Film de Claude Chabrol
Année de sortie : 2000
Pays d’origine : France
Scénario : Caroline Eliacheff et Claude Chabrol, d’après le roman de Charlotte Armstrong, The Chocolate Cobweb
Photographie : Renato Berta
Montage : Monique Fardoulis
Musique : Matthieu Chabrol
Avec : Anna Mouglalis, Isabelle Huppert, Jacques Dutronc, Rodolphe Pauly, Brigitte Catillon, Lydia Andrei.
Une femme : Mika, je te connais comme si je t’avais faite.
Mika : Mais personne ne m’a faite, mon chérie.
D’une précision et d’une justesse remarquables, aussi bien dans sa mise en scène que dans son interprétation, Merci pour le chocolat est un grand Chabrol.
Synopsis de Merci pour le chocolat
André Polonski (Jacques Dutronc), illustre pianiste, se remarie avec Marie-Claire Muller (Isabelle Huppert), qu’il avait précédemment quittée pour une autre femme – Lisbeth (Lydia Andrei) -, morte lors d’un accident de voiture.
Marie-Claire, surnommée Mika, dirige une entreprise de chocolat suisse, héritée de son père adoptif. Le couple vit avec le fils d’André et de Lisbeth, Guillaume (Rodolphe Pauly), dans une villa à Lausanne.
Jeanne (Anna Mouglalis), jeune pianiste prometteuse, apprend par hasard qu’il y a eu un quiproquo lors de sa naissance : elle et Guillaume, nés le même jour, auraient été échangés. Sa mère Louise (Brigitte Catillon) a beau lui assurer que la situation avait été résolue presque aussitôt, Jeanne, perturbée mais surtout envoutée par ce lien inattendu avec un pianiste qu’elle admire, décide de rendre visite à la famille Polonski.
Si sa complicité avec André est immédiate, la personnalité et l’attitude étranges de Mika la laisse, en revanche, perplexe…
Critique du film
Que répondez-vous aux gens qui prétendent que Claude Chabrol n’a plus fait de bon film depuis 1995 (date de sortie de La Cérémonie) ?
Que ce sont des cons ! Vous êtes des cons !
, avait répondu le réalisateur, avec son humour habituel, dans la « boîte à questions » du talk-show Le Grand Journal. Force est de reconnaître que Merci pour le chocolat fait partie des films qui ébranleraient la thèse douteuse évoquée ci-dessus : s’il pourra bien sûr ne pas toucher, pour diverses raisons, tel ou tel spectateur, il est difficile de lui reprocher quoi que ce soit sur le plan formel.
Le film, basé sur un roman de Charlotte Armstrong, comporte tous les ingrédients du Chabrol type : le milieu bourgeois ; les histoires familiales plus ou moins tordues ; l’ambiguïté ; les mensonges ; le mystère… Mais c’est avant tout une variation autour du mal qui, comme souvent chez l’auteur de La Demoiselle d’honneur et du Boucher, se présente sous un visage énigmatique, troublant et humain.
Le récit utilise la figure classique de l’intrus : un personnage arrive dans un environnement jusqu’alors calme et ordonné, puis bouleverse et questionne les apparences – évidemment trompeuses – qui régnaient au sein de ce même environnement. Dans Merci pour le chocolat, c’est la jeune pianiste interprétée par Anna Mouglalis (dont c’était l’un des tout premiers rôles au cinéma) qui incarne cet élément perturbateur.
Le début de Merci pour le chocolat est un modèle de construction : le film s’ouvre sur un gros plan sur le visage d’Isabelle Huppert (un parti pris logique, vu son influence et son importance au sein de l’histoire) ; puis, passée une scène de mariage, viennent les plans sur un bateau naviguant sur le fameux lac Léman (le film se passe à Lausanne), tandis que le générique défile. Apparaissant d’abord au loin, le bateau est ensuite montré de profil, puis en arrière plan tandis que la caméra cadre la mère de Jeanne (Brigitte Catillon), assise dans un café. Étant donné qu’il n’existe aucun lien apparent entre ce bateau et les personnages du film, il est quasiment certain que Claude Chabrol l’a utilisé pour la symbolique qu’il représente : un bateau, c’est l’idée d’un voyage, d’un retour ; or le parallèle avec l’histoire est évident puisque les personnages de Merci pour le chocolat vont tous se retourner vers leur passé.
La réalisation de Claude Chabrol n’est pas de celles dont on peut aisément remarquer les effets. Totalement dénuée d’artifices, elle reflète une simplicité aussi trompeuse que les apparences bourgeoises qu’il aimait tant filmer. En réalité, la position de la caméra et ses mouvements étaient soigneusement pensés et calculés en fonction de l’impression que le cinéaste voulait communiquer dans chaque séquence. En l’occurrence, il s’efforce ici de souligner les bouleversements liés à l’arrivée de Jeanne dans la famille Polonski par de subtils choix de mise en scène.
Par exemple, lorsque Jeanne rejoint Guillaume (Rodolphe Pauly) dans la cuisine après que celui-ci ait été ébouillanté du fait d’une « maladresse » de sa belle-mère Mika, la caméra est volontairement inclinée, avant de redevenir « droite », comme initialement (avant l’arrivée de Jeanne). Ce déséquilibre suggéré par la position intermédiaire (inclinée) de la caméra symbolise l’élément perturbateur que représente, comme nous l’indiquions tout à l’heure, le personnage de Jeanne.

Une des scènes clé du film : le premier regard entre Jeanne (Anna Mouglalis) et Mika (Isabelle Huppert) à travers une vitre/miroir très symbolique.
Il existe de nombreux autres plans tout aussi significatifs. Ils se font parfois écho les uns les autres : ainsi le premier regard entre Jeanne et Mika a lieu à travers une vitre, qui prend ici une dimension symbolique (le miroir renvoie à l’idée du temps). Plus tard, lorsque Mika s’approche du tableau de Lisbeth (voir l’image en haut de l’article), celui-ci évoque clairement le plan sur le visage de Mouglalis (voir la photo ci-dessus).
La façon dont Claude Chabrol filme le personnage de Mika dans Merci pour le chocolat est révélatrice. Il la cadre souvent en arrière plan : dans la scène où Jeanne explique la raison de sa venue à André Polonski, Mika apparaît derrière le visage, filmé en gros plan, de la jeune femme ; plus tard, tandis qu’André (Jacques Dutronc) et Jeanne jouent au piano, on l’aperçoit passer d’une pièce à l’autre. À chaque fois, l’objectif est de souligner son (inquiétante) omniprésence. À d’autres moments, la caméra se resserre uniquement sur elle – et sur le mystère qu’elle représente.
Car comme toujours, Claude Chabrol montre, suggère, illustre, mais jamais – ou très rarement – n’explicite quoi que ce soit. Tout juste dessine-t-il quelques pistes qui, au fond, débouchent sur ce qui restera en partie une énigme. C’est ce qui fait le charme de plusieurs de ses films : la mécanique est parfaitement bien réglée ; tout est d’une grande cohérence ; les images sont aussi justes, et nuancées, que le jeu de piano d’André Polonski et de sa brillante élève – et il y a en même temps toujours un petit quelque chose qui nous échappe, qu’on ne peut pas expliquer totalement, et qui résonne encore après le visionnage du film.
Si cette sensation est aussi perceptible ici, c’est aussi grâce à la composition remarquable d’Isabelle Huppert (dont c’était alors la sixième collaboration avec Claude Chabrol). Les comédiens qui l’entourent, dont Anna Mouglalis et Jacques Dutronc, sont très loin de démériter. Mouglalis confiera d’ailleurs à propos du tournage une anecdote intéressante : Plutôt que de diriger les acteurs, il (Claude Chabrol) aimait les mettre face à face et les laisser mariner. […] Un jour, par exemple, il me semblait avoir eu une intonation très fausse, presque absurde. J’ai dit à Chabrol que je voulais refaire la prise en lui expliquant que j’avais parlé faux. Il m’a répondu que j’avais eu, au contraire, une intonation rare
.
Voilà tout l’art de Claude Chabrol : saisir les dissonances, les notes singulières qui donnent à ses films, mais aussi à l’existence, leur discrète mais profonde étrangeté.
À l'image des compositions de Liszt et de Malher qu'on entend à plusieurs reprises dans le film, Merci pour le chocolat est un film d'une précision et d'une élégance rares, qui se classe parmi les plus raffinés de son auteur.
Un commentaire
Plutôt que ses œuvres « réalistes », satires convenues d’un milieu convenu, on peut grandement préférer le troublant et méconnu « Alice ou la dernière fugue » – titre lynchien en diable – et pas seulement pour Sylvia Kristel…