Film de Paul Schrader
Pays : États-Unis
Année de sortie : 2021
Scénario : Paul Schrader
Photographie : Alexander Dynan
Montage : Benjamin Rodriguez Jr.
Musique : Robert Levon Been
Avec : Oscar Isaac, Tiffany Haddish, Tye Sheridan, Willem Dafoe
William Tell: It was in prison I learned to count cards. What separates blackjack from other games is that it’s based on dependent events, meaning past affects the probability in the future.
William Tell (Oscar Isaac) dans The Card Counter
Avec The Card Counter, Paul Schrader explore à nouveau, après Taxi Driver ou encore Rolling Thunder, les conséquences de la guerre sur l’individu. Il le fait en l’occurrence avec une précision, un sens du récit et de la caractérisation qui forcent l’admiration.
Synopsis du film
William Tell (Oscar Isaac) est un joueur qui a appris à compter les cartes lors d’une longue peine effectuée au sein d’une prison militaire. Brillant mais discret, il ne flambe pas dans les casinos, se contentant de cumuler les mises raisonnables pour conserver son anonymat. Il refuse donc la proposition d’une certaine La Linda (Tiffany Haddish), consistant à participer à un grand tournoi de poker tout en étant sponsorisé par des investisseurs.
Un jour, Tell se rend à une convention sur le thème de la sécurité, où un certain John Gordo (Willem Dafoe) présente une conférence. Un jeune homme présent dans le public, Cirk Baufort (Tye Sheridan), interpelle William Tell au moment où celui-ci, visiblement perturbé, s’apprête à quitter la salle. Cirk lui laisse son nom et numéro de téléphone.
La nuit suivante, un cauchemar plonge William Tell dans les pages les plus sombres de son passé. Le lendemain, il décide d’appeler le jeune homme rencontré la veille.
Pour Tell, c’est le début de la fin d’un quotidien calme, prévisible et réglé…
Critique de The Card Counter
Avant de réaliser son premier long métrage (Blue Collar) en 1978, Paul Schrader a écrit (ou co-écrit) 4 scénarios portés à l’écran par divers réalisateurs ; sur ces 4 scénarios, deux d’entre eux abordent, de façon plus ou moins directe et explicite, l’impact de la guerre sur l’individu : le célèbre Taxi Driver de Martin Scorsese et Rolling Thunder de John Flynn.
The Card Counter s’inscrit dans cette veine des films de Schrader hantés par les horreurs de la guerre, en l’occurrence celle menée par les États-Unis en Irak (la seconde, celle de 2001, basée, comme on l’a toujours su, sur un tissu de mensonges). Le film se penche plus particulièrement sur la pratique de la torture par des militaires américains dans la prison d’Abou Ghraib (au sein de laquelle est probablement née l’organisation terroriste État islamique).
Pour écrire un personnage au lourd passif tel que celui incarné, avec brio, par Oscar Isaac dans The Card Counter, on peut en faire des tonnes (caméra nerveuse ; anti-héros alcoolique à la mine défaite ; surenchère dans le glauque) ou au contraire choisir la voie de l’épure et de la sobriété ; jouer intelligemment sur des effets de contraste ; esquiver les redondances et les pléonasmes. Ainsi, le film est principalement composé de plans fixes, ordonnés et limpides, tandis qu’Isaac incarne un joueur de cartes élégant, discret, digne et peu bavard, évoluant dans les décors aseptisés des casinos. Sous cette surface calme vibre sourdement une horreur indicible qui habite chaque moment du film sans jamais que la réalisation, ni le jeu des acteurs, ne viennent artificiellement l’évoquer.
Le scénario de Paul Schrader est ce qu’on appelle outre-Atlantique un « character study » (une étude de caractère), exactement comme Taxi Driver. C’est en effet l’intériorité du protagoniste qui est le principal moteur du récit, et non des événements extérieurs (ceux-ci ont précisément pour fonction de stimuler les conflits, les névroses et les désirs du personnage). Une voix-off, remarquablement bien écrite, nous livre régulièrement les pensées de William Tell, ce samouraï des tapis verts
comme l’a justement baptisé Le Monde dans sa critique, qui recouvre les meubles des chambres d’hôtel de draps blancs, symboles du monde lisse, répétitif, propre et monotone dans lequel il préserve un précaire équilibre psychique.
La construction est habile : on découvre le sujet central du film, et sa connexion directe avec les pages les plus sombres de l’histoire américaine récente, après une mise en place qui ne laissait rien soupçonner de tel (We’re just going to tell you how people play cards ; then boom, we’re in Abu Ghraib
, comme l’a dit Schrader lui-même dans une interview). Le procédé évoque d’ailleurs une carte soudainement retournée, révélant une figure inattendue.
Le motif du jeu de cartes (dont le scénario prend soin de nous expliquer précisément les règles, dans une démarche dite « bressonnienne » ; Bresson était d’ailleurs l’une des sources d’inspiration de Taxi Driver) n’est bien sûr pas anodin. D’une part la pratique nécessite un calme et une méthode qui constituent, pour Tell, sans doute une manière de garder le contrôle de lui-même (quand il aurait toutes les raisons de sombrer dans la violence et la dépression) ; ensuite le jeu de cartes est un symbole récurrent du hasard et du destin (Paul Auster l’avait admirablement bien utilisé dans son roman La Musique du hasard), dont le film illustre l’ironie souvent cruelle (c’est au fil d’une démarche pourtant rédemptrice et constructive que Tell va se retrouver confronté à ses démons ; un schéma fataliste typique d’un certain cinéma noir). La description du black jack par Tell renvoie d’ailleurs en partie à une possible métaphore de l’existence humaine sous un angle sinon tragique, du moins déterministe (past affects the probability in the future
). Schrader glisse en outre dans le film un « personnage symbole », à savoir ce joueur de poker qui scande « USA, USA » à chaque victoire, et qui représente un patriotisme stupide et ignorant.
Mais The Card Counter n’est pas que le portrait nuancé et complexe d’un citoyen américain sacrifié par son propre pays (qui n’est d’ailleurs pas présenté comme une « simple » victime de l’histoire : j’avais ça en moi
, confie avec honnêteté le personnage en parlant de la violence), c’est aussi une touchante histoire d’amour, comme Paul Schrader en raconte plutôt rarement. La comédienne Tiffany Haddish apporte, à travers son personnage d’intermédiaire entre joueurs et investisseurs (plus drôle et attachante que cynique), une belle luminosité à ce film hanté, écrit, interprété et filmé avec une précision d’orfèvre. On notera par ailleurs la musique planante, introspective et atmosphérique composée pour The Card Counter par Robert Levon Been, membre du groupe Black Rebel Motorcycle Club.
The Card Player dresse le portrait subtil d'un personnage profondément singulier tout en étant le miroir d'une dérive collective terrifiante et scandaleuse. En d'autres termes, Schrader parvient dans son récit à conjuguer l'unique et l'universel, grâce à la précision de son écriture, à une réalisation magnifiquement épurée et à un remarquable trio de comédiens, dont un Oscar Isaac impressionnant de retenue. Peut-être le plus grand film de Schrader comme réalisateur, et l'un de ses meilleurs scénarios.
Aucun commentaire