une image « cinéma » tandis que la réalisatrice n’hésite pas à couper parfois brutalement la fin d’une scène, tout en maintenant un rythme dynamique, entraînant, auquel contribue d’ailleurs une excellente BO. Il faut également relever une scène de sexe filmée avec beaucoup de sensualité et de délicatesse entre Cheryl et sa petite amie Diana (Guinevere Turner, qui coécrira un peu plus tard le scénario d’American Psycho).
Le scénario est intelligent, chaque personnage est bien croqué, et la réflexion sur les discriminations est d’autant plus percutante qu’elle est nuancée, puisque Tamara, l’amie de Cheryl, qui elle aussi est noire et lesbienne (et donc la cible de préjugés et du racisme), témoigne d’une attitude hostile envers une collègue, du simple fait qu’elle désapprouve son look grunge et ses piercings. Une manière de montrer que les idées préconçues et l’intolérance sont partout, à des degrés divers. On appréciera aussi la façon tout à fait spontanée, naturelle, épanouie dont est montrée l’homosexualité féminine dans le film.
The Watermelon Woman est aussi un bel exemple de film flirtant habilement à la lisière de la réalité et de la fiction, Dunye incarnant son propre « rôle » au même titre que la féministe et universitaire Camille Paglia (Moira Donegan, du journal The New Republic, affirma, sans doute à juste titre, que Paglia s’auto-parodie dans le film, en surjouant la théoricienne blanche narcissique s’appropriant la culture noire dans son propre intérêt
).
Pour toutes ces raisons, The Watermelon Woman se regarde avec un plaisir de chaque instant, et mérite clairement d’être davantage diffusé en France, tant il n’a pas pris une ride depuis sa sortie, tant sur le fonds que sur la forme. Surtout, il réussit ce qui est peut-être l’ambition principale de toute œuvre de fiction : allier l’intime à l’universel, le particulier au collectif. En effet, l’histoire de la « femme pastèque » est à la fois la sienne propre et le reflet d’un histoire plus large. On peut d’ailleurs en dire autant de la démarche de Dunye dans le film. C’est de cette double dimension que le film tire une grande partie de sa force et de sa profondeur.

The Watermelon Woman ne vaut pas que par que l'originalité de sa démarche et l'intelligence de son propos (ce qui constitue déjà deux belles qualités !) : il s'agit tout simplement d'un excellent film d'auteur (d'autrice ?), porté par le plaisir de raconter, de filmer, de rendre compte et de faire réfléchir. Si par hasard un cinéma de quartier le diffuse près de chez vous, courez-y ; sinon, sachez qu'il existe une édition DVD britannique, probablement sans sous-titres français ceci dit.
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