Film de Marlon Brando
Année de sortie : 1961
Pays : États-Unis
Titre original : One-Eyed Jacks
Scénario : Guy Trosper et Calder Willingham ; non crédités : Sam Peckinpah et Rod Serling ; d’après le roman The Authentic Death of Hendry Jones de Charles Neider
Photographie : Charles Lang
Montage : Archie Marshek et Jack H. Lippiatt
Musique : Hugo Friedhofer
Avec : Marlon Brando, Karl Malden, Katy Jurado, Pina Pellicer, Ben Johnson
La Vengeance aux deux visages est un western bancal mais intense et singulier, qui orchestre une vengeance œdipienne sur fond de somptueux paysages californiens.
Synopsis du film
Rio (Marlon Brando) et son mentor Dad Longworth (Karl Malden) sont deux hors-la-loi sévissant au Mexique. Un jour, après le braquage d’une banque, ils sont traqués par la police locale et se retrouvent isolés dans les montagnes, sans montures. Ils décident que l’un d’eux doit aller chercher deux chevaux, puis revenir.
Ils tirent au sort, et c’est Dad qui gagne. Celui-ci trouve bien des chevaux dans une petite ferme à proximité, mais prend néanmoins la décision de s’enfuir de son côté, et Rio se fait donc arrêter.
Cinq ans plus tard, Rio s’évade de prison avec une idée en tête : se venger de son ancien complice…
Critique de La Vengeance aux deux visages
La Vengeance aux deux visages est une singularité cinématographique, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de l’unique film de Marlon Brando en tant que réalisateur. Mais comme l’explique très bien Martin Scorsese dans son introduction consacrée au film, ce n’est pas la seule raison qui fait qu’on peut bel et bien parler de film unique, atypique. Nous avons là, en effet, un western étonnant, quelque part entre le western classique et quelque chose de plus moderne, de plus graphique aussi dans le traitement de la violence, qui préfigure d’une certaine façon, quoiqu’assez timidement, l’ère du Nouvel Hollywood.
Je dis timidement car on ne peut pas vraiment associer ce film à un mouvement artistique ou à une évolution nette et identifiable du cinéma américain : La Vengeance aux deux visages n’évoque que vaguement le virage abrupt, et majestueux, qu’Arthur Penn exécutera quelques années plus tard en tournant Bonnie and Clyde. C’est une œuvre un peu hybride, personnelle aussi. Il semble assez évident que Brando a voulu ici exprimer le plus librement possible sa propre inspiration, quitte à tâtonner beaucoup, puisqu’on évoque une version initiale beaucoup plus longue (meilleure ?) que celle étant finalement sortie sur les écrans.
Il faut aussi rappeler que Brando n’a guère eu le temps de se préparer au tournage, en tout cas au poste de réalisateur puisque celui-ci devait initialement être tenu par un Stanley Kubrick ayant quitté le navire tardivement, a priori en raison d’un désaccord avec le comédien (il existe plusieurs versions distinctes, évoquées dans cet article).

L’histoire, adaptée très librement d’un roman de Charles Neider lui-même inspiré de la vie de Billy the Kid (The Authentic Death of Hendry Jones), est une variation sur le thème de la trahison et de la vengeance, thèmes qu’on pourrait qualifier, encore que cela soit évidemment réducteur, de shakespeariens – et d’ailleurs, il y a une certaine théâtralité non pas dans la diction de Brando mais dans ses poses très étudiées, lesquelles visent sans doute à rapprocher son personnage d’une figure dramatique plus ample et évocatrice, en quelques sortes, que les contours d’un individu précis.
Le récit, d’ailleurs, semble aussi emprunter à la mythologie, de par sa dimension œdipienne (et donc freudienne, par extension) ; il oppose en effet deux amis dont l’un (Dad Longworth, joué par Karl Malden) représente une figure de père pour l’autre, pour trois raisons : d’abord il est plus âgé ; ensuite il a recueilli Rio (Brando) alors que celui-ci était assez jeune et désemparé ; et enfin, surtout pourrait-on dire, il s’appelle… Dad (littéralement « papa »).
La Vengeance aux deux visages, c’est donc, résumé grossièrement, l’histoire d’un homme relativement jeune qui veut « tuer le père » et à travers lui, une certaine image de la masculinité – cette dernière n’étant pas, dans le film, dépeinte de façon flatteuse : les hommes boivent ; maltraitent ou trompent les femmes ; se tirent dessus à la moindre occasion… Le personnage de Rio est habité par cette violence et d’ailleurs, c’est l’archétype d’un bonimenteur et d’un séducteur sans scrupules, tandis que le désir de vengeance le ronge au point que tout autre projet de vie lui est presque inaccessible.
À l’inverse, les personnages féminins sont beaucoup plus éclairés ; c’est vrai pour Louisa (Pina Pellicer) et Maria Longworth (Katy Jurado) mais aussi pour la plupart des femmes que l’on croise dans le film. À leur contact, et en particulier à celui de Louisa, Rio se transforme peu à peu et devient un homme meilleur. Le film ne reprend donc pas le schéma de l’homme protecteur et de la femme en détresse qu’on retrouve dans certains westerns antérieurs ; l’homme ne protège que lui-même et la femme est un guide davantage qu’une victime.

Au niveau formel, La Vengeance aux deux visages témoigne de l’assez grande ambition de son réalisateur. Le film, superbement photographié (par Charles Lang), flatte le regard, d’autant que les personnages évoluent dans des décors naturels splendides, inhabituels pour un western : la région de Monterey, et sa splendide cote bordant l’océan, offre en effet au récit un cadre idéal, dont Brando souligne habilement les correspondances avec les thématiques du film. Par exemple, les vagues qui déferlent en arrière-plan font implicitement écho aux tourments, à la passion et à la colère ressenties par Rio et si la métaphore est évidente, elle est diablement efficace sur le plan de l’esthétique.
Parmi les moments particulièrement forts, on citera une scène de fouet s’achevant par une blessure à la main qui peut évoquer le très beau L’Homme de la plaine, d’Anthony Mann, dans lequel James Stewart est blessé au même endroit. Cette scène de « châtiment corporel », administré par Dad à Rio, vient d’ailleurs à nouveau souligner le rapport père/fils implicite qu’entretiennent ces deux personnages.
D’autres moments frisent parfois une certaine mièvrerie, impression peut-être renforcée par la partition certes correcte, mais un peu ronflante et conventionnelle composée par Hugo Friedhofer. Cette impression est cependant contrebalancée par des personnages féminins forts, servis par des comédiennes talentueuses ; aussi dans l’ensemble, les scènes d’intimité entre Rio et Louisa fonctionnent plutôt bien.

On a donc ici une force, un lyrisme, une beauté visuelle qui procurent une expérience intense malheureusement altérée par un découpage probablement malmené par la production. La vision du film donne l’impression nette qu’il manque des séquences, non pas nécessaires à sa compréhension (tout est très clair) mais à son atmosphère et à sa progression dramatique.
Le résultat, s’il est séduisant, est donc aussi bancal : on y sent autant le désir et la méticulosité d’un réalisateur passionné (épuisé, aussi, de son propre aveu, par l’expérience, qu’il ne réitéra d’ailleurs jamais) que le poids de concessions forcées et de renoncements contraints. Les producteurs se sont peut-être montrés dubitatifs face à un premier montage qui devait davantage ressembler à une longue fable contemplative qu’à un western d’aventures cochant toutes les conventions du genre. Par ailleurs, la multiplication des scénaristes (dont Sam Peckinpah) et une préproduction visiblement chaotique n’ont probablement pas favorisé la cohérence de l’ensemble.
La vision de La Vengeance aux deux visages est donc en partie frustrante, mais on aurait tort de s’en priver pour autant, surtout que la récente restauration dont le film a fait l’objet (sous la houlette de Scorsese et de Spielberg, il y a pire comme parrains) rend pleinement justice à sa beauté visuelle.
La Vengeance aux deux visages est un western lyrique, un récit de vengeance aux accents shakespeariens et œdipiens servi par des qualités esthétiques évidentes et par des comédiens inspirés mais desservi, d’un autre côté, par une préparation bancale et un montage boiteux.
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