En 2005, la comédienne française Simone Simon s’éteignait dans son appartement parisien, et l’événement ne faisait pas grand bruit. La faute, il est vrai, à une filmographie un peu irrégulière, ancrée dans des années 30 et 40 déjà lointaines. Elle a pourtant tourné avec d’illustres metteurs en scène dont Jean Renoir, Jacques Tourneur, Robert Wise et Max Ophüls, contribuant à au moins trois grands classiques du cinéma : La Bête humaine, La Féline et Le Plaisir. À titre personnel, elle occupe une place de choix dans ma mémoire de spectateur, ce pourquoi j’ai voulu lui rendre hommage, tout en réfléchissant à un possible rapport entre certains de ses rôles et son propre parcours.
De l’admiration de Renoir aux critiques puritaines
Il y a des acteurs qui, pour différentes raisons, ne parviennent pas à asseoir une carrière sur la durée. Leur visage est associé à un ou deux films importants, voire cultes, mais un parcours trop inégal, trop irrégulier fait que la majorité du grand public prendra un air perplexe en entendant prononcer leur nom. Les autres, ceux chez qui ce même nom produira un certain écho, auront quant à eux des yeux rêveurs et admiratifs.
Le nom de Simone Simon est ceci dit très loin d’être inconnu ; mais le fait est que la disparition de cette comédienne en 2005 – à l’âge de 93 ans –, si elle a fait l’objet d’articles dans plusieurs grands quotidiens (dont Le Monde et Le Nouvel Observateur), n’a pas provoqué, autant que je me souvienne du moins, un fort écho médiatique.

Drôle de nom, d’ailleurs. Il est composé de la version féminine et masculine du même prénom, et ce détail évoque une dualité qui est, coïncidence intrigante, au cœur de son plus grand rôle au cinéma : celui d’Irena dans La Féline, de Jacques Tourneur. Quelques années auparavant, Simone Simon avait partagé l’affiche de La Bête humaine, sombre et beau film de Jean Renoir (d’après le roman d’Émile Zola), avec Jean Gabin. On citera, parmi les autres joyaux de sa filmographie, deux films de Max Ophüls, La Ronde et Le Plaisir.
Il serait cependant injuste de jeter le reste aux oubliettes, puisque sa carrière en dents de scie comprend également deux films de Robert Wise (La Malédiction des hommes-chats, suite plutôt intéressante de La Féline, et Mademoiselle Fifi, adapté, comme Le Plaisir, de Maupassant), quatre films de Marc Allégret et même un film de Maurice Tourneur, le père de Jacques. (Qui sait, c’est peut-être ce dernier qui avait soufflé à son fils l’idée d’engager Simone Simon sur La Féline, mais cela semble toutefois peu probable : ils n’entretenaient a priori pas de très bons rapports.)

Le talent de Simone Simon ne faisait pas l’unanimité. Renoir l’appréciait beaucoup ; il la comparait à une chatte, une vraie chatte avec un poil bien soyeux qu’on a envie de caresser
. Le célèbre réalisateur n’était pas le seul à voir chez Simone Simon un côté félin, un mélange de douceur et de malice : sa présence dans La Féline indique qu’elle inspirait le même sentiment à Jacques Tourneur et au producteur Val Lewton, tandis qu’en France, on la qualifiait de sauvage tendre
.
Son joli minois, remarqué par le réalisateur russe Victor Tourjansky au café de la Paix à Paris (en 1931, elle avait alors vingt ans), mais aussi sa liberté assumée ne suscita pas que de l’admiration. Pour certains, sa présence à l’écran était avant tout affaire de charme, plus que de talent. Son jeu, de leur point de vue, était trop limité. Peut-être l’était-il d’ailleurs, mais cela n’a pas beaucoup importance : tous les bons comédiens n’ont pas une large palette, de même que tous les grands chanteurs n’ont pas une large tessiture vocale. Mais quand ils tiennent la bonne note, sur la bonne octave, c’est très beau – on serait bête, alors, de leur reprocher leurs supposées limites.

La vie privée de Simone Simon produisit parfois plus d’échos que sa carrière au cinéma, d’autant plus qu’elle a travaillé pendant plusieurs années dans l’Amérique très puritaine des années 30. Même en France, lesdites « frasques » de cette femme aux conquêtes multiples, qui ne se fit jamais mettre la bague au doigt, a sans doute fait jaser nombre de ses concitoyens et concitoyennes. C’est que les conquêtes en question étaient souvent célèbres, à l’image de l’espion Duško Popov, qui inspira Ian Fleming pour la création de James Bond. Précisons toutefois que la vie intime de Simone Simon fit l’objet de rumeurs propagées par une secrétaire visiblement revancharde. Difficile dans ces conditions de séparer le vrai du faux, entreprise délicate à laquelle je ne me livrerai pas ici ; après tout, Simone Simon emmenait qui elle voulait dans son lit, et tout cela ne nous regarde guère !
Simone Simon et Irena : des échos troublants
En ce qui me concerne, j’ai découvert Simone Simon vers l’âge de douze ou treize ans, en regardant La Féline en VHS, seul chez mes parents, lors d’une fin d’après-midi de printemps. Je l’ai trouvée superbe dans le rôle, et j’ai par ailleurs adoré le film. Quand on est un jeune adolescent, je suppose que notre rapport à l’art est, le plus souvent du moins, davantage basé sur l’émotion, l’intuition et la sensation que sur une approche plus analytique et intellectuelle. Je ne m’étais donc pas intéressé aux sous-textes du film de Tourneur ; mais son parfum de mystère, et le personnage féminin à la fois sensuel, doux, vulnérable et dangereux qu’il met en scène, avait grandement stimulé mon imagination.
Entre temps, j’ai réfléchi davantage à ce que ce film peut bien nous raconter, et j’y vois désormais une correspondance avec la vie de Simone Simon (j’entends sa vie telle qu’elle a été évoquée dans les écrits à son sujet : il serait évidemment présomptueux d’affirmer la connaître sous un autre angle).
La Féline raconte l’histoire d’une étrangère (Irena, la protagoniste, est d’origine serbe) qui cherche à adopter les codes de la société qui l’entoure (celle de l’Amérique du début des années 40) ; des codes sociaux contraignants, en particulier pour les femmes. La transformation d’Irena en panthère peut être vue comme l’expression ultime de ce conflit, de cette incompatibilité. La culture mais aussi l’intensité du personnage ne correspondent en effet pas aux standards d’une Amérique puritaine et paternaliste, et le désir ardent qu’Irena a de s’intégrer dans ce pays d’accueil reste insatisfait.

À ses yeux et à ceux de son entourage, elle est donc une anomalie – un monstre. Un métamorphe, plus exactement, tandis que la panthère symbolise un côté « sauvage » ; sauvage en opposition à « docile ». Or en France, Simone Simon était qualifiée, comme précisé ci-avant, de « sauvage tendre », tandis que certains se plaisaient à dire qu’elle avait plus d’amants que de bons films à son compteur. Aux États-Unis, elle était perçue par certains comme une petite française volage qu’on trouvait trop libre. Comme Irena, elle était une étrangère en ce pays. Notons enfin que Simone Simon avait commencé sa carrière comme dessinatrice de mode : c’est précisément le métier d’Irena !
Oui, décidément, le rôle d’Irena était fait pour elle, et c’est peut-être pour cela qu’elle est si convaincante, si magnétique même dans le film de Tourneur (qui, rappelons-le, est tout simplement l’un des films les plus influents de l’histoire du cinéma fantastique).
Dans La Bête humaine, Simon incarne une femme certes manipulatrice, mais victime de la violence des hommes – celle, tout à fait consciente, de son mari et celle, refoulée, du personnage joué par Gabin, un honnête homme hanté par l’alcoolisme et la brutalité de ses ancêtres masculins.

Il est souvent admis que ces deux rôles sont les plus emblématiques de la carrière de Simone Simon, et j’observe qu’ils ont tout deux en commun de mettre en scène une féminité complexe, malmenée et mal comprise par la société. Si je devais choisir entre ces deux films, mon cœur pencherait clairement du côté de La Féline, ne serait-ce qu’en souvenir de ce lointain après-midi où les fascinants jeux d’ombre de Tourneur et le regard tourmenté d’une femme aux cheveux noirs ont à jamais marqué ma mémoire.
Pour cette raison, je serai toujours reconnaissant envers cette comédienne souvent oubliée, mais si précieuse pour celles et ceux qui s’en souviennent.
5 commentaires
Bel hommage. Petite précision, je crois que la dernière image est en rapport avec La Bête humaine et non La Féline — ou alors il y a des scènes coupées dont je n’ai pas connaissance ! 🙂
Vous avez parfaitement raison ! Je corrige. Merci !
Merci pour cet hommage que j’ai lu à sa petite cousine ! Et qui en était émue !
Merci à vous pour ce commentaire, qui m’émeut également !
auriez-vous d’autres photos, des extraits de films et ou chansons ? Car sa cousine (a eu 93 ans le 17 janvier) n’a malheureusement rien et je pourrais lui imprimer lui montrer, ça lui ferait un beau cadeau. Je lui ai déjà mis la bête humaine et les quelques chansons qu’on trouve sur you tube mais y en a pas tant que ça. Merci d’avance